Catherine GUIMOND
Alain, les femmes, la femme, une femme
« L’esprit masculin n’est que la moitié de l’esprit »écrit Alain dans Sentiments, passions et signes 1Sentiments, passions et signes, XVI, p.59 , il fallait bien en ce tournant du siècle aller voir du côté de l’autre moitié, du côté de la femme dans l’œuvre et dans la vie d’Alain.
Il y a beaucoup à dire sur le thème de la femme dans l’œuvre d’Alain. Les Propos, les oeuvres, les récits des élèves et amis, la correspondance, le Journal etc. sont matière à nourrir des réflexions sur les rapports de la femme et de la guerre, de la femme et de l’amour, de la femme et la religion, de la femme et la société… Mais on ne peut aborder tous ces sujets.
Je voudrais privilégier aujourd’hui, à la lumière de l’œuvre, ce qui caractérise la femme en général, et m’intéresser aussi à une femme en particulier à travers un texte inédit et que je considère comme une œuvre par destination : la correspondance d’Alain et de Gabrielle Landormy.
1 Les femmes
Alain n’a rien dit de remarquable de son premier environnement féminin. Dans Portraits de famille ou Histoire de mes pensées, les femmes n’ont pas grande importance. Sa mère était une belle femme coquette et pas très intelligente, sa grand-mère s’occupait de surveiller les dentelles des pantalons des mortagnaises qu’elle observait depuis la cour Blanche…. Il n’avait qu’une affection limitée pour sa sœur Louise… Rien en somme qui puisse lui donner une grande idée des femmes. Lorient n’a rien arrangé et l’on peut lire dans les Cahiers de Lorient plusieurs textes qui feraient condamner Alain au bûcher par la féministe la moins convaincue. A ces textes, s’ajoutent quelques propos redoutables. Je dirais que ces textes sont plutôt de Chartier que d’Alain.
Je vais vous lire quelques extraits de ces textes un peu provocateurs, qui sont d’un Alain qui jette sa gourme et sentent à la fois le lieu commun de l’époque et le règlement de comptes. On ne peut pas les éviter mais ils sont très marqués par la jeunesse d’Alain, mi- dandy, mi-marin… marqués aussi peut-être par un ressentiment vis à vis de quelque femme, qui aurait voulu se l’attacher …
Ce qu’Alain souligne dans ces textes très rudes, c’est qu’essentiellement la femme est instinct, « Car rien, écrit-il, ne peut sauver un homme d’une femme qui a mis sa griffe dessus 2.
« Si l’on regarde longtemps la femme sans parti pris, on apercevra son identité avec les animaux domestiques, dont l’attachement à leur maîtres est aussi, et plus visiblement, un travestissement de l’instinct sexuel. » C.LI, p.82
« […] Aussi en est-il des femmes comme des chiens ; on peut bien les supporter près de soi quand on croit les avoir apprivoisés ; on ne peut que redouter celles qu’on ne connaît point. Avec toutes on est toujours un peu sur la défensive. Leur rêve est de prendre, de garder, d’étouffer, de dévorer, d’annihiler, et elles le cachent à peine ». CLI, p. 273
On peut ajouter la fameuse lettre à Elie Halévy du 4 mars 1895 (il vient d’avoir 27 ans)
« Je crois aussi qu’il faut que tu fréquentes les femmes. Tu y prendras une pitié très douce pour ces formes inférieures et presque végétales de l’être. Et puis, je crois que la chasteté est physiologiquement détestable. Elle est mère de tristesse et de gastralgie. Je te dis ça très sérieusement, en pensant que Socrate et Platon aimaient les femmes. La posture sociale du philosophe est auprès de la femme, non pas d’une femme. La femme est l’animal domestique nécessaire au philosophe. »
Des Propos font écho à ces métaphores animales, sur la femme qui cherche et repère le meilleur reproducteur, l’utilise à ses fins et ensuite, telle une mante religieuse, s’en débarrasse.
On sent un mépris de la femme, mais surtout une méfiance face à ce qu’elle peut secrètement engendrer, une peur de perdre par elle sa liberté, peur qui n’est sans doute qu’une défense.
C’était l’époque de Lorient, « une ville très gaie et très remuante », où il fit une « espèce de fête nocturne pendant six ans », comme il l’écrit dans Histoire de mes pensées.
Mais on ne peut en rester à ces textes agressifs et réducteurs. Alain a compté sur les femmes et des femmes ont compté pour lui.
Il faut souligner d’abord qu’Alain a dit « oui » à Mathilde Salomon3 en 1908 pour enseigner aux filles du collège Sévigné. Ce collège avait été créé en 1880, à l’avant-garde de l’enseignement secondaire et supérieur des filles. Alain qui y a enseigné jusqu’en 1933 fut l’un des premiers qui permirent à des jeunes filles en quête de savoir « d’entendre, comme l’a dit Louise Weiss, les quatre vents de l’esprit » et de devenir plus tard des femmes remarquables. Il n’a jamais abandonné y compris pendant la guerre de 1914 où il correspondait plusieurs fois par semaine avec Marie Salomon4, nièce de la fondatrice. Il lui écrivait des remarques sur le travail à faire, des indications philosophiques « votre commentaire de Platon est juste et beau », des conseils de lectures (l’Otage, David Copperfield, Stendhal), il évoquait aussi les corvées, les révoltes, les tirs de barrage qui étaient son quotidien à lui.
Jeanne Alexandre dans le beau témoignage qu’elle donne dans la NRF de 1952 rapporte l’exigence de l’enseignement qu’Alain proposait aux jeunes filles : « Il réussissait à orienter un enseignement peureux, officiellement édulcoré […] vers les plus rudes spéculations. Et cependant c’était bien à des filles qu’il s’adressait…]
Ce qu’écrit Alain dans ses notes autobiographiques de 1946 pourrait être une réponse :
« L’histoire d’Alain ne fut alors que celle d’un brillant professeur. Toutefois il ne faut pas oublier que dans le même temps Alain enseigna au Collège Sévigné ; et cela fit beaucoup pour sa réputation. Car les filles savent admirer et célébrer. »
Avant la guerre, en 1912 déjà il en appelle aux féministes : « Et les ligues féministes ? Ne devraient elles pas alors d’un mouvement instinctif et comme un cri impérieux arrêter les bataillons en marche ? Il faut que les ligues s’éveillent. » En 1914, Alain a espéré dans les femmes et cru que la paix pourrait être restaurée par elles, il voulait les réveiller, elles qui, selon lui (voir le Roi Pot ou la correspondance avec Marie Salomon) étaient trop spontanées à faire de la « charpie d’avance », à « envoyer leur fils au feu comme elle l’envoie à la messe » et à endosser avec résignation un habit de veuve.
Les 21 Propos d’Alain, sous-titrés « Méditations pour les non-combattants » amorcent cette idée d’un rôle possible des femmes, celui du 29 juillet 1914 « Il n’est pas mauvais que les femmes pensent à ce qu’elles auraient pu faire, et à ce qu’elles doivent faire. La guerre est un mal qui vient d’opinion. Les femmes peuvent beaucoup sur l’opinion.[…] Qu’elles ramènent leurs pensées toujours aux blessures atroces, aux cadavres, à ce massacre des meilleurs qui est l’effet le plus certain d’une guerre même favorable. Ce changement dans les moeurs, et venant d’elles, aurait des effets décisifs. »
Au cœur même du conflit, il a tenté, depuis le front, une action auprès des femmes par l’intermédiaire de Marie Salomon. Il comptait sur le Congrès International des Femmes d’avril 1915 à La Haye, pour que les femmes du monde disent ensemble non à la guerre. Dans cette perspective, il écrit à Marie Salomon le12 avril 1915 qu’il a préparé un sommaire pour un manifeste. « Il faut imposer aux gens naïfs ce détour de réflexion ; la guerre n’est pas du tout ce que la presse officielle veut dire. […] Il suffit d’une vingtaine femmes pour arriver à faire circuler un manifeste, une brochure et tous instruments analogues et le congrès est une occasion excellente. Une invitation à participer au congrès avait été adressée à toutes les associations de France pour le suffrage des femmes. Il s’agissait finalement d’une douzaine de femmes autour de Gabrielle Duchêne et Jeanne Alexandre et soutenues par Romain Rolland. Malheureusement, les femmes françaises n’iront pas à La Haye de peur d’être confrontées aux femmes allemandes.
On pourrait dire que, dans les années de guerre, Alain compte sur les filles de Sévigné pour sauver la vie des garçons d’Henri IV.
Dans l’entre-deux-guerres, Alain a réitéré ses appels à la conscience des femmes pour le maintien de la paix. Les Libres Propos se font écho à leur tour de la possible/impossible mission des femmes de faire échec à une nouvelle guerre. « Séverine5 propose la grève aux armées.[…] Certes si nous avions en France quelques milliers de femmes qui ressemblent à celle-là, aucune guerre ne serait possible. »6 Il appelle un féminisme plus radical de ses voeux. Il est désabusé par un féminisme réducteur peu enclin à défendre la paix. « Prenez donc la Paix comme fin, tous simplement ; le reste ira de soi » écrit-il dans les Libres Propos en septembre 1921 « Quoi ? Tant de discours encore sur la misérable condition des femmes ! Et cependant aujourd’hui comme hier, les jeunes hommes sont soumis au plus humiliant esclavage. Nus comme des esclaves au marché, ils sont d’abord mesurés et pesés, tâtés des pieds à la tête comme le bétail par des maquignons ; remis aux mains de chefs orgueilleux, […] Pour finir, soumis au supplice chinois de la terreur, les meilleurs tués, mutilés ou emprisonnés sans qu’il en résulte d’autre bien que le triomphe des lâches […] »
Il plaçait trop haut je crois la marge de manoeuvre des féministes de ce temps-là. Elles avaient tout à conquérir, en premier lieu leur propre liberté, ou leur propre libération.
Hors du cénacle du collège Sévigné, évoquons rapidement quelques visages de femmes qui ont croisé la route d’Alain, femmes aux personnalités remarquables à des titres divers : Florence Halévy, épouse d’Elie Halévy, grand ami d’Alain et qui dans une même amitié accueilit Alain pendant des années à la Maison Blanche de Sucy en Brie, réputée pour ses roses ; elle correspond avec Alain pendant la guerre, lui envoyant affection, chocolat et chaussettes. Florence écrit à Gabrielle le 4 juin 1955 : « J’aurais aimé pouvoir aller [au Vésinet] ces jours-ci car je sais que les anniversaires ne sont pas comme je le croyais « avant » un rite, un mot. Les mêmes bruits, les mêmes parfums (- les roses rouges), les mêmes ombres réveillent de souvenirs assoupis avec une vivacité encore atroce.[…]
Madame Lanjalley, qu’il nommait « la vieille amie » dont il avait été précepteur du fils Théo, au temps de l’Ecole Normale dont la maison à Paissy était voisine de la sienne.
Marie-Monique Morre-Lambelin qui a été la collaboratrice d’une vie et qu’il a définie dans Portraits de famille comme la « femme supérieure ».
Renée Lemare « la dessinante » celle du portrait dont il écrit « Je sens que les bornes de la modestie sont passées et que je ne sais comment oser dire que ce portrait me ressemble.[…] Je reste convaincu qu’il y eut dans la dessinante un peu d’indiscrétion en apercevant un problème nouveau. Comme si elle se disait : Je vais faire le portrait d’un Esprit. »7
Yvonne Lefébure, pianiste8 qui la première dans les années 30 jouait les Sonates de Beethoven : « Je voudrais me mouvoir dans la musique comme cette géniale fille d’Apollon. […] Elle a régné une demi-journée par la beauté et par le génie. »9
Et encore Jeanne Walle, collaboratrice de Gabrielle, Blanche Teste, sœur de Marie-Monique qui soutient Alain dans le quotidien après la mort de cette dernière.
Suzanne Vayssac, peintre qui nous parle toujours d’Alain, qui était pour Alain la « chère enfant Suzanne »
2 La femme
Si on laisse de côté la caricature, on peut dire qu’Alain souligne d’abord et surtout dans la femme une nature. La femme naît femme.
Alain est très influencé par le point de vue d’Auguste Comte, lequel sépare bien les deux sexes dans l’attribution des rôles qu’il leur assigne dans sa Physique sociale. La femme, pour Comte, est inférieure à l’homme et impropre à un travail mental d’une haute intensité de même qu’elle est impropre au gouvernement… Sa vraie place est au foyer.
Pour Alain les choses ne sont heureusement pas aussi tranchées et limitées que pour Auguste Comte.
Néanmoins, la femme pour Alain répond à des fins bien précises et incontournables qui la dépassent, celles de la conservation de l’espèce. Elle porte des responsabilités incombant à sa structure, « elle porte tout un système social en elle, en même temps qu’elle porte l’enfant. »10 Et c’est d’abord à cela que tout en elle la porte, elle a pour vocation de se consacrer au « maintien de l’ordre moral et de la perfection »11
« L’humanité se conserve par le sentiment, qui est le propre de la femme, et qui doit être impersonnel, exclusif, tentateur. L’humanité agit par la pensée, qui est le propre de l’homme. » (Cahiers de Lorient, I, p.81)
« La femme vit selon la coutume, et la coutume c’est déjà la loi. […] Son idéal n’est pas d’inventer mais de recommencer ; son œuvre c’est l’enfant.[…] L’ordre, la permanence, l’équilibre, la conservation et les conserves, telles sont les oeuvres de la femme.» (Propos 23 juillet 1908)
Tandis que l’homme, s’occupe de conquérir, de transformer les choses, d’édifier la maison, de s’opposer à la tempête et à la pluie, de construire le toit , la femme, elle, s’investit au creux de la maison, elle range et remet en forme, et au creux d’elle, elle fait l’enfant et partout s’attache à la forme humaine. Elle pense à l’avenir de l’enfant. L’homme se préoccupe des moyens, quand la femme voit les fins à travers l’enfant qu’elle nourrit et berce. Alain s’en explique dans Les Idées et les âges12 : « La fonction féminine [est ] de conserver la forme humaine, de la protéger, comme aussi, ce qui en est la suite, de remettre toujours en forme cet intérieur de la maison, ce lieu des égards, de la sécurité, du sommeil […] Encore une fois disons que toutes les idées d’une femme sont réglées sur ce que la forme humaine exige ; et ce n’est pas peu dire. […] L’humain étant province féminine, l’inhumain la masculine. .. »
Alain reprend dans les Entretiens au bord de la mer l’image de la femme qui est un « ordre en creux ». « Que fait-elle sinon attendre ? Attendre l’homme, attendre l’enfant ; sauver le creux à forme humaine. […] Le dehors de la maison n’a point forme d’homme ; un toit est contre la pluie ; chose contre chose ; la gouttière est faite selon l’eau ». Et un peu avant p.1293 « […] ce beau puits est comme la statue en creux d’une femme qui puise de l’eau ; toutes les hauteurs, toutes les distances sont à la mesure du corps humain. »
Le vrai modèle de société réside en effet dans le couple mère-enfant, il l’écrit dans Les Sentiments familiaux. L’homme combat et domine les éléments, certes, mais cependant il ne peut concevoir l’enfant. Impossibilité irréductible qui peut faire souffrir l’homme, et le philosophe, et peut-être est-ce ce qui donne des textes comme ceux des Cahiers de Lorient.
L’admiration pourtant succède souvent au ressentiment dans le Propos du 23 juillet 1908, « Qu’un homme se sent petit dans une maison où il y a une femme en couches ! » et dans les Libres Propos 13: « L’esprit masculin n’est que la moitié de l’esprit, et ce n’est pas la meilleure. L’esprit du mâle invente et conquiert. Et certes – toujours la même idée – il faut faire place nette pour l’espèce. […] Il faut broyer et forcer. [… ] La femme fait l’enfant. Ce sexe n’est point faible ; il est bien fort au contraire ; mais la force est toute tournée vers le dedans, à façonner et conserver la forme humaine. […] La femme ramène toujours ses pensées à la perfection de l’espèce […] »
Cependant, Alain n’occulte pas la possibilité d’une autre voie pour la femme. Dans Sentiments passions et signes, il la laisse libre : « On ne voit pas de raison pour que la femme n’avance pas fort loin dans la science, si seulement elle le veut. L’expérience, soit à l’école, soit au lycée, soit à l’université, confirme cette supposition. »14 Libre, et indépendante de l’homme, la femme constatera alors que ce n’est pas l’homme qui en impose mais les choses extérieures : si « la femme veut faire sa propre vie, par son travail, elle se trouve face à la nécessité extérieure, humaine et cosmique ; en cet état d’indépendance abstraite, elle n’obéit pas moins. »15
Ces fonctions, nourricières mais aussi de tradition et de mémoire, attribuées à la femme ne sont pas pour Alain un obstacle à un comportement de citoyenne, au contraire, et là je crois qu’il se démarque d’Auguste Comte. Il ne trouve pas ridicules les revendications féminines pour le droit de vote, il les défend même à plusieurs reprises dans les Propos d’un Normand. Dans le Propos du 30 novembre 1910, Alain écrit : « Or la femme, tout en restant femme, surtout si elle reste femme, saisit autant que l’homme, et souvent mieux, tous ces mouvements liés qui assurent la santé commune ; quand elle va au marché, elle est au centre de la vie.[…] et la vie politique, comme la vie familiale, suppose un conseil des deux sexes, de la raison qui instruit les enfants, et de la raison qui les fait. »
Il y revient le 2 octobre 1911 : « Si quelque chose est féminin dans le fond, c’est plutôt selon mon opinion, le sentiment politique. Et pourquoi ? Parce que la mère forme avec son petit pendant qu’elle le porte dans son ventre, et ensuite pendant qu’elle le nourrit de son lait, une société parfaite dont l’homme peut former l’idée mais dont il n’a point d’expérience. »
Il soutient, par ailleurs, le droit de vote pour les femmes et l’exprime clairement dans des Propos de la Dépêche de Rouen. Le 6 janvier 1910 : « Quand les femmes voteront, leur vote signifiera par-dessus tout : République. Par cet acte, chacune d’elles occupera un peu de terrain encore contre les puissances ; chacune d’elle sera investie de la puissance politique ; les puissances en seront diminuées et la République en sera mieux assise. »
Il se prononce clairement en faveur des revendications des femmes pour l’égalité des salaires. Le 12 novembre 1909 : « Si j’avais un voeu à émettre, ce serait qu’il n’y eût pas de différence entre le traitement des hommes et celui des femmes, en ce qui concerne les instituteurs et les institutrices. Je ne crois pas que jamais encore, chez nous, un chef d’Etat ait aussi clairement indiqué leur devoir aux gouvernants et administrateurs. »
Ce sont des positions et des textes qui pour nous rachètent grandement les dérapages des Cahiers de Lorient. On découvre un Alain sous l’influence de Comte mais qui ne se condamne à y rester.
3 Une femme : Gabrielle
Mais toutes les femmes ne participent pas à la perfection de l’espèce, certaines se battent comme des hommes pour être les meilleures, certaines qui ont quelque génie autre que celui des conserves et des confitures… Cette femme structure de la famille, nature, corps fait pour l’enfant, on ne la retrouvera pas du tout, me semble-t-il avec Gabrielle. Elle est même l’opposé de tout cela et c’est ce qui est intéressant dans la relation avec Alain. Gabrielle ne s’occupe pas de conserver, elle conquiert.
Elle fut aimée, on peut dire adorée par Alain…
On ne peut parler de Gabrielle sans évoquer Marie-Monique Morre-Lambelin, sur laquelle il a été beaucoup écrit et dont on a mis en valeur les qualités de collaboratrice fidèle et précieuse pour l’oeuvre. Alain l’avait comme adoptée ou s’était fait adopter par elle à Rouen en 1901. Il sortait des troubles des sens et des sentiments de Lorient et il confondit en elle les figures d’une mère et d’une sœur. Les lettres qu’ils échangent, pendant la guerre 14 notamment, témoignent de la nature de leur relation. Il a pour elle l’affection d’un fils, d’un frère. Il l’appelle « Mah Meh », « Mon jumeau », il signe « Votre enfant »16, « Il bambino di Milano ». Monique parle de son « enfant de Rouen »17. Plus tard il la nomme « Sœur Monique », « Sainte Monique »18.
Alain est resté auprès d’elle alors que l’amour qu’il portait à Gabrielle le poussait à la quitter. Mais il avait un engagement de présence et de secours envers elle – qui d’ailleurs l’a beaucoup fait souffrir -. Elle était de santé fragile, Alain ne pouvait abandonner celle qu’il nomme à Gabrielle «l’amie »…
Quand je me suis intéressée à ce sujet de la femme dans l’œuvre d’Alain, j’ai été saisie par l’intérêt très vif de la correspondance d’Alain avec Gabrielle que je retiens comme une composante essentielle de la vie et composante non moins importante de l’œuvre d’Alain. Ce sont plus de 50 ans de correspondance, – la première lettre date de 1907 – ce sont des lettres qui annoncent ou renferment des poèmes, des peintures, des fleurs séchées, des improvisations au piano, des évocations, des rêveries amoureuses, des lieux de prédilection, des mets, des couleurs, didascalies offertes pour notre connaissance d’Alain.
« Une lettre est une longue caresse. Tu le sens bien ? Ma main qui écrit est soumise à toi. Elle suit ton désir absolument comme les tendres caresses bientôt dévorantes. » (16 août 1929)
Les dernières lettres, n’ont rien perdu de cette flamme extraordinaire qui animait les précédentes 20 ou 30 ans plus tôt. Alain et Gabrielle sont mariés depuis 4 ans. Gabrielle est partie pour Morgat, Alain est resté au Vésinet. Voici ce qu’il lui écrit en septembre 1949 :
« Ma Gabrielle adorée. […] Je t’adore, c’est tout ce que je sais, et c’est suffisant. Cette nuit j’ai rêvé que j’arrivais à Morgat et que nous faisions le marché. Nous arrivions péniblement à avoir une daurade pas très fraîche. Mais les amoureux sont heureux de tout ![…] A Morgat ou ailleurs, nous aurons notre château, et du temps pour relire nos poèmes chéris. Je t’en ferai d’autres Je sens le génie qui se réveille par la séparation, et on verra ce qu’on verra. »
On peut regretter que cette correspondance ne soit qu’à une voix. On aimerait lire les lettres de cette femme d’exception, lettres dont Alain évoque à quelques reprises le charme.
[« Je suis bienheureux ; j’ai tes délicieuses lettres qui arrivent assez vite […] J’adore ces petites feuilles bien serrées, couvertes de ta belle écriture. Je les lis et relis et cela me fait du bonheur. » ]
« Tu ne te rends pas compte quand tu jettes sur le papier ta magnifique écriture et ce style que tu retrouves si naturellement dans ton métier mais qui est dans ton visage, dans tes yeux, dans ta démarche. » (31 janvier 1930)
« Tes lettres sont admirables. Je ne peux plus les brûler ; je n’en ai plus la force ; et je regrette amèrement toutes celles que j’ai détruites. Ce sont des poèmes aussi. Et qu’importe le rythme et la rime si la pensée va droit au cœur ? Moi j’écris des vers, ce n’est pas pour te séduire va ! c’est pour me consoler, pour me bercer, pour oser ne dire des choses qui me précipiteraient ». (10 février 1930)
Il a brûlé délibérément certaines d’entre elles. Les autres ont dû disparaître comme la correspondance d’Elie et Florence Halévy, brûlée en 1942 dans le jardin de la maison de Louise Chartier à Paissy…
Gabrielle c’est la légèreté, c’est peut-être pour certains la marginalité, mais j’aime cette idée de la marge et je me réjouis de cette phrase d’Aragon : « la vraie littérature est dans la marge ».
C’est d’ailleurs à la marge que j’ai trouvé Gabrielle. Elle est dans le secret, dans l’inédit… Mais elle est aussi partout où est Alain. Elle est ici, et puis elle s’en va. Elle est loin mais présente, si présente mais souvent ignorée des relations professionnelles et amicales d’Alain. Elle ne s’occupe pas au sens propre de l’œuvre mais pourtant Alain l’y implique fortement.
J’aimerais vous parler aussi bien que possible de cette présence de Gabrielle, de l’amour d’Alain pour une femme, pour sa femme, pour Gabrielle-Louise Landormy, et ramasser comme le petit Poucet sur leur chemin d’amour un peu de ce qu’Alain et Gabrielle y ont déposé.
L’œuvre se construit aussi dans et par la vie d’un auteur, et ce qui nous manque chez Alain c’est la vie. C’est avec une prudence extrême, une réserve qu’il parle de lui. Il y a bien Histoire de mes pensées, les textes autobiographiques parus dans Portraits de famille, mais ces textes demeurent elliptiques et réservés, je dirais très « à angles droits ». On a envie de rencontrer de manière plus sensible l’homme, un homme dans sa vie, un auteur incarné et non plus un concept distribuant post mortem des sujets de bac. Un homme qui vit, qui aime, qui souffre, qui est heureux…
Et quel bonheur de rencontrer Alain dans sa correspondance avec Gabrielle. Correspondance inédite et qui devrait le rester malheureusement, compte tenu de la réserve que Gabrielle a mise à sa diffusion. Elle peut être consultée pour la documentation mais non publiée. Quel dommage ! Quelle source perdue pour beaucoup de lecteurs !
A la lecture de cette correspondance, on est convaincu que Gabrielle ce n’est pas l’anecdote dans la vie d’Alain, Gabrielle c’est la lumière, la fantaisie, la beauté, le talent, la passion, l’art, la mer, le goût de la vie.
Il écrit en 1925 : « Tes lèvres et la vie, la musique, le vin et les pommes de terre frites, tout a toujours la même saveur ; c’est toi qui fais ce miracle. » On pourrait ajouter les bécasses, le soles grillées, les poires de Comice et le goût des fraises qu’ils partagent – quand tous les deux habitent rue de Rennes, (l’un au 145 et l’autre au 149)- à la Brasserie familière non loi du Pont Neuf. Et comme…. la fraise a goût de fraise, la vie a goût de bonheur…
Ce n’est pas un bonheur de tout repos que le leur, et de grandes crises, de terribles séparations le traversent .
Alain a vu grandir Gabrielle qui était la nièce de Paul Landormy son camarade d’Ecole Normale. A partir de 1907, il la regarde autrement, elle aussi. Une passion naît en Bretagne à Morgat et ne s’éteindra pas. La correspondance en témoigne.
En 1918 : « Ta puissance sur moi, c’est que tu peux me rendre plus heureux qu’un roi. Ce n’est pas peu. »
La femme entrevue dans Les Cahiers de Lorient est bien loin.
Alain éprouve de l’admiration pour Gabrielle, pour sa beauté, pour son élégance aussi, pour ses toilettes malgré les textes critiques qu’il a écrits sur la mode – tel chapeau blanc de Dugny – quand elle venait manger un poulet avec Alain – 19, tel manteau écossais, tel chapeau de paille, telle robe blanche, telle petite robe noire qu’elle portait quand elle lisait la dédicace des Entretiens au bord de la mer, ses gants à frange qu’Alain admire quand elle conduit sa « Citro » (citroën)… Gabrielle conduit sa voiture en toute indépendance, en toute élégance. Elle se gare rue Royale où Alain repère la voiture jaune, et il en est fier, il aime qu’elle le promène dans Paris. « J’étais assez fier quand par hasard tu me voiturais dans Paris moi et mon éternelle serviette, et mon vieux chapeau tout à fait rive gauche à côté de ton élégance de grand style. » (14 décembre 1929)
Il l’admire encore parce qu’elle sait vouloir, comme lui. : « Vouloir c’est aussi s’engager.
Exactement comme j’ai fait à la guerre » (30 décembre 1929)
« Si tu triomphes, cela me consolera de tout. Je suis bâti ainsi. Je n’aime que les vainqueurs. Tu ne peux pas savoir ce que j’ai pensé de toi pendant que tu t’élevais, que tu te montrais nécessaire et unique ».(mai 1929). Et ailleurs « Tu est ma femme tu dois triompher partout. »
Il l’admire parce qu’elle est forte, parce qu’elle s’est faite toute seule. Il l’a vue grandir cette sauvage petite orpheline, élevée dans le Morvan. Elle a fait plusieurs séjours en Angleterre pour apprendre l’anglais, Alain se préoccupait à cette époque de ses succès linguistiques mais aussi des sportifs, il s’inquiétait de sa raquette de tennis, de petits faits de sa vie.
Parce qu’elle est artiste par son métier – elle pense ses créations, ses modèles et elle les exécute. Elle est brillante, elle est styliste en lingerie pour la maison Molyneux de Paris puis plus tard pour la maison Hickson à Boston et Alain aime cela :« Jette un peu de ton génie dans tes travaux et un peu de cette joie, je te veux brillante et triomphante. » (17 février 1929)
« Je ne crois pas que l’homme dollar ait encore trouvé parmi les femmes qui savent le métier un instrument d’invention, d’administration et de négoce comparable à ce que tu es. »
En effet, malgré les effets de la grande crise, le contrat de Gabrielle n’est pas rompu alors que beaucoup d’étrangers sont renvoyés dans leur pays, ce qu’Alain espérait un peu.
Alain admire Gabrielle parce qu’elle aime la mer. Gabrielle est une fille de l’océan capable de barrer « L’oiseau bleu »et ce n’est pas sans importance dans l’imaginaire amoureux d’Alain. « Tu es délicieuse comme une fille de la mer ». Le 4 août 1924 : « J’imaginais
« L’Oiseau bleu » se couchant dans la rade et les embruns sur ton ciré et jusque dans tes yeux. … Je pensais aussi à l’écharpe jaune rejetée sur l’épaule, enfin à tous tes succès de femme légèrement coquette. De cela je ne te blâme pas, ni non plus d’aucune chose».
Alors qu’elle séjourne à Morgat, il lui écrit en juillet 1925 « Baigne toi les yeux dans nos belles grottes. C’est de là qu’ils tirent leur couleur, je crois »
C’est une bâtisseuse : elle fait construire à Morgat en 1925 une maison entourée de 1000 m2 dont Alain aime à suivre les progrès de loin. Cette maison deviendra celle qu’il espéra longtemps comme une terre promise et qu’il appellera « bonheur »…à la fin de sa vie.
Il l’admire parce qu’elle peut rivaliser avec lui dans ce domaine de l’art de la musique notamment. Presque dans chaque lettre il est question de musique.
Elle a du goût pour la littérature. Son opinion, sa sensibilité et son intelligence importent à Alain. « Je t’entends parlant sur la musique et sur la poésie, expliquant Valéry etc. J’ai tout de même bien su trouver et en un sens m’attacher la femme qui pouvait me comprendre […] Et encore dans tes lettres je trouve à prendre et à penser. »
Alain lui conseille ou lui déconseille des articles, des livres comme Climats de Maurois :
« Il est facile de penser mal des femmes ! Tous les livres vous y portent. Climats est un de ceux-là. Et je comprends que tu ne le lises pas volontiers. » (20 décembre 1929)
En 1924 « As-tu lu Consuelo ? … Quel livre fait pour toi. C’est le roman d’une femme forte et droite. Je n’en connais point d’autre de ce genre-là. Toujours les faibles femmes. Et ce n’est point vrai. Une vraie femme n’est point faible. » (Gabrielle est alors en séjour à Morgat, villa les Glycines, sans doute chez Paul et Marthe Landormy ses oncle et tante).
En 1925, « Je suis sûr que le colonel Chabert de Balzac te plaira beaucoup. Il y a là dedans une femme qui existe ! »
L’amour de Gabrielle et d’Alain exprimé dans les lettres est pour moi un élément de l’œuvre, à plusieurs titres.
Cette correspondance en soi est une œuvre, œuvre où Alain dit « je », œuvre de mémoire, journal presque, notamment à partir de mai 1929 .
C’est un bassin de résurgence où l’on puise ce qui fait la vie quotidienne d’Alain, sans retouche, sans révision, sans maquillage, elle nous éclaire sur ses rencontres, sur ce qui compte pour lui, sur les oeuvres en préparation (ex. en 1925, les Propos sur le radicalisme où « les Alexandre ont mis trop de Propos », sur les articles écrits ou à écrire, sur les livres qui avancent ou qui n’avancent pas « Ayant relu ces jours-ci les Idées et les Ages, j’ai vu que le projet était beau, mais qu’il faut tout refaire. C’est pédant. Il faudrait retrouver l’état sauvage de la guerre ».
Et à propos du Commentaire de Charmes de Paul Valéry, dont il est souvent question dans les lettres d’Alain : [« Ce commentaire ne sera pas ordinaire. Je fais très attention de lui laisser l’allure négligente. Mondor est ravi »(14 juin 1929) . ]
« J’ai relu au galop tout le livre des Commentaires. Typographiquement c’est très beau. Ton œil attentif y trouvera des négligences pleines de sentiment. Tu penseras que cela a été écrit dans la période la plus tragique. Tu y trouveras cette étrange phrase « Absence, mon cher être ». Enfin tu aimeras ce livre et cela suffit pour que je l’aime. Personne ne saura. Il n’y a que Valéry qui soupçonne quelque génie féminin inconnu… »
La correspondance nous renseigne sur des projets qui ne se réaliseront pas comme un livre sur Lorient qu’il a envie d’écrire en octobre 1932 (25) ou les souvenirs de Ferdinand Maréchal ; sur la musique qu’il joue, sur l’emploi de son temps ; sur ses élèves « 43 élèves qui en masse donnent une impression d’intelligence et d’attention formidable », sur les conférences du mardi soir qui avaient lieu au Collège Sévigné organisées par Marie Salomon grâce à un mécène : « Le cours du mardi aux harengs se fera sur Mythes et Fables (cad les religions). C’est un beau sujet dont je tirerai un livre », sur des livres lus « Ce que tu dis de Romain Rolland est ce qu’il faut dire. Le théâtre ne lui convient pas, parce qu’il ne sait pas peindre les passions fausses… », sur les articles parus, les bons notamment et puis les autres « Les Nouvelles littéraires ont fait un article un peu rosse surtout orné d’une affreuse caricature où j’ai la face en largeur ! Tu penses que je ne t’envoie pas ces choses-là » (25 novembre 1932) sur ses conversations avec l’un ou l’autre ami, Cancouët, Buffard « nous avons dîné ensemble et fumé des pipes, parlant de la guerre et de tout. Et aussi des femmes, lui du moins, car moi je fais toujours l’innocent. C’est un blond à long cheveux roux, grand et gros, genre artiste ou chansonnier, plutôt bien, qui va traîner assez souvent dans les boites et cafés et qui raconte des histoires de collégien ».
Alain déborde d’amour pour cette femme et son départ pour les Etats-Unis en mai 1929 lui en fait prendre une conscience plus aiguë et plus cruelle. Elle s’enfuit aux Etats Unis en avril 1929 sur un coup de sa tête de bois, comme dit Alain, tête de bretonne, un coup au cœur aussi. Gabrielle veut qu’Alain se prononce, qu’il avoue explicitement que son bonheur c’est elle. [Les vacances précédentes d’Alain au Pouldu ont aggravé la situation.] Alain ne comprend pas ce qui se trame. Un contrat de 5 ans est signé avec une maison de couture et le départ est inéluctable.20 Elle réussit pleinement si l’on peut dire, car de cette grande douleur, jailliront sous la plume d’Alain des lettres et des lettres de déclarations plus belles, plus bouleversantes les unes que les autres. Il manifeste à cette occasion une extrême humilité, une lucidité, un désespoir aussi. Le noir, comme il l’écrit. En novembre 1929 : « Ces mois-ci j’étais entièrement indifférent à tout, comme aussi à toi, et ça m’était bien égal de mourir. Quelquefois je le désirais. »
Il parle même de suicide. « C’est encore pire que la guerre », écrit-il le 6 janvier 1930. On découvre là un être aimant, souffrant, désirant, extrêmement attachant. Et tous les aveux et les preuves qu’il donne sont vraiment l’expression d’un amour unique et immense. Rien ne peut être comparé à cet amour ou rien ne peut se rapprocher de cet amour pour Gabrielle. Elle est vraiment la femme de sa vie. Et ce n’est pas une lettre par ci, une lettre par là qui nous en donne l’assurance, ce sont des centaines de lettres qui s’embarquent pour les Etats Unis à partir de 1929. Des lettres de 3 ou 4 pages à raison de deux ou trois fois par semaine en fonction des bateaux. Comme un gourmand végétal, la correspondance est une œuvre, elle est prolongement de l’homme, un autre corps créé à partir du corps propre. En janvier 1930, il rêve à un départ possible … « Maurois annonce qu’il m’invitera à Princeton cette année – on pourrait préparer cela ; enfin j’apprendrai l’anglais […] Je rêve […] Ah si j’étais là-bas. Si j’avais pu avoir tout de suite un cours à Harward. » Il ne partira pas. Au fond, il pense qu’elle va revenir bientôt.
Il est tout entier dans cette correspondance et tourné vers cette correspondance à chaque heure du jour, pendant ces années de séparation. Il accompagne les lettres de revues dans les quelles Alain publie, du « petit journal » d’Alain. Il est la correspondance elle-même, désirant revenir au plus vite pour écrire dans la brasserie parisienne familière et pour retrouver les souvenirs que leurs soirées à deux ont imprimés là-bas. Les lieux aimés sont un souci constant, les horaires affichés, les bateaux courriers qui emportent les lettres un perpétuel sujet de recherche dans le NYH. En octobre 1932, il écrit encore : « Penser à toi, venir ici, t’écrire, c’est tout ce que je désire ».
C’est pour nous un précieux testament amoureux, une affirmation éclatante et secrète de la part de Gabrielle dans sa vie.
Deuxième œuvre : les poèmes
« Que pourrai-je désirer de mieux que ma Gabrielle, que la femme qui m’a fait poète ?» (27 janvier 1930)
La correspondance ouvre à une autre œuvre, elle ouvre aux poèmes qui sont l’aboutissement, de l’écriture amoureuse, une forme maîtrisée et esthétisée d’une prose douloureuse et abondante. C’est aussi un baume sans lequel Alain n’aurait pas pu supporter l’insupportable : « Je ne puis renier [non plus] la douleur martelée dont la poésie m’a sauvé. Cela les arbres de Paissy le savent, et les plages du Pouldu et la petite grotte où je t’écrivais des sonnets. » (29 nov. 1929)
La poésie, écrit Alain, « langage des dieux », c’est un genre de preuve qui n’a point d’égal. » (23 décembre 1929).
C’est la douloureuse séparation qui a engendré les poèmes qui ont le dessein pour Alain de constituer à Gabrielle un livre unique. Alain naît à la poésie pour elle. Et cela le bouleverse autant qu’elle sans doute. « Je t’aime si profondément. Qui pourrais-tu envier ? N’as-tu pas gagné un poète encore en plus ? C’est l’oiseau le plus rare » (17 janvier 1930)
Il compose 63 poèmes entre juin 1929 et septembre 1932, à la mesure du talent de Gabrielle, de ses doigts d’artiste, de sa sensibilité, de leur désir et de leurs souvenirs lumineux. Ils évoquent la force de Gabrielle, leur amour naissant, l’océan, Paissy, Trébéron, la séparation.
« Après que j’eus griffonné le premier poème « Absence mon cher être », tu m’as écrit que tu le relisais sans fin, y trouvant quelque chose pour ton cœur. » (14 octobre 1932). Ce poème a de l’importance pour Alain, il y revient souvent dans ses lettres. Cette phrase Absence mon cher être appartient aussi au Commentaire de Charme21 de Paul Valéry par Alain. C’est un signe qu’il a placé secrètement dans ce livre, signe d’amour à sa bien-aimée qu’il fait au cœur d’une œuvre. Absence dont Alain écrit qu’il est un des mots favoris de Paul Valéry . Il s’agit des hêtres aux ramures séparées dans Au platane22 « Ils vivent séparés, ils pleurent confondus / Dans une seule absence, / Et leurs membres d’argent sont vainement fendus/ A leur douce naissance. Cette absence mon cher être s’adresse naturellement aussi à Gabrielle, et à Alain aussi, absent car perdu dans l’océan de la séparation. Leur vain éloignement est douleur pour les deux qui sont un et pourtant séparés.
La nature, très présente dans ces oeuvres, amie ou étrangère, tantôt se souvient, tantôt néglige leurs amours. La mer, objet favori du poète, ondule, va et vient en écho à la présence du cœur et à l’éloignement des corps et ne cesse de rouler ses vagues, porteuses à la fois d’effacement et d’un possible retour. La lune berce le sommeil de l’un et la veille de l’autre. Et l’algue marine donne saveur aux lèvres de l’aimée. Et comme un code de chevalerie, Alain glisse presque dans chaque poème une broderie amoureuse, une allusion métaphorique au monde de la couture. Tissus, plis et les replis, soie, moire et pavois s’insinuent au creux des vers, le plus souvent des alexandrins. Il y a de la sensualité, des sons et des parfums, des accents valériens : des nymphes et des faunes, des miroirs au Narcisse . « Il faut se fier aux mots, et les faire sonner », ce qu’il disait dans Charmes de la poésie mallarméenne, Alain l’applique dans ses vers. Mais moins pessimiste que Mallarmée, Alain dit souvent « on ne nous a rien promis. Le gouffre de la distance est là qui guette toujours mais la poésie d’Alain espère. L’espoir est cosmique : Vénus, la lune, les saisons : au printemps « l’espoir vole et j’entends murmurer la colombe » « oh ! vivre ! et respirer le vivant avenir.. ». « Dis-lui que rien ne passe et que tout recommence ». Les poèmes remontent le temps de la passion et militent pour un temps à venir de l’amour retrouvé « … le cœur a juré que rien ne finira » .
Et puis ces poèmes qui constituent l’œuvre unique, le livre unique, la collection de manuscrits rares, écrits pour Gabrielle n’appartiennent qu’à elle « Je pense à tous les vers que j’ai écrits pour toi, à ce livre secret qui est ton trésor à toi toute seule. Et je suis si content d’avoir fait quelque chose qui soit digne de toi ». (17 janvier 1930)
« Ces poèmes sont à ta mesure. Sans cela aurais-je pu les écrire ? […] N’importe qui dirait de la femme qui les as reçus et inspirés, pour elle seule : « Elle en était digne ». (janvier 1930)
« Il n’y a eu qu’une femme pour moi. Tu dois le croire. Les poèmes en sont la preuve ; car nulle femme au monde n’en peut montrer autant, ni même le plus petit commencement. Mais je suis content que Paul Valéry sache que j’ai fait des vers, et qui ne seront lus que par l’Unique ! »
Et puis à ces poèmes s’ajoutent les poèmes en manière de dédicaces – dont nous conservons la collection à Mortagne, incrustés dans les livres numérotés destinés à Gabrielle. Par exemple celle de Charmes de Paul Valéry, très long poème, dont Alain parle dans sa lettre du 17 janvier 1930 « preuve d’un cœur amoureux comme on en a guère vu ! » ou celle des Entretiens au bord de la mer dont la lecture par Gabrielle rue de Rennes a bouleversé Alain
La correspondance ouvre sur une troisième œuvre : la peinture
La correspondance avec Gabrielle depuis la guerre porte aussi la peinture. Il peint Paissy, des aquarelles du village et de l’église connus d’eux deux avant la guerre. Elle en a emporté quelques unes à son premier départ. Il lui adresse ensuite les petites toiles entre les pages de la NRF, celles qu’il peint au Pouldu, au bord de l’océan qui à la fois les sépare et les réunit. On a d’ailleurs une impression plus nuancée des séjours au Pouldu, ils ne sont pas tous effectués dans l’allégresse. Le Pouldu – que l’on peut prendre à première vue comme un endroit idyllique – a finalement été source de malentendus entre Alain et Gabrielle, de souffrance pour elle, d’insatisfaction pour lui, de mélancolie. Et la peinture, à l’origine, comme la rose sur le rosier, est plutôt l’expression d’une souffrance.
« Voilà le régime d’été – c’est à dire le séjour au Pouldu avec Mme Morre-Lambelin – qui t’a tellement dégoûtée que tu as fui. Et c’est bien fait pour moi […] Je me jetterai dans la peinture. C’est un dérivatif puissant. Et puis je verrai l’océan, je verrai les bateaux au loin. Je te ferai des vers. (28 juin 1929)
La lune est aussi un perpétuel objet de liaison, de nostalgie, de souvenirs de bonheur. Celle de Paissy notamment. Elle est présente à la fois dans la poésie et dans la peinture.
« Et je pense à toi et à la petite église de Paissy qui a le bonheur d’être sous tes yeux bleus, mais je voudrais être un grand peintre. On ne se trouve jamais assez grand pour sa bienaimée.
C’est émouvant de savoir que parmi les pochades que nous possédons au Musée ou qui sont conservées au Vésinet, beaucoup ont fait la traversée vers les Etats Unis et en sont revenues. Je pense particulièrement à une toute petite toile représentant un croissant de lune, cadeau de Albert Laffay, ce croissant de lune contient tant d’amour, d’espérance, de don, que je le regarde maintenant d’un autre œil.
La correspondance ouvre aussi à la musique
Presque dans chaque lettre il est question de musique, d’interprétation de Bach, de Schumann, de l’envoi d’une partition, d’improvisations au piano ou au violon, de la commande d’une transcription, celle du Boléro de Ravel par exemple, de l’évocation de tel concert entendu ensemble ou de tel dîner en musique agrémenté des Impressions d’Italie d’Emmanuel Chabrier.
Gabrielle, à lire ce qu’écrit de son style Alain, était une musicienne talentueuse avec qui Alain aimait à jouer. « J’ai toujours remarqué que ton goût musical est à toi seule ; tu l’as formé en écoutant, et tu ne te laisses jamais détourner. » (14 décembre 1929)
La nostalgie des duo piano et violon avec Gabrielle perce dans la correspondance. Mais ce qui domine c’est le piano. Il est une référence pivot dans les lettres, et le piano que Gabrielle a laissé à Alain en partant pour l’Amérique a une importance toute particulière. Il est présent dans presque toutes les lettres comme présence même de Gabrielle.
Il est « le cher piano », « le piano chéri ». Alain caresse ses touches en pensant à Gabrielle ; il se rapproche d’elle par sa musique. Il revient rue de Rennes pour le retrouver et joue jusqu’à s’engourdir les doigts. Le piano est l’ombre sublime de Gabrielle dans l’appartement d’Alain :
« J’ai joué Prélude et Fugue 4 du 1er volume et tu devines pourquoi, et à quoi je pensais. Aussi la fugue 6 en ré mineur faisant tes gestes » (26 novembre 1929)
« En jouant sur ton piano mon cœur bondissait en me disant que bientôt je jouerais pour toi. » (7 octobre 1932)
« Tantôt j’ai fait chanter ton piano ; il est tellement net qu’il vous apprend la musique. »
Les lieux
On pourrait aussi évoquer les lieux mythiques sur lesquels Alain revient sans cesse dans la correspondance. Les lieux fortement chargés de symbole, comme assortis d’un charme. Ce sont les lieux sublimés qui ont du sens pour eux ou qui ont été témoin de leur amour : Paissy, Le Luxembourg, Morgat, les gares où sont affichés des destinations :
« Ce matin encore j’ai fait un détour pour lire sur une carte Chateaulin ! Et j’ai rêvé et j’ai revu cette vallée, ces rues montantes, cette rivière, et enfin tout. J’étais dans le ciel. » (26 nov. 1929)
La brasserie dans le petit coin à droite ou derrière le paravent
Il y vient le soir comme à un refuge. C’est un endroit à eux seuls qui les a vus réunis et où il lui écrit pendant le repas. Le patron est particulièrement attentif à ce client fidèle ; il a connu aussi Gabrielle. C’est un lieu béni pour Alain. Et le parcours qui y conduit est peuplé du souvenir des promenades avec Gabrielle. Le Pont Neuf, l’Eglise St Germain sont très aimés d’Alain.
« Je préfère tellement le seul coin de brasserie à tous les lacs italiens » (22 août 1929) Allusion ici, je pense, à un voyage qu’Alain fit avec Marie-Monique Morre-Lambelin.
Le salon-fumoir gris et vert dans l’appartement rue de Rennes qu’Alain faire refaire aux couleurs de Gabrielle, assorti d’un divan gris et vert « inventé pendant ton absence et refait à tes couleurs », où il espère la recevoir un jour prochain, où elle lit la dédicace des Entretiens au bord de la mer dans une robe noire, où elle pleure aussi avant le second départ.
Les fleurs
On pourrait faire allusion rapidement et légèrement au jardin séché qu’Alain compose pour Gabrielle et dont les éléments sont souvent des pétales de rose. Ces pétales transitent par ce qu’Alain nomme sa poche de cœur, ils y retiennent l’odeur de son tabac et s’embarquent ensuite pour les Etats Unis, tout chargés d’émotion et d’amour. Ces pétales ont été conservés et figurent encore dans la correspondance. Pendant de nombreuses années en effet, Alain envoie des pétales de roses dans les enveloppes des lettres. Par exemple des roses-thé pour aller avec le teint de Gabrielle ou bien des rose de Teplitz, celles qu’il préfère. Ou bien encore des roses du Bengale.
L’herbier amoureux d’Alain qui contient des fleurs de jardin et des fleurs de champs est l’objet d’une attention très délicate et rare dans le choix des espèces, dont certaines comme le mélilot exigent une recherche particulière. Il fleurit à Paissy mais pas au Pouldu.
« J’ai aperçu hier dans un coin du jardin une ou deux violettes. […] Je les mets au fond de l’enveloppe, après leur avoir confié les pensées que tu devines. Et j’y voudrais mettre le parfum sauvage de ton homme ». (17 janvier 1930)
La rose n’en finit pas de refleurir dans le jardin du Vésinet et dans les lettres d’Alain une passion jeune et fraîche pour une femme adorée.
Conclusion
Au terme de cette intervention, trop légère sans doute aux yeux de la philosophie, je voudrais dire que j’ai tenté, en suivant cette piste « d’Alain et la femme », et plus poétiquement « d’Alain et Gabrielle », que nous découvrions ensemble un Alain méconnu peut-être dans la place qu’occupe la femme dans son œuvre, et dans sa relation avec Gabrielle ; un Alain plus intime, plus incarné, plus homme tout simplement. Et il en est pour moi embelli et grandi.
Je laisserai, si vous le voulez bien, le dernier mot à Gabrielle – que l’on n’a pas beaucoup entendue – dans une lettre à Georges Gontier de 1953 – donc postérieure à la mort d’Alain.
« Ne reviendrez-vous pas voir la petite chartreuse [ il s’agit de la maison du Vésinet] que mon mari aimait tant.[…] La maison est un peu plus grande mais elle n’a pas beaucoup changé depuis 1918 quand j’y suis venue. […]Vous connaissez le chemin, vous y serez accueilli de tout cœur et tout vous le rappellera et nous parlerons de lui qui est toute ma vie depuis mon enfance. »23
NOTES :
1 Sentiments, passions et signes, XVI, p.59
2 Cahiers de Lorient, I, p.284
3 « Une des plus remarquables et des plus efficaces artisans de l’émancipation de la femme », O. Wormser dans le livre du Centenaire du collège Sévigné, p.18
4 Deux bulletins des Amis d’Alain publient quelques unes de ces lettres de guerre entre Alain et Marie Salomon, n°12, novembre 1960
5 Séverine (1855-1929) femme de lettres, journaliste, féministe militante
6 Libres Propos 30 avril 1921
7 Journal, 6 février 1938
8 1898-1986
9 Journal 14 juillet 1938
10 Cahiers de Lorient, p.108
11 Les Sentiments familiaux, dans Les Passions et la sagesse, Pléiade, p.330
12 Les Passions et la sagesse, Pléiade, p.178
13 p.219-220
14 Sentiments, passions et signes, Gallimard, 1927, p.64. Et dans un Propos du 18 octobre 1906 « Les hommes se montrent un peu niais quand il s’agit de féminisme […] S’étonner qu’une femme soit capable de passer une licence, une agrégation, ou tout autre baccalauréat, c’est tout à fait ridicule. Et je ne vois pas du tout en quoi ces travaux de manoeuvre seraient plus difficiles que l’art de faire de la dentelle, ou de préparer un civet de lièvre »
15 Sentiments, passions et signes, Gallimard, 1927, p.72
16 « Votre garçon a été vacciné hier », 11 août 1914 Alain à Marie-Monique
17 Bulletin des Amis d’Alain, n°73, avril 1992
18 dans une lettre du 10 septembre 1940
19 « Souviens toi de Dugny. Tu m’apportais ma récompense et les rois n’étaient rien à côté de moi. Pense au chapeau blanc, à la petite table ronde et au verre de cognac. » (16 décembre 1929)
20 Elle reviendra en décembre 1930 pour repartir en mai 1931, puis en décembre 1932 et repart jusqu’en avril 1933
21 « Au platane », p.38-39 dans Charmes
22 p.39 Gallimard,1952
23 C’est moi qui souligne