Pour citer cet article : « Pascal Georges, « Autour des Propos sur le bonheur », Bulletin de l’Association des Amis d’Alain, 1992, no 73, p. 39‑51. »
Conférence de Georges Pascal à l’A.G. du 30 novembre 1991
Divers témoignages nous assurent qu’Alain n’aimait pas beaucoup ses Propos sur le bonheur. M. Laffay se souvient de l’avoir entendu dire que « ça ressemblait à la méthode Coué ». On sait que cette fameuse méthode reposait sur l’autosuggestion et la répétition. Un dessin du Canard enchaîné, en 1936, l’illustrait : on y voyait Mussolini en train de faire de la gymnastique devant un miroir tout en se répétant : « J’aurai la peau du Négus », « J’aurai la peau du Négus », « J’aurai la peau du Négus »… Et il est bien vrai que lisant les Propos sur le bonheur, on peut avoir l’impression d’être en présence d’un homme qui cherche à se persuader qu’il est heureux et ne perd pas une occasion de se le répéter. L’effet de répétition était inévitable dans un recueil de Propos consacrés à un sujet très précis. La littérature, la religion, la politique, l’éducation posent des problèmes très nombreux et très divers et peuvent donc donner lieu à des recueils de Propos d’où les répétitions sont pratiquement exclues. Quand on traite du bonheur, il y a sans doute différentes approches du sujet, mais c’est toujours le même sujet, bien délimité et, somme toute, assez étroit. Il ne faut donc pas s’étonner de retrouver tout au long des Propos sur le bonheur, non seulement les mêmes thèmes, mais souvent les mêmes exemples et, parfois, les mêmes formules. Quant à l’autosuggestion, ce n’est peut-être que la traduction simpliste et caricaturale d’une gymnastique d’esprit qu’Alain conseille en effet de pratiquer. Il est assez clair que les discours qu’un homme se tient à lui-même ne sont pas étrangers à la façon dont il se comporte. On parle beaucoup aujourd’hui du « mental » d’un sportif pour désigner les dispositions d’esprit qui jouent un rôle essentiel, pense-t-on, dans ses performances ou ses contre-performances. Le champion qui déçoit dit volontiers que « c’est dans sa tête que cela ne va pas » et à ses yeux, curieusement, c’est une sorte d’excuse. C’est la raison pour laquelle, sans doute, on a substitué le mot « mental » à celui de « moral », que l’on employait autrefois dans les mêmes cir-constances, et qui répondait mieux à l’idée d’Alain. Le « mental » échapperait à notre contrôle, tandis qu’on se sentirait plus ou moins responsable de son « moral ». Les Propos sur le bonheur, précisément, s’efforcent de montrer qu’il dépend de l’homme d’avoir de bonnes ou de mauvaises dispositions d’esprit et que c’est en quelque sorte une question de morale plutôt que de psychologie.
Notons aussi que les 93 Propos retenus dans l’édition Gallimard de l’ouvrage (1928) ont été écrits entre 1906 et 1926 et que de nombreux autres, postérieurs à 1926, pourraient figurer dans une nouvelle édition du même recueil. Je pense en particulier à trois textes, datés de mars 1930, de janvier 1933 et de janvier 1934, publiés dans le second volume de Propos de la Pléiade, où se trouvent repris bon nombre de développements des Propos sur le bonheur. Rappelons également que dans la série «Esquisses d’Alain», le troisième volume a pour titre La recherche du bonheur et qu’il comporte un ensemble de textes groupés autour des notes d’un cours sur ce sujet, professé par Alain au Collège Sévigné en 1922-1923. C’est assez dire que le thème du bonheur n’est pas accidentel ou accessoire, chez Alain, et qu’il peut être intéressant d’essayer de le situer exactement dans sa philosophie, sans se laisser abuser par l’apparence d’une sagesse courte et un peu facile que peut offrir le recueil des Propos sur le bonheur. Malgré son goût pour les « séries », Alain ne semble pas avoir pris en considération la série classique « plaisir, joie, bonheur ». C’est que, toujours soucieux du langage commun, il voyait bien que ces différents termes ne sont pas toujours distingués dans l’usage. Et luimême, le plus souvent, use indifféremment de l’un ou de l’autre. Traitant de Spinoza, dans les « Matériaux pour une doctrine laïque de la sagesse » (Revue de métaphysique et de morale, novembre 1899), il traduit par « plaisir » le terme spinoziste de titillatio et par « joie » celui de laetitia et, ailleurs, il traduit par « bonheur » la beatitudo du dernier théorème de l’Éthique, mais la suite des trois termes ne lui inspire pas de réflexions particulières et il identifie le plaisir et la joie, ainsi que nous y invite d’ailleurs Spinoza qui définit le plaisir comme « une affection de la joie, rapportée à la fois à l’âme et au corps » (Éthique, III, 11, scolie). Aussi voit-on, dans les Propos sur le bonheur, que les mots plaisir, joie et bonheur expriment souvent la même idée. Par exemple, dans le Propos qui commence par « Il y a de merveilleuses joies dans l’amitié », c’est de « bonheur » qu’il est question un peu plus loin (P.B. LXXVII). Ailleurs, contestant l’idée que « le bonheur nous fuit toujours », il invoque le « plaisir » d’être latiniste ou musicien (P.B. XLVII). Il traduit la même formule célèbre d’Aristote, tantôt par : « les plaisirs sont les signes de puissances » (P.B. XLVII, 15 septembre 1924), tantôt par : «le bonheur est le signe des puissances » (P.B. LXXXVIII, 12 septembre 1923). Et dans un autre recueil, il écrit très explicitement « le plaisir, ou la joie, ou le bonheur, comme on voudra le nommer […] » (Esquisses de l’homme, LXVII, 16 novembre 1929). De même, dans La recherche du bonheur, la quatrième leçon du cours, intitulée «Bonheur et plaisir » lie fortement les deux termes. Dans l’usage courant, cependant, le mot plaisir prend parfois un sens plus précis, désignant une espèce plus particulière de plaisirs, qu’on appelle généralement les plaisirs des sens et qui sont directement liés à la satisfaction d’un besoin ou d’un désir ; c’est à ce type de plaisirs que pense Baudelaire quand il écrit, dans « Le voyage » : Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais…
Alain distingue très nettement plaisir et bonheur. C’est le cas, par exemple, de ce Propos sur le bonheur qui a pour titre «Agir » : « On lit partout, dit Alain, que les hommes cherchent le plaisir ; mais cela n’est pas évident ; il semble plutôt qu’ils cherchent la peine et qu’ils aiment la peine. Le vieux Diogène disait : » Ce qu’il y a de meilleur, c’est la peine. » On dira là-dessus qu’ils trouvent tous le plaisir dans cette peine qu’ils cherchent; mais c’est jouer sur les mots ; c’est bonheur et non plaisir qu’il faut dire ; et ce sont deux choses très différentes […]. » Un peu plus loin, il dit, en parlant d’Hercule : « dès qu’il fut amoureux, il sentit son propre esclavage et la puissance du plaisir ; tous les hommes sont ainsi ; et c’est pourquoi le plaisir les rend tristes» ou encore : « l’avare se prive de beaucoup de plaisirs, et […] se fait un bonheur vif, d’abord en triomphant des plaisirs… » (P.B., XLII, 3 avril 1911). C’est dans le chapitre de La recherche du bonheur auquel nous avons fait allusion tout à l’heure qu’Alain est le plus explicite sur cette question de vocabulaire : il distingue, en effet, du vrai plaisir, plaisir supérieur qui se confond avec le bonheur, des plaisirs inférieurs ou extérieurs, qui ne donnent qu’un bonheur d’apparence ou, comme il dit, un « bonheur de vêtement » (op. cit., p. 21). Il reste qu’il emploie souvent, sans autre précision, les mots plaisir et bonheur, mais le contexte ne laisse jamais subsister d’ambiguïté sur le sens qu’il donne à ces termes. Par exemple, quand il écrit, dans les 81 Chapitres sur l’esprit et les passions (in P.S., p. 1 192) : « le gymnaste a du bonheur à sauter, et le coureur à courir ; le spectateur n’a que du plaisir », il est clair qu’il aurait aussi bien pu parler du plaisir du gymnaste, en entendant par là un plaisir supé-rieur, tandis que le plaisir du spectateur est un plaisir inférieur et extérieur. Mais si le bonheur authentique est lié aux plaisirs supérieurs – « plaisir de comprendre, de deviner, de chasser, de vaincre » (Recherche du bonheur, p. 21) -, il est cependant autre chose en ce sens qu’il « dépend bien plus de notre disposition intime, et moins des objets et des êtres qui nous entourent » (Définitions, article « Plaisir »). Cette notion de « disposition intime », essentielle dans les Propos sur le bonheur, permet de mieux comprendre en quel sens Alain pouvait dire à son ami Lucien Fabre que « la philosophie n’est que la recherche du bonheur » (Voir La Nouvelle Revue Française, septembre 1952, p. 207). Pour Alain, en effet, la philosophie est d’abord une « disposition de l’âme » (Définitions, article « Philosophie »). On connaît la célèbre définition qu’il en donne au début des 81 chapitres : « C’est, aux yeux de chacun, une évaluation exacte des biens et des maux ayant pour effet de régler les désirs, les craintes, les ambitions et les regrets » (in P.S., p. 1072). La philosophie a donc bien pour effet, sinon pour fin, un art de vivre et cet art de vivre consiste en une disposition de l’âme que l’on peut appeler sérénité, ou bonheur. Le sens commun ne donnerait pas le nom de philosophe à un homme que ses réflexions rendraient malheureux. Alain le souligne dans l’un des Propos sur le bonheur (LXIII, 26 octobre 1907) : « le commun langage a toujours nommé philosophes ceux qui choisissent en toute occasion le meilleur discours et le plus tonique ». Et dans son article sur « la joie selon Spinoza » de la Revue de métaphysique et de morale, il dénonçait « ceux qui gémissent » et ceux qui « sont inquiets tant qu’ils n’ont pas d’inquiétude, et ne se rassurent que s’ils traversent quelque crise de tristesse et de découragement de laquelle ils croient sortir comme purifiés » (R.M.M., novembre 1899, p. 760). Alain dit bien, dans l’Avant-Propos des Saisons de l’esprit, qu’il y a une « philosophie pétrée » et une « philosophie heureuse » – la sienne -, mais il est clair que, pour lui, la première n’est pas une authentique philosophie.
Philosophie heureuse, ce n’est pas la même chose que philosophie du bonheur. Alain n’est pas eudémoniste, en ce sens qu’il ne propose pas le bonheur comme fin des actions humaines. Il soutient même, dans les Propos sur le bonheur (LXXXVII, 18 mars 1911) que « dès qu’un homme cherche le bonheur, il est condamné à ne pas le trouver » et que « le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée ». Sa philosophie est, comme toute philosophie, une réflexion sur la condition et la destinée humaines. Mais cette réflexion, telle qu’il la conduit, a précisément pour effet d’assurer le bonheur de l’homme. « Assurer » est peut-être, d’ailleurs, un bien grand mot. Alain n’ignore pas qu’il est des circonstances où le malheur qui frappe l’homme ne relève guère d’un traitement philosophique. Dans La Recherche du bonheur (p. 36), il note que Platon « n’arrive pas à prouver que le juste et le sage sont heureux dans les tourments ». Dans le même ouvrage, il imagine le cas d’un homme invité à témoigner contre le fils d’un de ses amis, auteur d’une action vile : « il faut briser l’amitié », dit-il, ce qui signifie – notons-le au passage – que le souci du bonheur n’est pas premier, mais surtout la façon dont il présente l’exemple montre bien qu’Alain a un sens exact des réalités; il écrit, en effet : « Le fils d’un de vos amis (je ne dis pas le vôtre, car le bonheur est alors ruiné de toute façon)… » (p. 16). L’idée que « cette vie n’est pas un paradis », comme il est dit dans Histoire de mes pensées (A.D., p. 204) n’est pas de celles qu’on trouve souvent reprises dans les Propos sur le bonheur, mais elle n’en est pas absente. Dans le quatre-vingt onzième Propos (8 septembre 1910), par exemple, il laisse aux stoïciens la tâche d’enseigner « l’art d’être heureux quand le malheur vous tombe sur la tête » ; dans le Propos suivant (XCII, 16 mars 1923) il reconnaît qu’« il y a sans aucun doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l’apprenti stoïcien » et il ajoute : « le malheur, l’ennui et le désespoir sont dans l’air que nous respirons tous ». Paradoxalement, du moins en apparence, les Propos sur le bonheur reposent sur un fond de pessimisme qui tient à ce que l’on appellerait aujourd’hui la déréliction de l’homme. « Nul au monde ne nous a rien promis » écrivait déjà Alain dans les Cahiers de Lorient (II, p. 43) vers 1904-1905, et quarante ans plus tard, réfléchissant sur la révolte kierkegaardienne, il notait dans son Journal : « Faut-il répondre à tout ? Que répondre au simple soldat qui se voit sacrifié ? Il ne faut rien répondre. Telle est la situation humaine. Avoir un corps, c’est être jeté dans une aventure où l’on ne trouvera ni secours ni consolation» (Revue La Table Ronde, novembre 1955). Et l’on sait que, parlant de la vie de George Sand, il disait qu’elle était « médiocre, déformée, manquée comme est toute vie » (Propos de littérature, LXIII, le` octobre 1928).
Alain n’a évidemment jamais considéré que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Mais il ne croit pas pour autant que l’homme doive s’abandonner au désespoir. Les Propos sur le bonheur ont précisément pour objet de montrer comment, en l’absence de tout secours extérieur, l’homme peut trouver en luimême les ressources nécessaires pour surmonter, sinon les grands malheurs inévitables, du moins ce qu’on pourrait appeler le malheur ordinaire. Quand il parle d’enseigner l’art d’être heureux, il précise bien que c’est « l’art d’être heureux quand les circonstances sont passables » (P.B. XCI, 8 septembre 1910). Ambition modeste, à première vue, mais qui suppose qu’on accorde au bonheur, même ordinaire, un certain prix, ce qui n’est pas le cas dans tous les systèmes philosophiques. Dans son cours sur « la recherche du bonheur », Alain consacrait une leçon aux rapports de la morale et du bonheur. Il montrait que d’un côté, avec Kant, « la recherche du bonheur ne mérite ni l’admiration, ni même l’estime » et que, d’un autre côté, avec les Utilitaristes, « le bonheur personnel est en quelque sorte rabaissé devant le bonheur d’autrui »; et il concluait : « Cependant les moeurs ici résistent, ce qui prouve, et ce n’est pas étonnant, qu’aucun système de morale n’enferme tout l’homme » (R.B., p. 14-18). On trouve un écho de ces analyses dans le quatre-vingt neuvième des Propos sur le bonheur (5 novembre 1922) : « Les sages d’autrefois cherchaient le bonheur ; non pas le bonheur du voisin, mais leur bonheur propre. Les sages d’aujourd’hui s’accordent à enseigner que le bonheur propre n’est pas une noble chose à cher-cher, les uns s’exerçant à dire que la vertu méprise le bonheur, et cela n’est pas difficile à dire ; les autres enseignant que le commun bonheur est la vraie source du bonheur propre, ce qui est sans doute l’opinion la plus creuse de toutes ». Aux yeux d’Alain le bonheur n’est certes pas une fin en soi, mais il n’en est pas méprisable pour autant. On peut même dire que « bonheur est vertu » et qu’il y a un « devoir d’être heureux » (C’est le titre de deux des Propos sur le bonheur, LXXXIX, 5 novembre 1922, et XCII, 16 mars 1923). Nous le comprendrons mieux en essayant de préciser pourquoi la philosophie d’Alain se trouve être une philosophie heureuse. Kant disait que, finalement, toute la philosophie est un effort pour répondre à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? » Et c’est, en effet, une certaine idée de l’homme qui est au centre de la philosophie d’Alain et qui en fait une philosophie heureuse. En évoquant sommairement quelques-uns de ses principaux aspects, nous retrouverons aisément les grands thèmes des Propos sur le bonheur. Nous savons déjà que l’homme ne peut compter sur aucun secours extérieur. Le Propos XXV (7 novembre 1922) nous le rappelle : « Tout est contre nous ; disons mieux, tout est indifférent et sans égards. » Dans ce monde qui ne nous veut ni bien ni mal, « l’homme n’a de ressource que dans sa propre volonté ». Mais ce n’est pas peu. Les Propos sur le bonheur, en effet, nous montrent ce que peut la volonté et comment on doit s’en servir pour vivre heureusement sa vie. Ils pourraient avoir pour sous-titre : « Du bon usage de la volonté ». Et cela suppose évidemment une description exacte de la condition humaine, une anthropologie au sens kantien du terme. On sait que, souvent, quand il veut dire comment est fait l’homme, Alain s’inspire de Platon : tête, coeur et ventre, ou raison, passions et appétits sont des termes familiers à ses lecteurs. Or, ce sont des termes qu’on ne rencontre pas dans les Propos sur le bonheur. Sans doute conviennent-ils à une description en quelque sorte objective de l’homme, telle qu’on la trouve dans des recueils comme Esquisses de l’homme ou Les saisons de l’esprit et dans des ouvrages comme Mars ou Préliminaires à la mythologie. Mais ici l’étude de l’homme est « tournée vers ce qui doit produire la sagesse dans la vie », selon la définition que donne de l’Anthropologie morale de Kant le Vocabulaire de Lalande, et c’est de Descartes qu’Alain s’inspire et se réclame de façon explicite, plus précisément de ce qu’on appelle le « Traité des passions ».
Ce que l’on trouve, en effet, dans Les Passions de l’âme, c’est l’analyse de cette étroite couture du corps et de l’esprit dont parlait Montaigne et qui permet, selon Alain, de comprendre à la fois l’esclavage et la liberté de l’homme, les deux étant inséparables parce que la volonté n’a de prises que sur un donné. Ce donné, c’est le mécanisme du corps humain, c’est-à-dire un ensemble de mouvements qui expriment l’état du corps et la situation dans laquelle il se trouve. Le mérite de Descartes est d’avoir montré que ces mouvements aveugles changent nos pensées, qui sont alors exactement des passions de l’âme : « Il a fait voir, dit Alain, que la passion, quoiqu’elle soit toute dans un état de nos pensées, dépend néanmoins des mouvements qui se font dans notre corps » (P.B. VI, 9 mai 1911). Le plus simple de ces mouvements est celui qui est connu depuis Broussais sous le nom d’irritation et qui n’est que l’irradiation, plus ou moins désordonnée, d’une excitation quelconque, mettant tout le vivant en alerte. Mais le double sens du mot irritation suggère bien que ce désordre physiologique ne va pas sans un certain trouble dans les pensées. Ce n’est pas par hasard que les premiers des Propos sur le bonheur insistent sur ce phénomène, car il permet de dégager une des idées directrices de l’ouvrage, qui est de renvoyer au corps ces états d’âme qui sont des passions et non des pensées. C’est ce que résume le célèbre « Cherchez l’épingle », par quoi se termine le premier Propos, consacré à Bucéphale, le cheval qu’Alexandre délivra de la peur de son ombre en le mettant face au soleil : « Ainsi, remarque Alain, l’élève d’Aristote savait déjà que nous n’avons aucune puissance sur nos passions tant que nous n’en connaissons pas les vraies causes » (8 décembre 1922). C’est à cette connaissance des vraies causes que s’attachent un bon nombre des Propos sur le bonheur. Et, bien entendu, c’est d’elle que découlent les règles de conduite que conseille Alain : puisque les passions consistent essentiellement en des mouvements du corps, ce n’est pas par des raisonnements, mais par d’autres mouvements du corps que l’on se délivrera des passions. D’où la vertu de la prière, de la gymnastique et de la musique. Mais derrière la formule bien connue : « le maître de philosophie vous renvoie au maître de gymnastique » (P.B. XVI, 16 mars 1922), il y a encore une autre idée, qui est essentielle chez Alain, c’est que nous devons chercher le vrai d’un homme dans ses pensées et non dans ses passions. Comprendre que les discours d’un homme emporté, par exemple, sont purement mécaniques, c’est une manière de se délivrer de misanthropie et de mieux reconnaître son semblable, « un animal qui a charge d’esprit » (P.B., LXXI, 8 avril 1922). Ce refus de donner un sens à des paroles et à des actes qui n’expriment rien d’autre que des mouvements du sang, de la lymphe et de la bile, est lui-même lié à un autre thème important de la pensée d’Alain, qui est celui du rôle des signes dans le monde humain. Notre première expérience est celle de la toute-puissance des signes et « les hommes ont vécu pendant des siècles de siècles d’après des signes » (P.B. LXXXI, 20 décembre 1926). Or, les signes, qui ne peuvent rien sur les choses, ont un immense pouvoir sur les hommes : « nos semblables ont grande puissance sur nous, par leur présence seule, par les seuls signes de leurs émotions et de leurs passions » (P.B. VIII, 20 février 1923). C’est que les signes sont en quelque sorte contagieux ; ils engendrent, notamment, cette effervescence d’où sortent les guerres (cf. P.B. LXIV, 8 mai 1913). La vie en société suppose donc que les signes troublants ou alarmants soient maîtrisés, ce qui explique l’importante que les Propos sur le bonheur accordent aux cérémonies et à la politesse. « Qui est poli est politique », dit Alain (P.B. XCIII, 29 septembre 1923), c’est-à-dire capable de vivre en bonne harmonie avec ses semblables, comme le signifie l’autre nom de la politesse, qui est « savoir-vivre » (P.B. XC, 10 avril 1923). Et c’est toujours gymnastique, autrement dit maîtrise de soi.
Toutes ces analyses relèvent évidemment de la conception cartésienne de l’union de l’âme et du corps. Mais on trouve aussi dans les Propos sur le bonheur une idée qui n’est pas dans Descartes, pour qui la joie est une passion, c’est que les passions sont naturellement tristes (P.B. LVII, 5 octobre 1909). Cette divergence s’explique par le souci d’Alain de définir la passion en
tenant compte du double sens du verbe pâtir, qui signifie à la fois subir et souffrir. Et nous tou-chons ici à ce qui est peut-être le centre des Propos sur le bonheur, qui se résume par la formule : « c’est dans l’action libre qu’on est heureux » (P.B. LXXXVII, 18 mars 1911). Aux yeux d’Alain, en effet, la passion est triste parce que l’homme n’est pas fait pour subir, mais pour agir. Dès que l’homme s’abandonne au lieu de se conduire, il est malheureux. Cela est remarquable déjà au niveau de la simple humeur, qui est toujours mauvaise si on ne la redresse. C’est en ce sens que « le pessimisme est d’humeur » (P.B. XCIII, 29 septembre 1923). Comme l’avait bien vu Hegel, qu’Alain invoque dans un autre Propos (P.B. XXXVI, 10 septembre 1913), « l’âme immédiate, ou naturelle, est toujours enveloppée de mélancolie et comme accablée ». Dans la passion proprement dite, le malheur est redoublé en quelque sorte par la conscience que l’homme prend de son impuissance. Le passionné se dit : « Ma passion, c’est moi ; et c’est plus fort que moi » (P.B. VI, 9 mai 1911). De là ce fatalisme, où Alain voit « le vrai mal en ce monde » (Mars, XCIII). Il faudra sans doute attendre les sévères méditations des Entretiens au bord de la mer pour trouver une discussion de fond de la doctrine fataliste, car cette discussion suppose toute une théorie de la connaissance que pouvaient difficilement accueillir les Propos. Mais certains de ses éléments essentiels n’en sont pas moins présents dans les Propos sur le bonheur. Il y est montré, par exemple, et à plusieurs reprises, que le fatalisme est lié à des idées fausses concernant le temps, et plus spécialement l’avenir, et qu’il résulte aisément d’une mauvaise compréhension de ce qu’on appelle le déterminisme. C’est ainsi que le vingt-quatrième Propos, daté du 28 août 1911, commence par cette phrase qui résume quelques développements essentiels des Entretiens au bord de la mer : « Tant que l’on n’a pas bien compris la liaison de toutes choses et l’enchaînement des causes et des effets, on est accablé par l’avenir ». Mais ce que les Propos sur le bonheur s’attachent surtout à mettre en évidence, c’est que le fatalisme n’est pas seulement une erreur, mais une faute, et même, comme il est dit dans l’Avant-Propos du Cours sur la conscience morale, « la première faute et la faute des fautes » (La conscience morale, p. 2). La foi en la liberté est ce qui seul donne un sens et un prix à la vie de l’homme. Il s’agit bien d’une question de foi, car les preuves, s’il y en a, sont toutes contre. C’est en ce sens que, si le pessimisme est d’humeur, « l’optimisme est de volonté » (P.B. XCIII, 29 septembre 1923). Cela signifie qu’entre le pessimisme fataliste et la liberté, il faut choisir, et qu’en choisissant la liberté, l’homme choisit en même temps le bonheur.
En effet, de même que la passion est liée à la tristesse, la joie est liée à l’action, en entendant par action, évidemment, l’action libre. C’est d’Aristote qu’Alain s’inspire ici et de la célèbre formule selon laquelle « le plaisir s’ajoute à l’acte comme à la jeunesse sa fleur ». Ce texte ne se rencontre pas dans les Propos sur le bonheur, où l’on peut lire seulement que « le plaisir accompagne l’action » (P.B. XLV, 5 février 1913), mais il est longuement commenté dans La recherche du bonheur (p. 21 et 24) et il est implicite dans tous les Propos où Alain montre que le coureur, le boxeur, l’alpiniste, et même l’avare, sont heureux parce qu’ils développent leur puissance propre (P.B. XLI, 3 octobre 1921; XLII, 3 avril 1911; XLIII, 21 février 1910; XLIV, 30 novembre 1922). Si «c’est la peine qui est bonne», comme disait Diogène (P.B. XLIV, 30
novembre 1922; XLVII, 15 septembre 1924), c’est parce que l’action véritable suppose un effort, une difficulté à vaincre, et que ce sont ces victoires – qui sont toujours des victoires sur soi – qui font connaître à l’homme le vrai bonheur. Nous voyons bien là comment les Propos sur le bonheur se rattachent à toute la philosophie d’Alain, qui est une philosophie de l’homme libre. L’homme est un être qui peut et qui doit se conduire, c’est-àdire qui ne doit pas être esclave de ses rêves ou des préjugés, ni de ses instincts et de ses passions. Et c’est précisément quand il se conduit librement qu’il est heureux. Le courage, qui est la vertu même, est la condition du bonheur. Mais qu’il n’y ait pas de bonheur sans courage, cela ne signifie pas qu’il suffise d’être courageux pour être heureux. Alain savait bien, nous l’avons vu, qu’aucun homme n’est à l’abri de malheurs bien réels, contre lesquels la philosophie ne peut pas grand chose. Quand il écrivait, dans un Propos du 29 mai 1909 (P.N. III, XXVI) : «Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur», il ne voulait pas dire que toute vie est nécessairement heureuse, mais que vivre vraiment, c’est être heureux de vivre. On sait qu’il avait écrit ce Propos à l’occasion d’un suicide et que, sur ce sujet, il reprend toujours l’idée spinoziste selon laquelle on ne meurt jamais que par des causes extérieures. Le bonheur de vivre est inhérent à la vie en tant que telle, et s’il existe des circonstances qui nous empêchent de le goûter, il dépend du moins de nous de ne pas le gâcher dans l’ordinaire de notre existence. L’ambition des Propos sur le bonheur est de nous y aider. La modestie de cette ambition explique sans doute, en partie, le dédain dans lequel on tient parfois l’ouvrage. Ceux qui font profession de philosophie, notamment, peuvent être déçus par la simplicité et l’aspect souvent terre-à-terre de ces Propos. Cela ne vole pas haut, comme on dit. Mais Alain ne tenait pas spécialement à passer par dessus la tête de ses lecteurs. Les lecteurs de La Dépêche de Rouen et de Normandie ne connaissaient sans doute guère l’angoisse métaphysique, et c’est pour eux qu’Alain écrit d’abord ces Propos, comme Descartes avait écrit le Discours de la méthode en français, afin que «les femmes mêmes» selon ses propres termes, y «pussent entendre quelque chose» (Lettre au Père Varier, 22 février 1638). La modestie de l’ambition traduit ici une certaine idée de la philosophie, qu’Alain, pas plus que Descartes, ne considérait comme chasse gardée de quelques spécialistes. Une autre raison, peut-être, explique encore certaines réticences à l’égard de ces Propos sur le bonheur. C’est qu’au fond, les conseils qu’Alain donne pour « régler les désirs, les ambitions, les craintes et les regrets » – ce qui est, à ses yeux, le but de la philosophie (81 chapitres, in P.S., p. 1072) -, ces conseils sont en principe assez faciles à suivre. Mais il est assez rare qu’on les suive, et on ne peut pas ne pas en avoir un peu honte. En ce sens, les Propos sur le bonheur « dérangent ». Il est vrai que tout Alain « dérange ». Seulement ici, il n’est pas question d’idées ou de systèmes, mais de la vie quotidienne, et c’est un domaine dans lequel il est particulièrement désagréable d’être « dérangé ». On a du mal à apprécier un livre dont la lecture nous donne plus ou moins mauvaise conscience, en nous rappelant toutes les petites défaillances – peur, envie, vanité, impolitesse, colère, etc.- que, jour après jour, nous n’avons pas su surmonter.
J’ai parfaitement conscience de ne rien avoir dit qui ne fût bien connu, mais j’ai essayé de montrer que l’on pouvait considérer que les Propos sur le bonheur n’étaient pas une ceuvre négligeable d’Alain et qu’on pouvait se féliciter de leur succès. Et puisque nous approchons d’une nouvelle année, je me permets de vous souhaiter, conformément à leur leçon, beaucoup de bonheur très ordinaire.
Georges Pascal