Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le philosophe Alain et l’écologie

Les constructeurs - 1950 - Fernand Léger (1881-1955)

par Jean-Michel Muglioni

 

Produire pour quoi ? Produire pour qui ? Est-ce qu’il n’y a pas assez de produits ? Et s’il n’y en a pas assez, pourquoi tous ces travaux de luxe ? Pourquoi ces avions ? Pourquoi ces automobiles au large dos ? Pourquoi cette folle vitesse ? Pourquoi tant de puissance aux mains de cet homme ennuyé ? Pourquoi ces trains de luxe, et cet écouteur de Radio sur la tête encore ?

Alain, Propos d’économique, XXIV, 1er avril 1930

 

Alain, né en 1868, a connu, enfant, un monde paysan proche de ce qu’il était aux siècles précédents. Il vu sa métamorphose, l’apparition de la voiture, de l’avion, du téléphone, de l’électricité. Paul Valéry, dans Regards sur le monde actuel[1], notait en 1930 que si l’immense transformation du monde à laquelle il assistait se poursuit (et elle s’est poursuivie au-delà peut-être de ce qu’il pouvait prévoir), alors l’humanité et ses modes de vie seraient à ce point transformés que nous n’aurions plus la moindre idée de ce qu’ils étaient pour nos proches ancêtres. Ils nous sont en effet devenus aussi étrangers que ceux de l’homme de la préhistoire. Cette métamorphose économique et technique, Alain a montré quels en étaient les enjeux.

Dans Les aventures de Télémaque Fénelon oppose à la course au luxe de la France de Louis XIV la mesure et la sagesse d’une politique seulement soucieuse du bien-être d’un peuple dont les désirs sont limités aux besoins naturels : de même Alain oppose une vie agricole simple à la folie de la croissance (ce n’est pas le terme qu’il emploie) qu’il a vu s’emparer de l’Europe et du monde, jusqu’à s’exacerber dans la première guerre mondiale. Ce serait un contresens de croire qu’il demeure prisonnier d’une représentation archaïque et romantique d’un temps heureux de la paysannerie qui n’a jamais existé. L’image d’un monde où l’économie est réglée par les seuls besoins élémentaires permet de prendre conscience des conséquences de l’extraordinaire développement de nos techniques et de notre industrie. Le monde est totalement transformé. Nous sommes lancés dans une course sans fin où nos désirs s’accroissent au fur et à mesure que nous disposons de plus de moyens pour les satisfaire. Croira-t-on que le but de cette croissance est le bien-être des peuples ? Les États sont obsédés par l’accroissement de leur puissance : le développement économique est d’abord un effort de guerre. De là par exemple les diatribes d’Alain contre la vitesse, qui est d’abord une arme :

La vitesse est une arme de guerre. […] la vitesse ne sert point. Le bien commun n’en est pas augmenté. […] L’avion n’est qu’un moyen de guerre, même dans la paix. Par ce moyen j’arrive avant le concurrent pour conclure une affaire ; ou bien j’expédie des marchandises qui seront sur le marché avant les siennes. 10 mars 1927

 

Crali, Tullio (1910 - 2000): Missione Aerea, 1935
Crali, Tullio (1910 – 2000): Missione Aerea, 1935

 

Alain ne croit pas que le progrès technique par lui-même enrichisse réellement l’humanité et la libère de l’oppression. Il a pris conscience de ce que nous appelons aujourd’hui l’impact écologique de ces progrès, dont il n’ignore pourtant pas en quoi ils sont admirables, ni quels trésors d’intelligence et quelles heures de travail ils supposent. Produire est devenu une obsession.

…produire n’est pas une fin ; c’est une vie humaine pour tous qui est la fin ; c’est l’individu libre qui est la fin. 2 mai 1931

La folie de la croissance ne peut en fin de compte que dévorer les réserves d’énergie sur lesquelles il faut sans cesse tirer,

 Il y a aussi dans la nature d’autres réserves d’énergie qui ne sont pas inépuisables ; telles sont les mines de charbon et de pétrole, 6 avril 1907.

Nous gaspillons toujours davantage les réserves naturelles dont l’humanité à besoin pour vivre. Comment un tel processus pourrait-il ne pas conduire le monde à sa ruine ?

Toujours viendra l’objection : vous êtes contre le progrès ! Le lecteur sera donc irrité, et Alain fait tout pour l’irriter : il s’en prend au train électrique, au métro, au téléphone, à toutes ces inventions dont nous ne pouvons plus nous passer. Que de son temps, enfin, l’eau soit montée « à tous les étages », il ne voit pas ce que nous y gagnons :

(A propos des riches qui vivent du travail des pauvres) Pauvre je vais chercher de l’eau ; riche je fais monter le porteur d’eau. Plus riche je fais monter le tuyau, les robinets, sans compter les pompes, réservoirs et tout le reste qui sont à mes ordres jour et nuit ; entendez plombiers, maçons, égoutiers, pompiers, architectes, ingénieurs, inventeurs. 11 mars 1933

 

Crali, Tullio (1910-2000) : Passage en zone habitée, 1938

 

On dira qu’en 1930, seuls les riches en effet pouvaient s’offrir ce qui était alors un luxe, grâce au travail de ceux qui ne pouvaient en disposer. Il a fallu attendre les années cinquante du XXème siècle pour que le plus grand nombre puisse disposer d’une salle de bain, d’une douche ou tout simplement de toilettes. Qui parmi nous regretterait de disposer chez lui de l’eau courante et d’une chasse d’eau ? Qui nierait qu’il y a là un immense progrès non pas seulement pour notre confort, mais pour notre hygiène et donc pour notre santé ? S’en prendre à ce genre de progrès comme le fait Alain n’est-il donc pas absurde, puisqu’il ne profite plus seulement aux plus riches ? Or nous voyons maintenant les conséquences qui en résultent pour notre consommation d’eau.

Alain nous choque délibérément pour que nous réfléchissions sur le rapport au monde que notre économie détermine et sur la manière dont nos modes de vie ainsi transformés transforment notre façon de penser, de sentir, de désirer. Plus fondamentalement, il comprend que l’inégalité, c’est-à-dire le fait que quelques uns vivent aux crochets des plus humbles, est d’abord d’ordre politique. Il n’espère pas que la croissance, avec tout le confort ou le bien-être qu’elle apporte, puisse y remédier.

 

American Landscape - 1930 - - Charles Sheeler (1883 - 1965) - New York, Museum of Modern Art (MoMA).
Sheeler, Charles (1883-1965): American Landscape, 1930. New York, Museum of Modern Art (MoMA)

 

Le propos sur l’inutilité du téléphone, reproduit ci-dessous, est un exemple significatif de ses analyses et de ses provocations : Alain a-t-il été aveugle à l’utilité de cette invention ? Il nous énumère tout ce que suppose la fabrication et la diffusion des premiers appareils téléphoniques et ce que leur usage entraîne dans la vie des hommes. Au lieu de fermer le livre, suivons sa méthode, qui est matérialiste : réfléchissons sur la manière dont nos conditions matérielles d’existence déterminent nos pensées et nos désirs. Soit donc l’invention récente du téléphone portable. Quels matériaux rares faut-il aller chercher au loin pour les fabriquer, quelles guerres cela entraînera-t-il, quelles infrastructures sont-elles nécessaires pour qu’il fonctionne (antennes, embouteillage de satellites autour de la terre, etc.), quelle énergie brûlons-nous quand nous nous en servons, sans compter toutes les conséquences de son usage sur nos habitudes et notre mode de vie ? Les avantages que nous croyons tirer de ces objets sophistiqués ont-ils le moindre rapport avec leur coût et leur intérêt réels ? Contribuent-ils à libérer l’homme ?

Alain dit devoir le matérialisme de sa méthode à Marx, mais il s’oppose aux socialistes qui pensent que le changement de leurs conditions matérielles d’existence est par lui-même libérateur des hommes. S’il faut des citoyens capables de juger et de dire non pour s’opposer à toutes les formes d’oppression, est-il sensé de compter sur la croissance économique et même un meilleur partage des richesses pour les libérer ? On nous permettra peut-être de prolonger ici les réflexions d’Alain : le principal obstacle aux réformes rendues nécessaires par le réchauffement climatique n’est-il pas le souci que nous avons de notre confort, c’est-à-dire l’habitude du luxe que nous a apporté la croissance, et dont nous refusons même de penser que c’est un luxe ?

 

JW Turner (1775-1851): Pluie, vapeur et vitesse, le grand chemin de fer de l’Ouest (détail), 1844, National Gallery, Londres

 

Toutes ces réflexions reposent sur l’idée que les progrès techniques – par exemple la production et le transport de l’électricité, son usage comme force motrice, etc. – ne libèrent pas réellement l’homme du travail. D’une part il faut le travail pour construire le barrage qui retient l’eau, la turbine que l’eau fait tourner, pour extraire le cuivre des fils, planter et couper le bois des poteaux, placer dans les appartements des installations électriques, etc. Ne croyons pas que l’électricité remplace comme par miracle – la fée électricité, disait-on alors – la peine des hommes.

Beaucoup de gens adorent la « Fée électricité », qui nous transporte, nous éclaire et nous chauffe ; ils oublient la machine à vapeur qui tourne au bout du fil. Si cette machine élevait de l’eau, et si vous faisiez travailler cette eau sous pression, vous n’auriez pas l’idée de dire que cette eau est une Fée, qui travaille pour vous. L’électricité n’est pourtant pas une meilleure servante que l’eau. On ne sait pas ce que c’est que l’électricité ; ce n’est pas une raison pour oublier ce qu’elle coûte !

Réserves d’énergie, Propos du 6 avril 1907

A quoi bon aussi les débauches d’éclairage le jour de Noël ?

Toutes ces vitrines lumineuses brûlent à nos frais. Cette dépense de cuivre et de charbon ne donne pas un produit de plus, ni une lumière utile de plus.  21 février 1931.

 

Claude Monet (1840-1926) : La gare St Lazare, arrivée d’un train, 1877. Musée d'Orsay
Claude Monet (1840-1926) : La gare St Lazare, arrivée d’un train, 1877. Musée d’Orsay

 

Et d’autre part le plus grand nombre des hommes travaille pour quelques-uns seulement qui peuvent jouir des richesses produites.

Pourquoi tant de grandes maisons fermées ? Pourquoi tant de parcs déserts ? Tout dit, au contraire, tout crie qu’il y a assez de produits, mais que les produits sont mal répartis, et de toute manière ; car les travailleurs sont mal payés ; la vraie raison en est que l’on fabrique trop de choses inutiles, ce qui réduit la provision des choses nécessaires. 1er avril 1930.

La conscience explicite, quoique non développée, de la question écologique, est inséparable chez Alain de l’idée que la croissance, non seulement ne met pas fin aux inégalités, mais ne libère pas du travail, de la peine. Ainsi la vitesse, qui coûte cher en travail :

La vitesse n’est pas un produit, mais bien plutôt une dépense. 14 mai 1932.

De là un autre exemple de provocation qui scandalisera peut-être moins aujourd’hui qu’hier. Alain répond à Castor qui dit que le train permet d’économiser nos forces :

Assurément aucun de nous deux ne s’ennuierait à faire cette route en charrette. Nos pensées suivraient les pentes et les cahots ; nous serions capables d’inventer quelque chose ; au lieu que ce transport monotone nourrit les lieux communs. Mais on ne trouverait point de charrette à louer. Nous n’avons point le choix. 5 septembre 1925.

Il est vrai que nous n’avons plus le choix et que la possibilité qui nous a été donnée de voyager à grande vitesse a fait de nous des hommes pressés. Retenons seulement ceci : quel est le coût de la vitesse ? Que gagnons-nous à aller de plus en plus vite en train ou en avion ? De tels propos veulent que nous nous interrogions. Il faut que son lecteur admette que, socratique, philosophe et non magicien, Alain le secoue sans lui apporter de solution, par exemple sans conclure hâtivement qu’il suffirait de brûler le TGV…

Jean-Michel Muglioni

 

Illustration de début d’article : Léger, Fernand (1881 – 1955)  : Les constructeurs, 1950. Musée National Fernand-Léger de Biot.

 [1] Paul Valéry, Œuvres, Pléiade II, Propos sur le progrès p.1024 sq.

Sur le sujet d’Alain et l’écologie, le lecteur peut se reporter au petit recueil de textes choisis par Jean-Marie Sobrie, édité par Les amis du Musée Alain et de Mortagne, et l’institut Alain du Vésinet :  « 81 Propos sur (contre plutôt) le luxe ». Il peut être commandé pour 6 euros à amusalain@gmail.com

 


 

Le téléphone est-il bien utile ? Propos d’Alain du 27 janvier 1908

Quand j’étais enfant, on me faisait une peinture effrayante de l’ancien régime. Ce qui m’avait frappé, c’est que les serfs devaient, entre autres choses, battre l’eau des étangs pour faire taire les grenouilles pendant que les seigneurs dormaient. Quoi, tant de peine pour le plus grand nombre, et si peu de plaisir pour quelques-uns ! J’aurais voulu être seigneur, et vivre dans ce temps-là, pour dire aux pauvres serfs :  « Allez vous coucher ; en pensant que vous dormez bien, je trouverai agréable le chant des grenouilles. » Si j’étais maintenant au nombre des riches, et si je vivais sans produire dans quelque somptueux hôtel, je me consolerais sans doute en pensant aux progrès accomplis depuis ce temps-là ; et il me suffirait que les serfs ne battent plus l’eau des étangs. Pourtant, si je regardais mieux, que de peines inutiles je pourrais compter autour de moi, pour mon service, et dont je ne tirerais pas même un tout petit plaisir !

Si j’étais riche, je voudrais sans doute avoir le téléphone chez moi, et quelques jours après j’aurais le plaisir d’entendre une sonnerie criarde, et d’entrer en conversation avec quelqu’un qui me demanderait, en nasillant, de lui faire apporter un tonneau de bière ou deux livres de veau. Il n’y aurait rien de changé dans le monde, à ce que je croirais, que cette sonnerie, ces cornets noirs, et ces fils verts accrochés au mur. Mais regardez mieux. Du minerai de cuivre aurait été extrait et transporté ; le cuivre aurait coulé dans des creusets ; des fils auraient été étirés, recuits, transportés encore, enroulés, déroulés en l’air ou sous la terre ; des murs auraient été percés ; un peu de zinc aurait été ramené à l’état de minerai dans la pile ; une téléphoniste aurait eu à compter avec un abonné de plus. Tout cela pour que je pusse maudire les importuns et les étourdis, et enfin décrocher mes récepteurs afin d’avoir la paix. Il est vrai qu’en revanche ma bonne saurait très bien téléphoner pour avoir trois croissants ou une douzaine d’oranges. Tel serait le résultat de ces efforts ingénieusement combinés et de cette attention toujours en éveil. Je consommerais un bon nombre d’heures de travail, et à peu près sans profit pour moi.

C’est ainsi que la coutume et l’imitation créent de faux besoins, dont la satisfaction ne procure même pas toujours de vrais plaisirs. On dira que c’est ainsi ; et que pour y changer la moindre chose il faudrait changer trop de choses, car tout se tient. C’est justement ainsi que raisonnait le seigneur, au temps des rois. Rien n’est changé, je le vois bien. Et les serfs battent toujours l’eau des étangs afin de faire taire les grenouilles.

 

 

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