Ce nouveau recueil est donc thématique, comme beaucoup, mais non tous, et surtout il est organisé thématiquement, ce qui demande justification. La tradition des recueils thématiques est évidemment alinienne. Mais en ce qui concerne l’ordre de composition, il faut rappeler ce que Michel Alexandre écrivait en 1952, en préface au dernier recueil qu’Alain ait supervisé, le recueil Politique :
L’ordre chronologique est celui pour lequel Alain s’est prononcé toutes les fois qu’on lui a demandé de publier des Propos ; et je sais pertinemment que, s’il l’avait pu, il n’en aurait jamais toléré d’autre. Mais un tel ordre, bien loin de signifier un quelconque enchaînement historique, valait à ses yeux comme un ordre de pur hasard, autrement dit comme une absence ou plutôt comme un refus de tout ordre systématique, et même de tout ordre préconçu, à plus forte raison de toute ordonnance introduite après coup. (…) Aucun Propos ne formera jamais chapitre ni paragraphe dans une progression ou procession ( » théorie « ) de concepts bien rangés et en ordre de marche. Et sans doute la forme Propos n’a-t-elle été inventée que pour refuser à l’esprit cette quiétude des divisions abstraites, armature indispensable de la pensée scientifique et technique. Aussi de tels textes ne se laissent-ils que très malaisément classer sous une rubrique déterminée ; et je sais qu’Alain ne s’était résigné qu’à contre-cœur à caractériser par des titres les Propos des divers recueils ; car un Propos ne traite jamais d’un seul et certain sujet, pas plus qu’il ne nous conduit à quelque solution certaine (…). Occasion assez rare aujourd’hui de découvrir, en la réalisant tant bien que mal, la liaison intime ou communauté des idées (koinônia), par cet ajustement toujours inachevé qui serait, en termes platoniciens (nullement hégéliens), la vraie fonction dialectique de l’esprit.
Je ne reviendrai pas techniquement sur cette dernière phrase, ques les Propos 41 et 42 de notre recueil, les deux premiers de la quatrième section « L’océan instituteur », et qui avaient reçu les titres respectifs de « Platon »(ou « L’ombre de Platon ») et de « L’éternel Aristote » (ou « Hegel et Aristote ») nous inciteraient à revisiter. Je me contenterai de quelques remarques d’introduction, pour rappeler que le texte d’Histoire de mes pensées cité en préface suffit à justifier le projet du recueil, comme d’ailleurs le fait que, dans la classification de Marie-Monique Morre-Lambellin, la catégorie « Cérès » était évidemment légitime, à côté de « Mars », « Plutus », « Jupiter », etc. J’avoue d’ailleurs n’avoir pas demandé à Pierre Zachary de combler ce qui me semble une petite lacune dans ses notices bibliographiques, c’est que nous n’avons pas le classement thématique de chaque propos, comme il nous l’a livré pour les Propos « inédits » de 1936 qu’a livrés le dernier Bulletin. De même que me manque, je l’avoue aussi, quand on suit un tel recueil, la mention des titres, ici rejetés dans l’appareil critique, et que je confesse avoir rétablis au stylo sur mon exemplaire des Propos sur la nature. Mais c’est aussi que j’avais à vous en parler, et non à revenir et à vagabonder. J’aime les pancartes, qui n’épuisent rien à mes yeux, et que je peux oublier ; mais peut-être suis-je dès le premier moment un promeneur trop pressé.
Cette préface nous indique également un certain nombre de thèmes, ou de problématiques, par lesquels Alain explicite la dimension « vertébrale », en lui, du thème de la nature. Invitation, donc, à une organisation non systématique, mais ordonnée. Il est vrai que les Propos eux-mêmes suffiraient bien à faire éclater cette ordonnance de l’intérieur. Mais ce qui nous aide encore ici à rejoindre cette vie propre de chaque Propos, c’est que l’ordre adopté par Robert Bourgne ne suit pas (nous en avions évoqué la possibilité) ces lignes directrices indiquées par Alain, mais obéissent à un ordre que l’éditeur n’explicite qu’en postface ; et ces principes de classement se croisant, le premier impliquant des rapprochements entre des propos que le second a éloignés, mais rapprochés d’autres qui imposent la prise de conscience d’autres lignes de force, il me semble qu’ici, la suggestion plurielle de principes d’organisation possibles nous renvoie bien à la fois à la puissance affirmative de chaque propos pris individuellement, et à la puissance de suggestion qu’un rapprochement suggère, en suggérant d’autres à l’infini, et manifestant qu’aucun propos ne saurait se réduire à l’expression d’un système dont il serait un moment.
Je voulais essayer de le montrer, en développant la lecture « thématique » à laquelle nous convie la préface, puis celle que nous présente l’organisation de l’éditeur, enfin en revenant sur certains moments de ce recueil, qui me semblaient prendre d’autant plus de densité, de force souvent énigmatique, lorsqu’on a accompli cette sorte de « détour théorique », non nécessaire peut-être, comme tout itinéraire, mais fécond comme bien d’autres, et que chacun définira selon sa conception du vagabondage. Vous allez comprendre pourquoi ce projet était, et fort heureusement, voué à l’échec.
» Le thème de la nature est la toile de fond de toutes mes pensées « .
Que dit ici Alain, et en quel sens certains propos du recueil explicitent-ils ce qui n’est ici que suggéré ?
La pensée subjective
Le thème de la nature […] est la toile de fond de toutes mes pensées. J’ai déjà fait entendre que je n’ai jamais pu comprendre comment l’on se connaît soi premièrement. Autant que je pouvais deviner la situation de ceux qui pensent subjectivement, je les voyais enfermés dans des rêves et séparés du monde, et développant une existence sans fenêtres, à peu près comme les monades de Leibniz, existence où il y avait pourtant des ombres de fenêtres et une sorte de monde au-dehors ; mais le tout était au-dedans et solitaire comme quand nous rêvons.
La première thèse énoncée est fondatrice : « il n’y a pas de connaissance subjective ». Leçon de Lagneau, ou qu’il attribuera à Lagneau.
Écho du célèbre discours de Vanves, qu’affectionnait François Foulatier, « L’esprit dormait ; le monde était son rêve », et dont il avait développé les deux moments (le sommeil, le réveil) dans une conférence dont le souvenir m’est demeuré vif. Mais j’ai promis que je ne vous parlerais pas de Lagneau, pas plus que je ne parlerai du développement chez Alain de cette « doctrine ésotérique » qui constitue la réfutation de l’illusion d’une pensée subjective d’abord, objective par composition. Les Propos nous renvoient à ce même travail, mais dans sa dimension « exotérique », celle qui s’adresse aux « moins instruits de mes lecteurs », soit, par excellence, même si ce n’est pas exhaustif, aux lecteurs des Propos, à ces lecteurs qui, sur cette question de la pensée subjective, « étaient aussi les mieux capables de me suivre », eux qui, « comme moi, auraient fermé le livre, si la solidité du monde avait seulement été mise en doute ». C’est d’ailleurs au chapitre « Les propos » d’Histoire de mes pensées qu’appartient ce passage. Donc ne lisons que les Propos, comme ce passage invite à les relire, et même si, bien entendu, bien des ouvrages d’Alain se trouvent contenir des passages propres à développer et enrichir cette méditation sur la nature. En quel travail d’écriture se traduit et s’explicite, dans les Propos (et donc dans ce recueil, s’il est bien composé), ce souci d’Alain ?
La description
D’abord dans une pratique de la description. « Je ne crois pas avoir jamais fait autre chose, quand je décrivais, que nettoyer ce monde de toute la buée humaine, et le voir comme il serait sans nous ». On trouvera surtout, dans ce recueil, des Propos dans lesquels Alain explicite des intentions qu’on pourrait dire théoriques ; mais aussi un choix de ces propos de pure description. Ils sont rares ; car peut-on tout à fait s’empêcher d’être professeur ? Ils sont comme la nostalgie du chant du poète en Alain, quelque chose comme le regret de n’être pas poète, lorsqu’on est si près de saisir le sens du chant humain : et il est des propos, comme « Fête de juin » (5) ou plus encore « le Rossignol » (6), qui semblent comme des modèles de cette prose qu’Alain semble regretter parfois de n’avoir pas cultivée toute. Mais Alain avait bien des regrets. Il me semble à ce titre que peu de propos rassemblent autant de dimensions d’écriture que le dernier que nous propose Robert Bourgne, et que j’espère pouvoir vous lire en fin de compte. Mais la plupart du temps nous trouvons beaucoup d’idées, de concepts, et la trace d’un travail plus explicite d’éveilleur, qui passe par le concept, qui s’attache à dissiper des illusions, à renvoyer l’homme à une conscience de soi qui ne cesse de se défaire ; travail qui sentira sans doute en bien des moments plus ou moins le professeur, mais après tout, même le professeur est homme, et à sa tâche. En quoi consiste donc ce travail ?
La rectification
Je dégage quatre » projets théoriques » dans cette relecture par Alain de sa propre démarche : la première tâche consiste à dissiper l’illusion de l’horizon :
La première illusion qui devait être surmontée était celle de l’horizon, qui en effet n’est pas autre que ce qui m’est près ; et moi-même je suis à l’horizon pour d’autres. Et cette idée simple est de grande conséquence. Car nous croyons d’abord que les choses inconnues sont autres et nouvelles ; nous le croyons tant que nous les pensons de loin et par conjecture. A voyager l’on apprend au contraire que l’Univers est partout le même.
Une autre forme de cette même tâche, ou la tâche générale dont la critique de l’horizon paraît une forme particulière, revient à « séparer le monde et l’âme » :
J’entends par âme provisoirement ce que nous jugeons faussement être du monde, et qui n’est que de nous (…). Pour moi j’ai toujours lu avec étonnement, et dans les livres que je prenais au sérieux, que quelque Dieu avait fait ce monde, et même l’avait fait pour nous, et que cela se voyait bien, par l’ordre, par la constance, par des lois très sages, et enfin par les éclats de la justice céleste. Pour moi, j’avais choisi. Ce que je voulais bien nommer la justice céleste, c’était l’inertie même de ce monde, qui n’offre aucune trace d’intention ni de volonté ; de ce monde fait d’atomes dansants ; de ce monde que la terre solide nous cache si bien, mais que l’océan nous révèle, et qui nous sauve, si nous manœuvrons bien, par les mêmes lois qu’il nous engloutirait.
Lisons bien, car nous n’aurons pas le temps de tout faire. Dès le premier Propos, nous serons en présence d’une méditation sur l’ordre : « soleil menteur » (en mars) que ce soleil qui nous incite
à sortir et nous livre à l’emprise du froid ? Non, car c’est précisément en tant qu’il chauffe qu’il nous livre à cet air frais qu’il met en mouvement. « Dieu juste et raisonnable », ajoute le sage, dont un autre s’étonne, car enfin le soleil n’est ni menteur, si juste, mais mécanique : et ici apparaît le déplacement, car c’est bien dans la pensée de ce mécanisme que je vais retrouver la vraie figure humaine, et me trouver rassuré, « libre et heureux ». Et certes il n’y aura personne à remercier, mais une gratitude sans objet, ou une reconnaissance qui s’empêchera de se durcir (ou de s’efféminer) en gratitude.
Cette idée se retrouvera ailleurs, avec la rectification de tout ce que nous interprétons comme signes. Car le signe est humain, et toute lecture de la nature comme signe nous fait très exactement « juger faussement être du monde ce qui n’est que de nous ». Mais c’est dire aussi que par réflexion, cette activité par laquelle l’homme fait de la nature signe a quelque chose à nous dire, et de la nature, et de l’homme : ainsi la religion est à comprendre en sa vérité. Autre type de Propos, dont je prendrai pour exemple le Propos 4, avec son coup de griffe aux anthropologues qui découvrent avec étonnement « l’imitation religieuse », et butent comme sur un mystère inconcevable sur ces Bororos qui se disent Araras, ce qui revient à ne pas comprendre que le chasseur veuille faire le merle, ce qui est pourtant de nature. « J’avoue que le sociologue qui a cru découvrir ici une autre logique et d’inconcevables contradictions m’étonne plus que Bororos et Araras ensemble ».
On pourrait poursuivre, renvoyer aux Propos qui reviennent sur cette idée d’inertie ; car on n’est jamais aussi délivré que l’on ne croit des causes finales ; il faudrait prendre pour fil conducteur le thème des « atomes dansants », si présents, car la danse ici est l’affirmation de l’irréductibilité à la loi, pensée difficile par excellence, et qui se dit dans le spectacle de la neige (51, 52) aussi bien que dans celui de l’océan. Leçon fondamentale, qui affirme l’irréductible distance du divers au principe de son unification, et qu’on ne trouvera pas seulement dans la section 4 « L’océan instituteur ». On retrouverait aussi, laborieusement, le caractère central de l’opposition du solide et du fluide ; même leçon au fond, mais qui demande à être rejointe par des chemins réels, et non par un survol et un repérage de termes. Nous allons d’ailleurs y venir. Ici j’annonce une méthode possible, qui ferait une thèse si l’on veut, mais bien difficile à écrire. Je finis donc par rappeler le rapport à la réflexion sur l’action, puisque si le monde « nous sauve, si nous manœuvrons bien, par les mêmes lois qu’il nous engloutirait », il importe de rappeler à l’homme comment et en quel sens il peut espérer se sauver.
Rappeler ? Instruire ? Cela sent encore trop son professeur ; car en un sens cette rectification du rapport au monde est toujours en fait déjà opérée par l’homme, puisque l’homme se sent libre devant la mer, puisque l’homme court aux montagnes, puisque l’homme sent la beauté du monde ; mais opérée sans qu’il le mesure, de sorte qu’il ne faut certes pas lui enseigner, mais bien lui rappeler que c’est par cette restitution de la transparence du monde que nous nous rendons à chaque instant, quand c’est le cas, « libres et heureux », et que nous nous trouvons, peut-être sans savoir comment ni pourquoi, rendus à la beauté du monde, et par l’art aussi bien (40). Personne n’a besoin d’Alain pour savoir que le monde existe, et en particulier pas ces lecteurs auxquels il s’adresse ; de même que personne n’a besoin de lui pour sentir la beauté du monde, ni pour éprouver cette évidence de ma liberté et de ma puissance réelle, griserie de l’alpiniste ou méditation du promeneur devant l’océan. Mais il s’agit de renvoyer l’homme à ce qu’il oublie de soi, et par l’incitation à la pensée de la beauté
du monde, de l’inciter à faire de sa pensée un des instruments qui résiste à la perte ou à l’oubli de soi.
L’horizon
Commençons donc.
La première illusion qui devait être surmontée était celle de l’horizon, qui en effet n’est pas autre que ce qui m’est près ; et moi-même je suis à l’horizon pour d’autres. Et cette idée simple est de grande conséquence. Car nous croyons d’abord que les choses inconnues sont autres et nouvelles ; nous le croyons tant que nous les pensons de loin et par conjecture. A voyager l’on apprend au contraire que l’Univers est partout le même.
Ici la tâche du conférencier semble aisée. Un Propos illustre cette « idée », c’est le Propos 38, et il s’insère dans une petite série qui nous permet d’en mesurer quelques « conséquences ». La série, ce sont les propos 36, 37, 38 de la IIIe Section. « Chasseurs d’horizons », « Le fétichisme des physiciens », « Du bon usage des idées » (je rétablis les titres), et leurs prolongements, en particulier dans la théorie de l’éducation et l’appel à la vigilance citoyenne. Certes on peut prévoir qu’il ne suffira pas de ces trois Propos pour épuiser les « conséquences » possibles de cette « idée simple ». La série provoque l’esprit à remarquer d’autres séries. Mais regardons un peu.
Quelle est « l’idée simple » ? « Il n’y a point d’horizon ». Je peux m’y rendre, et ce ne sera plus un horizon. Et si l’horizon recouvre la pensée de l’ « autre qu’ici », je dois savoir que quand j’y serai, ce sera un autre « ici ». Mais de tout « ici » je peux faire pensée ; et pourtant la pensée ne cesse de se détourner, et de juger de l’horizon, qui ne peut faire naître de pensée réelle, et détourne d’en former. Cela est vrai de la politique : « Ils ne voient pas la bouteille d’huile de ricin qui sort de la poche de nos fascistes ; ils s’étonnent qu’ailleurs on la fasse boire à l’ennemi politique. Les bolcheviks n’avaient pas d’aversaires plus irritants que les socialistes révolutionnaires ; cela semble absurde ; mais regardez chez nous. Qui a vu le boulangisme, l’affaire Dreyfus et la guerre, il a vu toute la chinoiserie du monde« . L’étonnement d’horizon n’est pas à l’origine de la pensée ; c’est l’étonnement du présent, l’étonnement au donné-ici, qui féconde la pensée. Or on lutte difficilement contre notre première curiosité. Ainsi les astres ne nous éduqueront-ils que parce qu’ils y opposent par eux-mêmes résistance : « les métiers de chasseur, de pêcheur, de cuisinier, de chef, n’ont jamais instruit personne, au lieu que le métier d’astrologue a jeté l’homme dans les chemins du vrai savoir, de la vraie sagesse et de la vraie puissance. Pourquoi ? parce que cette curiosité pleine de passion ne pouvait ici le conduire à saisir la chose de ses mains pour la soumettre et la changer« . L’astrologie fut bien la nourrice de l’astronomie, mais l’objet même contraignait à dépasser en soi le principe de la recherche. Où nous commençons à comprendre que l’ordre de l’éditeur crée tout autant un désordre que l’ordre chronologique ; et qu’à approfondir les apparences d’ordre, nous sommes renvoyés à l’infinie pluralité des ordres que nous serons sommés d’introduire pour nous orienter dans cette danse de pensées.
Donc le réel, l’utile étonnement, celui d’Archimède se découvrant plus léger dans l’eau, celui de Newton devant la chute d’une pomme, images et légendes qui parlent haut, cet étonnement est rare, et peut-être même profondément refusé. « Démosthène, qui reste à l’horizon, m’intéresse plus qu’un marchand de pâte à rasoir, qui est pourtant un orateur tout vif, dont je pourrais mesurer le souffle, les ruses, les sentiments ; car il est tout franc quelquefois ; il laisse deviner ; il a des silences, de l’amitié, un certain mépris, des reprises, enfin tout ce qui est requis pour vendre la pâte à rasoir ou la molette à couper le verre. Mais je suis pressé ; je vais prendre mes passeports pour une chasse aux horizons. Je trouverai les mêmes choses à Naples, où je n’aurai point non plus le temps de les voir ».
« La pensée est la mesureuse »
: rappelons, malgré nos conventions, cette citation qui évoquait le souvenir de Lagneau, pour dire qu’il n’y a rien d’anodin à cette petite formule : « je pourais mesurer… », et que lorsqu’Alain écrit ses Propos, tout Alain est présent à chaque instant, ce qui fait parfois des énigmes, et parfois permet, si l’on repère dans l’apparemment anodin l’allusion à ce qu’on pourrait appeler l’ésotérique, de découvrir de nouveaux passages, de nouvelles incitations à penser. Car si j’affirme le sérieux de cette référence qui n’en est pas une, je suis obligé de dire qu’il y a quelque chose d’essentiel dans le fait que je refuse ce travail, qui consisterait à saisir dans l’orateur réel chacun de ses aspects dans son rapport au tout – ce qui me ferait apparaître chaque apparence en sa vérité, éclairée par sa fonction, et en même temps acte de l’homme.
Ici je suis renvoyé à beaucoup, et d’abord à tous ces propos qui reviennent sur ce que c’est que penser, explicitant en quoi la pensée de la nature consiste à « nettoyer le monde de la buée humaine ». Renvoyé aux Propos qui critiquent l’illusion substantialiste : aussi bien celui qui suit (« Fétichisme des physiciens ») que le Propos 46 (IV, « Couleurs » ou le Propos 41, dans lequel l’ombre de Platon vient rappeler comment la science a peu à
peu dissout la propriété dans le rapport ; aussi bien que le Propos 56, qui, évoquant « la nature dans l’homme », dénonce l’illusion du caractère, « consécration de l’humeur »). Si la pensée de la nature délivre, c’est d’abord qu’elle doit s’affirmer comme pensée du pur rapport, en quoi en un sens se dissout toute existence : « Heureux qui pense le rapport », dit l’ombre de Platon. Ici, penser l’orateur réel, c’est bien saisir cet ensemble de rapports qui le constitue. Oui, mais qui ne le constitue que parce qu’il le constitue par sa vie propre, et c’est pourquoi je ne le penserai pas si je le pense abstraitement. Et c’est en ce sens difficile que, nouveau sens du mot, l’idée est nature, c’est-à-dire vie et histoire, ce qui est la vérité conjointe de Hegel et Aristote. Le primat de la perception, cette idée que la seule pensée réelle est la pensée percevante, renvoie à ceci que la seule réalité
de l’idée est dans l’existence singulière, et que je ne saurais la saisir en dehors d’elle.
Le ciel
Ici faisons un détour par le ciel, pour y retrouver quelques-unes de ces préoccupations. En quoi le ciel fut-il, et demeure-t-il, instituteur ? Ici parcourons, ce qui est une autre manière chercher, et de rejoindre les mêmes vérités.
Que nous apprend le Ciel ? D’abord que le solide n’est qu’illusion, et qu’au regard de ce retour de l’identique, notre monde est celui du flux : « Le torrent se déchire sur le roc ; et le roc lui-même s’en va en sable ; à peine les pics granitiques montrent-ils, par leur forme, qu’ils résistent à la neige et aux pluies ; mais ces talus calcaires, ventrus, rayés d’argile, on les verrait couler comme de l’eau, si l’on vivait seulement un peu plus lentement et si dix siècles passaient comme une seconde ». La fluence du monde nous est autant révélée par là que son remède, et que l’idée pythagorique de la loi qui ordonnerait ce flux comme elle gouverne ces astres et notre musique.
L’astronomie nous apprend encore que le savoir s’exerce d’abord en sa pureté sur ce à quoi nous ne pouvons rien. A quoi bon alors ? (14). Mais c’est qu’il importe d’apprendre à savoir, et que cela exige détour, et renoncement à saisir. Car la vérité n’est jamais saisie, mais construite, et du coup jamais construite, mais toujours en train d’être faite, si je veux. Alain revient ici à cette possible fécondité des sciences, « qui serait à distribuer un peu de vraie science entre tous les hommes » (Thalès, 15). Mais qu’est-ce que « vraie science » ? C’est dépasser les signes (16, Orion, le savoir du berger, le savoir de la marche du soleil). Il faut penser le tout, ce que ne fait pas le berger, ce qui est lier les signes, et tout annoncer au lieu de la neige seule. Mais notons que sentir le tout ne se fait qu’au chaud du lit. « La science, en liant toutes choses, lie l’espoir à la crainte, et tempère le froid par le chaud. Cela ne veut pas dire que la douce chaleur de mon lit, où j’ai fui devant le sauvage Orion, n’y soit pas aussi pour quelque chose ». Donc il faut renoncer à prendre, et cela n’est peut-être possible qu’à celui qui n’a rien à saisir. Toujours est-il que l’objet même nous y force. Le savoir s’est développé là où « le succès ne dépendait plus du savoir-faire, mais seulement du savoir-penser ». Sinon on retourne au cynisme, pensée du chien polytechnien (17).
Il y a pourtant bien un éloge de la vision, de l’émerveillement, du spectacle, du non-construit (Saturne) : oui, comme remède à l’habitude, en quoi nous mure notre pensée faite ; et le spectacle peut la défaire, et nous remettre à la tâche (18) : la succession des propos suit ce mouvement de la pensée, et le refus du cocon, nécessaire au devoir de tisser. Cette tâche est toujours la même, rectification de nos pensées par le culte de l’apparence. Ainsi Mars nous rappelle, par l’objection de son mouvement apparemment rétrograde, à l’obligation de lier les mouvements apparents au tout des mouvements (19) ; comme l’éclipse qui surprend Alain en commençant par assombrir le sommet de la lune trompe son attente, fruit du souvenir (« L’éclipse plus embrumée que j’avais vue il y a quelques années commençait ainsi ») et de l’automatisme animal ( » J’attendais l’ombre par en-dessous, comme un chat attend la pluie « ) et le force à repenser l’attente juste (20) selon la position du soleil, qu’à vrai dire l’ombre indique justement. Et je pense l’ordre actuel en pensant l’apparence dans son écart avec ce que j’attendais. Et qu’aurais-je pensé, aurais-je même pensé, si elle avait d’emblée répondu à mon attente ?
Saisir le tout, c’est faire resurgir aussi le tout de la durée que rythment les astres ; et l’on comprend aussi bien la projection en forme de destin de cette possibilité de lier le passé au cours des astres. L’astronomie aura toujours à s’affranchir de sa nourrice (21). Lier le tout en vérité au travail humain, en le délivrant de superstition, c’est le projet de l’Almanach idéal (22), qui ne prédit rien, mais prévient de l’ordre dans lequel nous avons à nous inscrire. Voilà ce que serait « distribuer un peu de vraie science entre tous les hommes » (l’Almanach des écoliers), effort qui rendrait les hommes « plus près d’être poètes, et plus généreux, s’ils ne cessaient de lier leurs travaux à ce grand Univers ». Poètes (1) et généreux (2). Sentants et actifs. Chantants et pensant. Alain n’est pas qu’un philosophe de la volonté.
Poètes : Le propos 23 oppose la religion païenne à la superstition, l’artiste au théologien : mais les religions des villes sont toutes d’entendement. Nulle religion d’instinct n’est fausse, et toute religion d’entendement l’est : ainsi faut-il « croire l’image et se défier du discours » (23).
Généreux : car saisir le tout n’est pas nier l’homme, et bien au contraire : l’homme fut homme à Verdun, projeté, mais irréductible aux tempêtes déchaînées
au contraire, d’autant plus homme là (24).
Retour au sol
Je reviens à mon orateur, et à ce devoir de penser le tout dans l’apparence, ce qui est, lorsqu’on l’applique à l’homme, former une pensée réelle, et même saisir l’idée réelle, l’idée vivante, l’idée qui est nature, selon la difficile leçon d’Aristote et Hegel.
Ainsi, pensant aux pêcheurs de goémon (66), je comprends bien en quel sens il est légitime de les saisir comme « plis de la nature », et penser leur geste immémorial comme le vol du cormoran (45) : « Si l’on était asez grand , dit un troisième, pour observer à la manière de Micromégas ces pêcheurs de goémon, si bien réglés sur les marées, n’admirerait-on pas le merveilleux instinct de ces insectes si bien adaptés ; en revanche, après quelques siècles d’observation, ne conclurait-on point qu’ils ne pensent pas, puisqu’ils n’inventent plus ? »
; mais en même temps les considérer me les fera saisir hommes totalement, par ce moment où l’homme retire ses habits de pêcheur, jette ses outils et boit à son travail bien fait. C’est en ce sens, que je dirai négatif, que le monde humain fait nature, et en ce sens, comprendre l’homme est bien le dissoudre en ces rapports qu’a tissés le monde humain, et qui font de la vie de l’homme une infinie politesse aux signes ; mais cela c’est le solide dans l’homme ; et percevoir l’homme, ou méditer sur sa présence à la nature, ou se mettre en présence de la nature, car cela prend toutes ces formes dans les Propos, nous révèle autre chose aussi, autre chose qu’en particulier le spectacle de l’océan nous rappelle, à savoir que l’homme est ce fluide qui soutient le solide, loin que le solide puisse prétendre au titre de vérité de l’homme.
Ici je vais trop vite, mais c’est que les souvenirs des Propos se pressent. Comment rendre compte de ce que fait surgir ce passage ? Il faut reconstruire, encore et différemment, des ordres, et d’autres séries.
Le monde humain
Le monde humain est politesse, injonction à la politesse. Première série, qui dans la section V, invite à la résistance (61-65). La paix des champs s’exprime sous les images du joug (63), par lequel la force même de l’animal assure l’esclavage, la solidarité des forces et l’absence de la rencontre : « Autre force du tyran. Le bœuf traîne d’une certaine manière son compagnon. Et admirez ce lien de bois qui à la fois rapproche les deux têtes et les sépare. Deux têtes en une, mais qui ne communiquent que par le joug » ; par l’image de la corde (64) passée aux jambes de la vache folle ou du cheval récalcitrant, et qui les font tomber quand ils ruent, ou par celle de l’attelage, par lequel le cheval rétif sera traîné, et bientôt remis debout, et marchant, et tirant avec les autres. Et cette question : quel est mon pouvoir de résistance, pourtant nécessaire ? Comprendre l’ordre humain comme nature me libère de respect, mais non de contrainte.
Ici je remonte, et je perçois mieux la suite. La nature, c’est ce qui est donné ; mais rien n’est donné au fond, et aucune nature n’entraîne prédestination ; l’ordre humain est nature, et il faut tout d’abord le dire, car nous avons tendance à refuser de le saisir comme tel. « C’est ainsi ». Accepter certes n’est pas respecter, accorder valeur ; du moins cela semble-t-il impliquer soumission. Mais soumission à quoi ? Que dois-je accepter ? Le forgeron se soumet au fer, mais c’est le travailler selon lui, et le modifier selon sa loi et ma volonté ; et que savoir de ce que je peux ? « Que savons-nous de la volonté de Dieu, dit Coûfontaine dans L’otage, quand le seul moyen pour nous de la connaître est de la contredire ? » Ici comme en mer, il s’agit de vaincre en obéissant, et à tout moment, sans rêver de changer le temps qu’il fait. Se vaincre soi aussi, parce que l’inscription dans le monde humain est de bonheur, et l’homme (62) chante comme les oies volent, célébrant l’ordre. Mais il faut rappeler que l’ordre humain est de nature aussi en ce sens qu’il est marche, comme les glaciers avancent en détruisant tout avec une indifférence qui n’est pas même hautaine. La nécessité est règne du fluide, de l’absolu choc, du possible écrasement, toujours, et comprendre l’ordre humain comme nature est aussi comprendre cela. Ainsi le joug, la corde, et la paix des champs, qui rend impossible la résistance, et sans haine.
Le spectacle de l’océan, déjà évoqué, mais qui ici nous rappelle que l’existence, c’est fluide contre fluide :
Il me semble que nous disons oui toujours à cette rumeur rythmée, comme nous disons à la belle musique. Mais pourquoi ? Sans doute par une plus profonde imitation, qui, celle-là, nous rend à nous-mêmes. Car il se peut que la rumeur marine s’accorde avec notre propre rumeur, rythmée aussi, monotone aussi en sa variété. Il y a une partie de la musique, et ce n’est pas la moindre, qui excite, modère, conseille notre souffle, nos vagues, nos marées. Le grand musicien devine ces hauts, ces bas, ces compensations, ces repos, ces réveils ; mais il se peut bien que l’Océan nous apprenne encore mieux à vivre, par ceci que nos fluides, suspendus et tremblants, dépendent comme lui des changements de la pesanteur que commandent les astres proches, soleil et lune. Car nous sommes liquides, et nous ne pouvons changer tout d’une pièce. Celui qui n’a pas réglé les touches de son attention sur les vagues de sa propre vie connaît des creux et des chutes, et quelquefois un malheur de système en ses pensées ; dont l’Océan peut-être nous guérit ; non qu’il nous donne toujours des pensées ; mais il semble en marquer d’avance les réveils et les repos selon notre loi secrète.
Qu’est-ce que j’affirme alors ? Qu’est-ce que notre loi secrète ? Est-ce que cela a encore un sens ? Qu’est-ce que le « moment humain » ? De quoi la beauté est-elle signe, si je comprends que la beauté doit se comprendre comme « beauté des formes vivantes », ce qui revient à dire (mais ici il faut revenir à ces deux Propos consacrés à Platon, Aristote et Hegel) que chacun est beau par l’affirmation de l’idée ?
La cinquième section
Comprenez bien ce qui se passe : ici il me semble que je comprends, mais d’une manière très particulière, une des raisons que pourrait avoir eues Robert Bourgne de réaliser cette dernière section. Il est toujours fécond de partir du centre. Je reprends donc ces quatorze propos. D’abord, « L’homme est d’eau et de roc ». En un sens, souvent privilégié, j’appelle nature le roc en lui. Mais même ce terme de roc sera quelquefois utilisé autrement. Peu importe ici. Il faut rappeler ce fluide qui soutient le solide ; non pas tant vénérer « ces tombeaux qui parlent, mais plutôt saisir, en ses causes autour, cette vengeance fluide et d’un instant ». Mais ne dira-t-on pas que l’action de l’homme est affirmation de sa nature contre le chaos extérieur ? Mais qu’est-ce que nature ? Trop souvent nous faisons de notre humeur caractère. L’humeur est « de vent et d’estomac », elle est la présence de l’extérieur en nous, et nous prétendons en faire une « propriété », illusion substantialiste déjà dénoncée ailleurs dans le recueil, en particulier dans ces propos qui suivent les « chasseurs d’horizons » (fétichisme des physiciens). Illusion, les caractères, manifestation de cet « esprit de système » par lequel l’homme essaie de se penser en renonçant à se percevoir. Illusion en ce sens, le contenu que nous sommes tentés de donner à l’idée de « natures » dans l’homme ; car si l’on sent bien que la notion de loi intime a un sens, ce n’est évidemment pas au sens d’une quelconque prédestination ; mais il faut dire : ni extérieure, ni intérieure : nos vices et nos vertus sont « de rencontres » (179). Sans contenu, pas de prévision possible ; mais alors rien non plus à craindre, car la crainte est fille de l’attente : et « c’est parce qu’on ne peut changer les natures que l’on peut s’y fier. Qui descend jusque-là, il touche le roc ». De cette nature-là je ne peux rien dire : et je m’y fie comme à l’océan, comptant bien que je n’ai à compter sur rien : « la puissance d’un César ou d’un Alexandre venait sans doute principalement de ce qu’ils aimaient les différences, ne faisant jamais reproche au poirier de ne point produire de prunes ». Mais mesurez le déplacement !
Ce que nous comprenons, c’est que la « loi secrète » est tout sauf la soumission à une loi, principe de prévision. La crainte est fille de l’attente, le royaume des signes est celui de la coutume, de la providence, de l’épargne, du travail, « où la constance cache si bien la loi ». Quelle loi ? La loi des tourbillons, de l’absolue contingence, de l’absolue imprévisibilité, de l’irréductibilité du fluide au solide, de la réalité au concept, que nous lançons comme des filets, et d’une manière de plus en plus habile ; mais il faudrait alors parler d’autres propos. Mais cette loi par opposition aux lois, c’est le spectacle de l’océan qui nous la rappelle : danse des atomes, tourbillons. Dissipée l’illusion de la maîtrise, entretenue par le règne du concept, s’ouvre le royaume de l’homme : « Oui, sortant des forêts, pleines de dieux, l’homme au bord de la falaise reconnut son redoutable, mais fluide et maniable royaume. C’est alors qu’il osa penser ». Ainsi la nécessité, autre nom de la danse, se fait secourable, et l’on comprend la nécessité de transposer ce déplacement de l’idée de nature au monde humain et de déployer sa portée politique.
Et le recueil se clôt sur la promenade entre ces deux mondes, car il faut bien admettre que penser fatigue, et que l’homme ne peut refuser le culte sans s’exclure du monde. Ici un autre sommet d’écriture.
Pour en finir
Mais avant, je regarde comment Robert Bourgne lui-même évoque l’esprit de cette cinquième section, dont il me semble avoir atteint une ligne de force.
L’affirmation de l’esprit est pour finir la seule lumière dont s’éclaire la nature, mais précisément elle est ce qui ne procède pas de l’existence. Ce vide que Hegel objecte à Kant est exactement l’intervalle de la foi chez Alain, foi qui ne peut reposer que sur elle-même,mais qui s’affronte au champ indéfini du désordre en quoi il appartient à la raison de produire l’ordre dont émergent le monde et son image. Le mythe platonicien, dont s’enchante Alain [il s’agit bien évidemment du Timée, non évoqué dans ce recueil, mais omniprésent ailleurs] transfère par le retrait du démiurge l’achèvement sans fin de la création aux dieux subalternes qui produisent images et images d’images [il faudrait ici reprendre toute la première section, et ce parcours des saisons et des fêtes où l’homme produit, médite et réfléchit indéfiniment ces images]. Ainsi Alain oppose-t-il une pensée virile qui ne s’assure que d’elle-même à la pensée puérile qui se confie à la nature. Il s’arrête longuement à l’irréductibilité de l’existence à la pensée, sur ce rivage où se peint notre condition. Tournant le dos à la terre des hommes, iol fait face à l’océan, pour nous confronter au pur devenir en quoi tout ordre s’eenglutit. Voilà ce qu’il nomme l’existence nue, extériorité et fluidité, désordre transparent, en quoi Alain nous invite à nous régénérer.
Que reste-t-il de cette opposition qu’évoque le dernier Propos, et qui restitue tout le bruissement humain, toute la politique, derrière ces arides discussions sur la nature de l’idée et le rapport à l’essentielle danse des atomes ? Cette postface même nous incite à revenir, et rétablit le désordre là où l’on attendrait qu’elle explicite et fixe l’ordre choisi. Le bref parcours de cette série que nous avons entrepris nous restitue la manière dont la puissance singulière des Propos déborde la volonté de dire à laquelle on serait tenté de le ramener. Et pour le clore, je voudrais, contre cette dernière image que nous laisse Robert Bourgne d’Alain tournant le dos au monde des hommes et se tournant vers l’Océan, lire avec vous le dernier et magnifique Propos que nous présente le même Robert Bourgne, cet autre sommet d’écriture qui illustre sans doute, à la fois le mouvement d’Alain lui-même, ces mouvements, retours, arrêts qui sont la vie de la pensée, à quoi il nous invite, au regard de son œuvre peut-être, mais sans doute, au-delà, au regard de ce tout de l’existence à quoi nous avons à être présents.
Les dieux agrestes
C’était un jour de caprices, d’averses, et de tourbillons. La lumière s’enroulait aux nuages et traçait des lignes changeantes sur la mer. Au loin le pied de la pluie barrait l’horizon de sa colonne verticale. Le rivage mugissait et écumait. Tout s’exerçait à se détruire. Ces choses qui ne sont jamais les mêmes donnent envie des choses qui sont toujours les mêmes. Je résolus d’aller voir les dieux.
Un chemin ; la haie aux mûres ; les ornières, marque de l’homme et mesure de l’invariable charrette. De place en place un filon de rocher traverse, et les ornières ont creusé le rocher. Combien de temps pour que la vague polisse la pierre ? Mais ce temps est celui qui ne revient jamais. Combien de temps pour que la roue creuse la pierre ? Cet autre temps est celui qui revient, par l’immobile trace de l’immobile roue. Sur la droite, au-dessus d’une lande, une longue bosse de terrain porte des pâturages maigres, et les courbes convexes des petits murs. On trouve les mêmes petits murs dans la Cornouaille anglaise, et l’on y entend le même langage paysan ; je suppose qu’on y trouverait les mêmes ornières creusées dans le roc. Ces deux Bretagnes n’étaient qu’un même pays, avant l’accident de la Manche, sorte de raz de marée. La mer ne change que le rivage ; partout ailleurs la forme humaine est imprimée à toujours.
Le chemin ne va pas quelque part, comme nos routes ; il se perd en sentiers ; l’immémorial appui du pied infléchit la même course. Les arbustes cachent le ciel et les mille branches arrêtent le regard ; on ne voit que le détour, et le passage de pierres sur un ruisseau secret. Ce pays est un des plus peuplés, et l’on n’y voit pas d’habitants ; mais on est vu ; on se sent vu. Pays de chouans où la guerre est impossible, où la police des villes vient se perdre. J’imagine quelque dame de chouannerie, avec son grand chapeau, ses bottes, ses culottes, et sa peau de bique. Mais toutes les pensées s’arrêtent sur des signes muets ; rien d’autre ne se montre que le sentier qui semble finir. Les soldats de la République n’en voyaient pas plus. Je suppose qu’au petit pré, grand tout juste assez pour deux vaches, ils croquaient de ces âcres pommes qui donnent soif.
Tout se resserre ; tout est trapu et court. En deux pas le petit pré est effacé. Trois mètres de marais tremblant, la course d’une faulx, deux sillons, un trou descendant à travers le feuillage, et nous voilà au bout du monde. Une côte de verdure fait un horizon qu’on toucherait de la main. La pluie fait des ronds sur un lavoir bordé de pierres plates qui ont le même âge que les dolmens et les menhirs. Un peu au-dessus, une cuve carrée est remplie d’une source qui vient du fond de l’eau en ondes montantes, lentes et rares. Cette source est sacrée ; un petit mur en forme de cintre, qui la borde d’un côté, fait voir une niche où il n’y a rien. Voilà ce que je nomme un dieu. Cette absence, cette attente, cet écran mobile des feuilles, mobile et immobile, qui promet toujours, c’est le lieu des images qui ne sont rien, de ce qu’on a cru voir ; c’est le lieu de la peur familière et le creux même des dieux.
Au-dessus du mur arrondi est une croix, sans aucune effigie, et de granit tellement rongé qu’on suppose que ce signe attend depuis des siècles la légende des temps modernes, le Dieu pendu, symbole non encore tout expliqué. Il y a bien des signes de l’homme avant l’homme même. La croix pouvait porter la légende, car elle est premièrement le signe que la nature ne fait pas, les deux perpendiculaires, le signe du charpentier, comme le cintre est le signe du maçon. Une telle annonce est religieuse et irréligieuse, et le sera toujours ; car devant l’autel, quel qu’il fût, et par la marque de l’ouvrier, bien clairement venait mourir l’ancienne peur et le dieu sylvestre. Vaincue la force de l’arbre, de la couleuvre, du bouc et de la vache ; et tous ces dieux renvoyés au diable par le signe du travail. Ces religions sont tissées comme des paniers ; je n’y vois pas une faute. Sanctuaire sur sanctuaire, exorcisme sur exorcisme, c’est le mouvement même de nos pensées. La croix est plus ancienne que la statue de César ; il n’y manquait que l’effigie de l’homme pendu ; mais elle y était déjà, car le travail mal payé est aussi vieux que l’homme. La source faisait trembler ces images, car la source est la plus forte, et la justice qui nous ramène là se passe de raisons.
Pensant ainsi je revenais de la broussaille des biens et des maux. La mer oublieuse montait de nouveau au-dessus des champs, portant jusqu’aux nuées les barques aventureuses. Là-haut, sur cette plaine sans ornières, l’homme faisait son destin, par l’instable et sur l’instable ; et l’ancienne ruse de la voile était prête à tous les vents. Je me retournai, cherchant la vallée des dieux. À peine un sillon de verdure. Mystère refermé.
20 septembre 1933
Quand ce vagabondage, qui laisse de côté tant d’aspects de ce recueil, ne nous aurait permis que de nous rendre sensible à la puissance de ce texte, je ne pourrais en vouloir à Robert Bourgne, et sans doute à Alain lui-même, de l’échec prévisible qui a fini par donner forme à cette conférence.
© E. BLONDEL