Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Alain sur l’éducation et la discipline intellectuelle

Article de Guilloton Vincent, « Éducation et Discipline Intellectuelle »

 

En 1942 un professeur de l’éminent « College » (c’est-à-dire une université sélective du premier degré) Smith, Vincent Guilloton, fait paraître dans The French Review une forte protestation contre « l’éducation facile ». À cette occasion, il réfléchit aux Propos sur l’éducation d’Alain. Sa lecture est partielle — la pédagogie d’Alain est bien plus ouverte que ces quelques lignes ne le suggèrent — mais reflète une certaine réception, hors de France, de la part d’un auteur qui se définit comme « étranger, mais résidant aux Etats-Unis depuis bientôt vingt ans ».

 

« …en mars dernier, j’étais en train de lire un fort intéressant livre français de pédagogie, intitulé Propos sur l’Education, dont l’auteur est un très distingue professeur de l’enseignement secondaire aujourd’hui en retraite, M. Emile Chartier, plus connu sous son pseudonyme de Alain. Ancien professeur de Philosophie au Lycée Henri IV, M. Chartier est un de ces admirables pédagogues qui exercent sur leurs élèves une influence extraordinaire, et marquent leurs jeunes esprits d’une empreinte ineffaçable. André Maurois, Jean Prévost, et d’autres ont dit tout ce qu’ils devaient à leur ancien maître. En politique, M. Chartier à ce qu’on est convenu d’appeler des idées avancées ; c’est lui qui à défini ce qu’on entend en France par « l’esprit radical ». Je mentionne ce fait pour bien indiquer que M. Chartier n’est pas un de ces esprits conservateurs, ennemis à priori de toute nouveauté.

Le livre que je lisais, Propos sur l’éducation, comme tout ce qu’écrit l’auteur, n’est point facile à lire. Le style en est abstrait et délibérément elliptique, mais ce n’est pas le moment d’en critiquer la difficulté, puisque l’idée fondamentale du livre pourrait se résumer : de l’utilité de la difficulté. La majeure partie en est consacrée en effet à une attaque contre ce qu’on peut appeler « l’éducation par la facilité », rien ne donnant à M. Chartier plus de plaisir que de lancer, comme il le dit, « un bon coup de pied dans le système d’instruire en amusant. »
Vous voyez bien à qui il en a, à toutes les méthodes dont l’esprit se traduit dans ces livres de classe comme on en voit depuis quelque temps dont le titre alléchant Le Grec vivant — Le Latin par la joie — L’Anglais sans pleurs —, promet de vous aider à acquérir le savoir sans effort, sans ennui, sans s’en apercevoir, comme en se jouant : en se jouant, tout est là, — s’instruire par le jeu, s’instruire en s’amusant !

Pour M. Chartier, au contraire, il importe avant tout dans un système d’éducation bien compris, de distinguer nettement l’heure du jeu et l’heure de l’étude. « Je ne crois pas, » dit-il, « à ces leçons amusantes qui sont comme la suite des jeux, » et à l’enfant rétif qui proteste que le travail qu’on lui demande n’est pas drôle, il voudrait qu’il fût répondu : « Mais nous ne sommes pas ici pour nous amuser ! » Pour notre auteur en effet, le problème de l’éducation, des le commencement, se résume ainsi : « il faut que l’enfant arrive à s’intéresser à des objets qui, par eux-mêmes, ne l’intéressent pas », et il ne craint pas d’affirmer clans une phrase lapidaire qui fera bondir tous les partisans de l’éducation dite « progressive » : ce qui intéresse n’instruit jamais ! En bloc, il condamne ainsi ce qu’il appelle l’éducation facile : « Je ne dirai pas seulement que tout ce qui est facile est mauvais, je dirai même que tout ce qu’on croit facile est mauvais. La vieille histoire de la coupe amère dont les bords sont enduits de miel me parait ridicule. J’aimerais rendre amers les bords d’une coupe de miel ».

Donc, selon M. Chartier, dans un système d’instruction bien conçu il faut mettre l’accent sur la notion d’effort et chercher surtout à éduquer la volonté. Je pourrais multiplier les citations prouvant que c’est bien la l’idée cardinale de notre pédagogue, à savoir qu’il n’y à d’éducation digne de ce nom que celle qui insiste Sur la nécessité d’une difficulté à vaincre, à vaincre par l’attention, le travail et l’effort. Il ne s’agit pas d’amuser l’enfant, de lui laisser croire que tout est facile, que tout peut s’apprendre aisément. Non ! la grande affaire est au contraire de « donner à l’enfant une haute idée de sa puissance et de la soutenir par des victoires ; mais il faut que ces victoires soient pénibles. Le défaut de ce qui est intéressant par soi, c’est qu’on n’a pas de peine à s’y intéresser, c’est qu’on n’apprend pas à s’y intéresser par Ia volonté. Non seulement l’enfant doit être capable de vaincre l’ennui, il doit savoir qu’il en est capable…. L’enfant, comme l’homme, ne compte que par ce qu’il obtient de lui-même, selon la méthode sévère, et ceux qui refusent la méthode sévère ne vaudront jamais rien. Ce qui est difficile, c’est d’amener les enfants, et les hommes, à se plaire finalement à ce qui de premier abord ne plait point. »

Apprenons donc aux enfants à se discipliner ; qu’ils soient toujours en effort, en ascension, c’est ainsi que nous parviendrons à fortifier en eux leur volonté. Je le répète : pour M. Chartier, il n’y a point d’autre valeur humaine que la volonté, et selon lui, les travaux d’écolier devraient être plutôt des épreuves pour le caractère que pour l’intelligence. On se montrera donc infiniment plus sévère pour les fautes d’inattention que pour les fautes d’ignorance. « L’ignorance n’est rien ; elle ne fait connaitre aucun vice de l’esprit. Mais savoir, et ne point faire usage de ce qu’on sait, c’est pire qu’ignorer. » Nous connaissons tous ces élèves qui viennent s’excuser en disant : « It is just carelessness. »* Pour eux, être insouciant, inappliqué, c’est péché véniel. Pour M. Chartier, c’est péché mortel, et sur ce point il est en plein accord avec un des plus illustres pédagogues du XVIIème siècle, Bossuet, précepteur du Dauphin, qui un jour exhortait ainsi son royal élève : « Ne croyez pas, Monseigneur, qu’on vous reprenne si sévèrement pendant vos études pour avoir simplement violé les règles de la grammaire en composant. Il est sans doute honteux à un prince, qui doit avoir de l’ordre en tout, de tomber en de telles fautes ; mais nous regardons plus haut, quand nous en sommes si fâchés, car nous ne blâmons pas tant la faute elle-même que le défaut d’attention qui en est la cause. »
M. Chartier, vous le voyez, à d’illustres devanciers, et j’ajouterai que la position qu’il défend dans son livre est toute proche de la position officielle de l’Université française. »

*C’est juste de l’inattention [NDLR].

Article paru dans « The French Review« , 1942, vol. 15, no 3, p. 189‑198.

Tableau de Jean Geoffroy (1853-1924), « En classe, le travail des petits », 1889

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