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Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Un site de l’Association des Amis d’Alain  pour lire et découvrir le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951).

Le sommeil est notre premier besoin

Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l’homme se nourrirait sans peine, n’ayant qu’à cueillir ; mais rien ne le dispensera de dormir ; si fort et si audacieux qu’il soit, il sera sans perception, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie à peu près. Il est donc probable que ses premières inquiétudes lui vinrent de ce besoin là ; il organisa le sommeil et la veille : les uns montèrent la garde pendant que les autres dormaient ; telle fut la première esquisse de la cité. La cité fut militaire avant d’être économique. Ces sauvages, dont vous parlez, avaient à se défendre contre leurs voisins, contre les fauves, contre les serpents. Je crois que la Société est fille de la peur, et non pas de la faim. Bien mieux, je dirais que le premier effet de la faim a dû être de disperser les hommes plutôt que de les rassembler, tous allant chercher leur nourriture justement dans les régions les moins explorées. Seulement, tandis que le désir les dispersait, la peur les rassemblait. Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes. Mais le soir ils sentaient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois.

Politique de la nuit : politique du sommeil et de la peur. Jamais le prochain n’est aussi proche, jamais le lointain aussi lointain, que dans cette obscurité qu’on ne peut vaincre et qui revient toujours. En même temps qu’elle nous ouvre à l’univers (« L’homme n’a pu voir loin et réellement au-delà de sa planète que la nuit; car le jour est comme une claire coupole, sans mystère aucun »), la nuit replie en quelque sorte l’humanité sur elle-même, par la veille nécessaire de certains pendant que d’autres dorment. C’est parce que l’individu est faible qu’il a besoin du groupe; et tous sont faibles, même les plus forts, lorsqu’ils dorment. Il faut donc organiser la surveillance, la garde, la relève. L’ordre est la première vertu de la nuit, et la première condition de la cité.

Ainsi, c’est la nuit qui rassemble et qui impose un ordre. Ordre de fait, non de droit. Ordre nécessaire, non juste. Militaire, plutôt que militant. Si l’on mettait la garde de nuit au premier rang des problèmes humains, on apercevrait que les premières institutions furent politiques, et parmi les politiques, militaires, enfin, parmi les militaires, de défense et de surveillance. Police, politique, c’est d’abord la même chose, et pendant longtemps. La défense, ou police, c’est l’ordre même; et le principe de la défense est qu’il faut d’abord vivre; c’est un principe animal. On s’étonne que les raisonnements se cassent le nez ici; on s’étonnerait moins si l’on apercevait que c’est la peur et la rumeur de peur qui règlent ces choses. Au fond, c’est le besoin de dormir qui porte la défense; et le besoin de dormir n’entend pas raison.

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