Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

GRANEL Gérard, « Michel Alexandre et l’école française de la perception »

MICHEL ALEXANDRE ET L’ÉCOLE FRANÇAISE DE LA PERCEPTION – Gérard Granel

 

Gérard GRANEL (1930-2000)

 

Critique, n°183-184, août-septembre 1962, 758-788

En souvenir de Michel Alexandre, Mercure de France, 1956, 558 pp.

MICHEL ALEXANDRE, Lecture de Kant, PUF, 1961, 246 pp.

 

 

 

 

«  Il fallait revenir aux chemins d’enten­dement. Il faut toujours revenir. »

ALAIN [1].

 

Michel Alexandre (1888-1952)

Michel Alexandre est né à Dieppe en 1888, mort à Paris en 1952 ; il fut professeur de philosophie.

D’une autre façon : Michel Alexandre est né dans Alain, il n’est pas mort (on le verra ici, j’espère) et ne fut jamais professeur-de-philosophie. C’était un homme qui pensait – non pas du tout en un quelconque sens vague – et par surabondance enseignait. Ce lien de surabondance entre pensée et enseignement ne doit pas nous être caché par le fait que la pensée d’Alexandre s’est mise tout entière dans son enseignement. Il y a de cette situation, qu’il faut appeler socratique, une raison que nous tâcherons de produire. Mais le résultat en est bien que cette pensée a failli nous échapper tout à fait. Il en reste ce que la fidélité des élèves et des proches a permis de rassembler : deux volumes, le premier paru en 1956 au Mercure de France sous le titre En souvenir de Michel Alexandre – Leçons, textes, lettres ; le second paru en 1961 aux Presses Universitaires de France dans la collection « Epiméthée », qui rassemble sous le titre : Lecture de Kant des notes prises par les élèves – de 1932 .à 1952 -­sur la Critique de la raison pure…

Nous n’avons donc affaire, comme pour Lagneau, qu’aux fragments d’une pensée, à l’écho d’une parole. De Lagneau justement, dont il édita en un seul volume en 1950 les Célèbres leçons et fragments, devenus introuvables, Michel Alexandre décrivait l’obscurité et annonçait la puissance en des termes qui s’appliqueraient aujourd’hui identiquement à lui-même :

« Puissance de Jules Lagneau… Une immense recherche, toute refermée sur soi ; un enseignement créateur, mais dans un coin de lycée ; pour quelques adolescents des leçons inoubliables, c’est-à-dire à peine moins vite oubliées. Rien pour aucun public, pas un geste, pas un livre ; mais l’effort d’une réflexion toujours en acte. Mort… sans mot dire, de trop de labeur et de sacrifice. Un philosophe en somme – selon Socrate strictement  mais sans même de banquet, ni de procès ni de ciguë. Et pourtant cet inconnu le voici… peu à peu deviné, révéré et comme silencieusement reconnu. Faible renommée, et bien timide encore, auprès de celle qu’il convient d’annoncer enfin hautement. » [2]

Depuis douze ans que ces lignes ont été écrites, nous en sommes toujours à l’annonce d’une telle annonce. C’est que la seule œuvre dans laquelle le nom de Lagneau ait retenti fut à son tour étouffée par le bruit et la fureur qui s’éle­vèrent en France dans les années quarante. La pensée d’Alain parut après la guerre aussi sérieusement entamée que la masse des électeurs radicaux. L’horreur de ce qui s’était vu dans les camps, le premier usage de l’atome, mais surtout la forme de la totalité, si visiblement maîtresse des hommes, firent penser qu’une telle guerre ne relevait ni du dieu Mars ni du jugement. Alain rejoignit Giraudoux au rayon de la copie d’antique et de la transparence désuette.

Débordant de toute part la compréhension, l’époque contraignait en effet la pensée à chercher elle aussi son épaisseur. Il semblait qu’à travers les ruines de l’Europe toute une culture montrât les siennes à nu. La « Connais­sance » et la « Volonté », murs éventrés, laissaient voir la modestie affreuse de l’événement, autonome comme l’ortie. Au-dessus de quoi le sens faisait destin, comme le ciel, qui ne roule que lui-même. Ainsi une certaine nudité des choses et l’énorme nudité de la raison pommelée semblaient se chercher. Le dérisoire et l’odieux furent imputés à l’entre-­deux, sommairement délimité, c’est-à-dire au langage d’une conscience sans monde et sans absolu. La chair du paraître et le poids de l’être devinrent ce qu’on rechercha.

Tout ce qu’on croyait savoir en France de la pensée allemande allait dans ce sens. L’erreur des Français – mais énorme –  fut seulement de croire que cette pensée était un matériel disponible. Aussi ne s’emparèrent-ils que de son ombre. Cela leur suffit cependant pour instituer une sorte de tribunal des esprits. Le procès que Lagneau n’eut pas de son vivant, Alain le subit alors dans toute sa violence et leur pensée à tous deux en fut obscurcie à tel point que ces ténèbres durent encore. En elles se trouve également enve­loppé le sens de l’enseignement d’Alexandre, inséparé et inséparable de celui d’Alain et de Lagneau. C’est pourquoi il n’est pas possible aujourd’hui encore de trouver accès à l’école française de la Perception, si l’on ne dissipe l’équi­voque culturelle sur laquelle nous vivons depuis la Libéra­tion. Cette équivoque consiste en ce que l’intelligenzia philo­sophique contemporaine nous éloigne de l’interprétation de notre plus récente tradition, comme aussi bien de toute tradition, au nom d’une pensée allemande qu’elle croit nous avoir fait connaître, alors que rien ne nous en sépare plus sûrement que la hâtive exploitation qu’elle en a faite.

Par intelligenzia philosophique contemporaine, j’entends, non certes ce qui est par soi et peut être conçu par soi, mais au contraire ce « mode » de philosopher, qui fut aussi la mode (signe important) dans les années 1939-1945, et qui est dans la philosophie allemande de Husserl et de Heidegger ut in alio. Le plus étonnant dans cette présomption est encore sa persistance. Dans le numéro spécial des Temps modernes consacré à Merleau-Ponty, et précisément sur le chapitre du procès qui nous occupe, Sartre reprend en 1961 sans y changer un iota, les mêmes thèmes qui faisaient déjà rengaine à la Libération :

« Futiles et sérieux, nos maîtres ignoraient l’histoire : ils répondaient que ces questions ne se posaient pas, qu’elles étaient mal posées, ou – c’était un tic de plume à l’époque – que « les réponses étaient dans les questions ». Penser c’est mesurer, disait l’un d’eux qui ne faisait ni l’un ni l’autre. » [3]

On aura reconnu Alain dans ce mesureur qui ne mesurait pas et ce penseur qui ne pensait pas. Mais Sartre, lui, « pen­sait ». Grâce à qui, à quoi ? Grâce à l’Allemagne. On ne saura jamais ce que le voyage de « près d’un an » que Sartre fit à Berlin a coûté à la philosophie en France. On ne le comprendra pas en tout cas si l’on ne sait pas l’ignorance totale où la France était (et est encore, à de rares exceptions près) de la pensée allemande. Dans ce climat d’ignorance, le retour de Sartre le Berlinois fit merveille : c’était l’homme qui revient de Pontoise, et qui a fait ses emplettes.

Sartre lui-même, en 1961 toujours, décrit les choses sous cet angle :

« On voit ce qui lui manquait (il s’agit de Merleau-Ponty en 1939) pour commencer par le commencement : l’inten­tionnalité, la situation, vingt autres outils qu’on pouvait se procurer en Allemagne. Vers ce temps, j’eus, pour d’autres motifs, besoin des mêmes instruments. Je vins à la phéno­ménologie par Levinas et partis pour Berlin, où je restai près d’un an. » [4]

Texte d’une imperturbable bouffonnerie. En nous y attardant un peu, nous ne nous écarterons pas de notre question : certes pas. C’est au contraire, répétons-le, le bluff intellectuel des années quarante qui nous écarte le plus sûrement d’une vraie rencontre de Husserl et de Heidegger. Et même de Hegel, s’il est vrai que le seul accès à Hegel possible actuellement consiste dans la compréhension du texte heideggerien : « Hegels Begriff der Erfahrung. »

Mais la pensée allemande, devenue entre les mains de Sartre de la marchandise, nous fut d’autant plus retirée que nous imaginions qu’elle nous était donnée. Or c’est là notre question, parce qu’il est impossible de faire paraître dans sa signification et sa pureté propres l’école française de la Perception, sinon à partir d’une réflexion sur la signifi­cation de la phénoménologie, autrement dit sans dévoiler le sens du passage de Husserl à Heidegger. Voilà bien sûr une tâche immense, qui se fera ailleurs qu’ici. Mais ici nous voulons au moins en indiquer la nécessité et l’urgence. Pour cela, le premier devoir consiste à déchirer la caricature d’Allemagne, la caricature de pensée où notre adolescence fut invitée à faire ses classes.

*

« L’intentionnalité, la situation, vingt autres outils qu’on pouvait se procurer en Allemagne… »

Lorsque Heidegger, en 1928, à la fin de son long assis­tanat chez Husserl, publia les Vorlesungen zur Phänomeno­loqie des inneren Zeitbewusstseins, ce qu’il trouvait à dire sur l’Intentionnalité avait une autre résonance :

« Ce qui est décisif ici, écrivait-il dans son avertisse­ment, c’est la mise en évidence du caractère intentionnel de la conscience de temps et l’éclaircissement croissant de l’intentionnalité elle-même dans son principe. Cela suffit déjà, indépendamment du contenu propre des analyses particulières qu’elles recèlent, à faire des études qu’on va lire le complément indispensable des Recherches logiques, sous l’aspect où elles comportent la première entreprise faite par Husserl pour dissiper le brouillard qui recouvre le principe de l’intentionnalité. Aujourd’hui encore cette expression n’est pas un mot de passe, mais le titre d’un problème central. » [5]

Quelle est l’épaisseur du problème que la philosophie allemande reconnaissait ainsi comme son centre, là où Sartre dix ans plus tard n’était encore capable de voir qu’instru­ments et outils, on en Jugera par ce qui suit :

La situation problématique de la pensée husserlienne consiste en ce que l’intentionnalité est condamnée à demeurer à son tour une pure intention, aussi longtemps que le langage de la représentation occupe tout le terrain au dehors et au dedans du cercle imaginaire tracé par la réduction. Une telle situation isole la réussite descriptive obtenue en diffé­rents domaines par le travail de Husserl. Le miracle de la méthode, où l’Europe vit partout fleurir les premiers rameaux de la primitivité, se referme sur lui-même comme la Mer Rouge. Il est de plus en plus évident pour Husserl lui-même que son œuvre, dans le premier moment de la foien ce qui l’appelle, est passée à pied sec entre les deus murailles de la « thèse naturelle », mais que celles-ci se sont écroulées après son passage, reformant derrière elle l’unité d’un problème.

Les termes de ce problème peuvent être circonscrits d’un côté par ce qu’il faudrait appeler la croissance de la question de la perception, de l’autre par la recherche inlassable, mais toujours souterraine (« inédite »), du temps. Dire que la perception croît, grandit dans l’œuvre de Husserl au fur et à mesure que les années de travail passent, c’est reconnaître qu’elle cesse de fonctionner simplement comme exemple privilégié de la primitivité pour la description : elle devient le lieu même où doit se rattacher tout le descriptible, l’origine de la mise en ordre hiérarchique des essences, la pierre de touche de l’approfondissement de la « méthode ». Et elle devient tout cela en même temps que la phénoménologie devient elle-même, par les exigences propres du perçu, phénoménologie de la raison. Le noème du perçu contient en effet en lui-même, à titre d’exigence noématique incontournable, un « sens d’être »(Sein-sinn) qui ne relève plus lui-même d’aucune constitution et qui ne peut être mis à jour comme du noématique. En 1910-1911, Husserl essaye une telle mise à jour par les moyens habituels de la méthode : cela donne la catastrophe de la quatrième section des Ideen I, l’appel à « l’idée au sens kantien », autrement dit à ce que Hegel avait déjà épinglé en 1801 comme le faux ­infini. Mais cette fois le faux-infini n’est pas même « postulé » comme il est chez Kant : cette forme pure de l’abstraction réflexive est supposée par Husserl « possédée » par la conscience percevante.

Ce qui se déclare ainsi dans l’étrangeté des résultats n’a cessé d’habiter le domaine de la réussite initiale elle-même ; en se déclarant, il fait apparaître le bonheur de la description comme essentiellement précaire, peut-être même comme n’ayant jamais eu lieu réellement. Qu’est-ce donc qui se déclare ainsi ? L’irréductibilité propre au Temps. C’est cette irréductibilité qui à son tour (mais en vérité de toute origine) réduit à soi la réduction elle-même. La fécondité que la réduction a malgré tout connue, la liberté d’allure du langage « intentionnel », apparaissent en effet n’avoir été possibles qu’à la faveur d’un « maintenant » ininterrogé, c’est-à-dire d’une description statique du perçu. Certes, d’une façon pour ainsi dire verticale (ou dans une coupe représentative absolue) Husserl parvient à montrer assez clairement que la chair même du perçu s’oppose à toute conscience de représentation : image, signe ou portrait. Mais que cette exhibition-sur­-l’exemple d’une primitivité par rapport à la représentation soit elle-même sous la domination, suspendue seulement en apparence, de la représentation, c’est ce qui éclate aussitôt qu’il s’agit de saisir temporellement le perçu, c’est-à-dire de saisir le lien des esquisses et de « ce qui » s’esquisse. Cela n’est pas vrai seulement des textes des Ideen I, mais aussi des textes des Vorlesungen sur le temps, et encore du groupe C des inédits, où la métaphysique du Présent Vivant consomme le destin classique de la pensée husserlienne. Il ne nous manque que la connaissance des manuscrits de Bernau pour assurer que ce destin règne sans faille.

Si maintenant nous cherchons comment la phénoménologie peut retrouver sa signification, en-deçà de ce destin métaphysique et pour le comprendre lui-même, il apparaît qu’il faudrait être capable de comprendre le cercle où s’enferme de façon ultime le travail de Husserl. Ce cercle consiste manifestement en ce que la phénoménologie a son sens dans les problèmes de niveau ontologique, en même temps qu’elle est elle-même englobante par rapport à tout langage ontologique possible. Et ce qui fait de ce cercle un cercle, c’est que le sens lui-même ontologique de l’englobement réciproque de l’ontologie et de la phénoménologie échappe absolument à Husserl : ce sens est dès l’origine caché dans le miracle de la méthode, qui par conséquent n’apparaît pas comme tel (c’est-à-dire comme miracle), mais au contraire et à l’extrême opposé comme Wissenschaftlichkeit. La question du sens ontologique des phénomènes de la phénoménologie est donc celle dont dépend la toute première compréhension par la phénoménologie de son propre concept. Autrement dit cette question est celle du « pré-concept » de la phénoménologie, par où commence Heidegger[6].

Il faut seulement bien saisir ici qu’une telle question n’a rien à voir avec la constitution des diverses ontologies régionales, à quoi Husserl lui-même s’est essayé, ni avec la métaphysique du Présent Vivant destinée à rassembler toutes ces régionalités en un même monde. Au contraire, cette forme de récupération de l’ontologie par la phénoménologie consacre à chaque pas davantage l’appartenance de la phénoménologie à la forme pré-phénoménologique de l’ontologie. Immergée toujours davantage dans la « tâche immense », c’est-à-dire dans le faux-infini que projette devant elle le secret ininterrogé de son origine, cette pensée accomplit ce que toute métaphysique accomplit depuis Schopenhauer et Nietzsche (peut-être en germe depuis Leibniz, ou même la Méditation IV de Descartes) : la haine amoureuse de la Volonté et de la Représentation. Chez Husserl : Volonté de primitivité et Scientificité de la philosophie phénoméno­logique.

Plus ce destin s’accomplit, plus il s’éloigne d’une interrogation sur le sens d’être (Sein-sinn) des phénomènes de la phénoménologie, qui suppose elle-même une question sur le sens de l’être (Sinn des Seins). On pourrait peut-être formuler encore ici la signification du passage de Husserl à Heidegger, en disant que celui-ci a compris que le sens d’être des phénomènes de la phénoménologie doit leur être « arraché » et qu’il ne peut l’être à moins que la démarche phénoménologique ne soit arrachée elle-même à l’obscurité où elle laisse tout ce qui est déjà accompli quand elle « commence » (par exemple le problème de l’authenticité que recèle malgré tout la « thèse naturelle »). Car cette obscurité enveloppe à son tour toutes les clartés et toutes les difficultés où la phénoménologie résidera pour elle-même : mais cette obscurité est en dernière analyse celle du sens de l’être. Dans les termes de Heidegger en 1927 :

« Die Beqegnisart des Seins und der Seinsstrukturen im Modus des Phänomens muss den Gegenständen der Phäno­menologie allererst abgewonnen werden. » [7]

Par ces rapides indications, nous ne croyons pas avoir développé la question de la signification de la phénoménologie et du passage de Husserl à Heidegger ; mais seulement avoir montré ce qu’il y a de dérisoire, d’incurablement futile, dans le ton de Sartre. Car peut-être aura-t-on aperçu que l’intentionnalité, pas plus qu’aucun des autres termes par où se peut désigner la pensée allemande de la première moitié du siècle, n’est un article de voyage, un instrument ou un outil qu’on puisse « se procurer » quand on en a « besoin ».

Le ton satisfait sur lequel Sartre rappelle son itinéraire intellectuel (cette expression énorme et creuse convient bien et convient seule ici) donne lui-même à rire. Il dit : « Je vins à la phénoménologie par Levinas » comme on dit :« Je vais à Nation par Denfert. » Mais il n’est nullement possible à tout instant et à tout le monde (pas plus aujourd’hui qu’en 1939) de « venir à la phénoménologie », même par Levinas. Cela suppose qu’on soit d’abord venu, au moins maladroitement, grossièrement, mais qu’on soit venu, qu’on ait commencé à venir à la pensée, c’est-à-dire à la tradition et à ce qui en elle, mais cependant au delà d’elle, s’annonce comme « ce qui doit être pensé ». Et pour cela il ne suffit pas de montrer son ticket de normalien comme on montre son ticket de train, mais il est absolument nécessaire d’avoir rencontré un maître. Encore faut-il ne pas se tromper de khâgne.

Ce que nous valut le séjour berlinois de Sartre et les « méditations » qui s’ensuivirent, est connu ; mais généralement plus connu par le titre que par le sous-titre. C’est pourtant celui-ci qui est parlant. Avec un sûr instinct de la gaffe, l’auteur de L’être et le néant y présente son ouvrage comme un « essai d’ontologie phénoménologique ». En quoi on peut voir qu’il est allé droit au .centre, mais avec l’inconscience du somnambule. Car le centre n’est que question, et lui, sans daigner poser une question, fit main basse sur tous les « instruments » et les mit en œuvre incontinent, soufflant dans chacun et dans tous à sa guise.

Ce fut un beau charivari, qu’on nous pria de prendre pour l’air du temps. Démêler cette musique de singe n’est heureusement pas nécessaire. Pour rythme le morne métronome de l’en-soi et du pour-soi, pour contenu un talent en sueur construisant de toute pièce le « vécu », le tout relevé et illustré de belles images historiques, enfin une morosité morale dans quoi l’ensemble respire, c’est-à-dire étouffe, voilà plus qu’il n’en faut pour passer à la postérité de la seule manière qui, en l’occurrence, convienne : par l’oubli.

Ou par Levinas.

Mais il faut se souvenir que ce néant a pesé de tout son être sur les dix premières années d’après-guerre. C’était lui tout le décor, l’estrade et le spectacle de la philosophie en France. Suffisamment brillant, clinquant et pesant pour faire figure d’époque et reléguer dans les ténèbres non seulement Brunschvicg avec Bergson, ce dont à vrai dire nous nous consolerions assez bien, mais aussi Lagneau avec Alain, la ridicule analyse réflexive avec le maigre entendement. Cepen­dant Husserl et Heideger, grande nuit germanique du petit manège forain qui s’était installé en France à l’enseigne de la phénoménologie ; Husserl et Heidegger qui, eux, faisaient effectivement l’époque, au lieu de présider à d’imaginaires temps modernes par la vertu de l’analyse politique – cette chose à la fois instantanée comme France-Lait et péremptoire comme le Savoir Absolu, en vérité fluctuante et sans principe, et manquant l’histoire plus souvent qu’à son tour ; Husserl et Heidegger non seulement ne sont pour rien dans le grand procès que l’intelligenzia française installa dans les lettres et dans la philosophie, mais eux-mêmes ont été plus sûrement évacués encore de notre champ de vision par ce procès-là, qu’on menait en leur nom, que la Sorbonne et l’Anti-Sorbonne réunies. Ceux de notre génération qui à leur tour sont, sinon « venus à la phénoménologie », du moins venus en un lieu de la pensée, en un lieu de question où apparaissent tout à la fois et la tradition et la phénoménoloqie husserlienne, dont le rapport ne peut être dévoilé qu’au sein du dialogue heideggerien entre la pensée et elle-même sur l’origine de son destin métaphysique, ceux-là pourront témoigner qu’ils ne sont venus là que pour deux raisons : la première, parce qu’un accès authentique leur a été ménagé à Heidegger, et par là à Husserl, malgré la contre-façon des années quarante ; la seconde, parce que tous s’étaient déjà pris de cœur et d’âme à la philosophie en un lieu ou un autre de la tradition en Aristote, en Hegel, en Kant, et cela par la parole d’un homme pensant, qui par surabondance enseignait.

*

Pour quelques-uns ce fut par Michel Alexandre. Mais pour Michel Alexandre, comme il en a témoigné, la rencontre de la pensée fut la rencontre d’Alain. Une fois écarté le rideau de fumée à l’abri duquel Jean-Paul Sartre installa son Berlin imaginaire dans Paris libéré, il doit être possible de chercher le visage d’Alain.

Des textes d’Alexandre qui ont été arrachés à la disparition, nous userons en effet principalement dans le but de découvrir les chemins qui conduisent à la pensée d’Alain. Au reste, dans les moments où Alexandre ne repoussait pas tout à fait l’idée d’une œuvre – disons plus simplement l’idée d’écrire et de mettre certaines pensées en ordre – il ne concevait pas qu’il pût s’agir d’autre chose que de faire paraître la grandeur vraie d’Alain et de Lagneau. Cette grandeur, à ses yeux, devait être tout autre que l’estime sévère et modeste dont Lagneau mort est encore habillé, comme Lagneau vivant le fut de sa redingote. Il voulait plus encore qu’on cessât de faire à Alain ce qu’il faut bien appeler « le coup du professeur ». Le revers de tout ce qui a pu s’écrire sur le thème : « Alain dans sa classe » apparaît en effet du premier coup : c’est l’étouffement organisé d’une pensée sous le poids de deux admirations d’apparat, qui vont l’une à la puissance naturelle de l’homme, l’autre à une sorte de miracle pédagogique. Comme si la pédagogie était quelque chose. Et comme si la puissance dont on parle n’était pas celle de l’homme pensant.

Une autre raison, et non la moindre, d’envisager les fragments de la pensée d’Alexandre qui nous ont été restitués sous l’angle de l’éclaircissement de l’œuvre d’Alain, c’est que celle-ci seule existe comme œuvre écrite. C’est donc par elle que le public pourra juger du sens et de la portée de l’école française de la Perception.

Enfin tout cela ne signifie pas que la pensée d’Alexandre ne soit qu’une sorte de dépendance et de répétition de la pensée d’Alain. Il y a, de Lagneau à Alexandre en passant par Alain, un lien de tradition au sens le plus haut du terme, c’est-à-dire au sens où la fidélité et la différence ont cessé depuis longtemps de se combattre. Sur ces rapports entre penseurs, on jugera d’après ce qu’Alexandre disait lui­-même de Kant : « Les grands esprits, vraiment grands, n’ont pas d’idées à eux. » Toute la Lecture de Kant montre que le domaine où jouent les rapports entre ceux qui pensent est le domaine de l’interprétation. Mais aussi que la nature propre de celle-ci est d’être une lecture. Ce dernier point est d’importance si l’on veut situer comme il faut le rapport de cette école de la Perception avec la tradition, et secondairement comprendre pourquoi ceux qui la composent furent, par vocation, des enseigneurs.

Quand nous disons « interprétation », il ne s’agit pas de « fournir une interprétation », n’importe laquelle, qui viendrait s’ajouter à la masse des travestissements profondément érudits, et encore plus profondément désinvoltes, sous lesquels disparaissent les grands auteurs. L’interprétation en son sens vrai n’exige ni plus ni moins que la pensée. Qu’on mette ou non une majuscule à la pensée – Lagneau en mettait une, Alain n’en mettait pas – ce qui importe est que soit reconnu le caractère de la pensée d’être unique et parfaitement déterminée. Il n’y a, en toutes nos pensées, qu’une seule Pensée : thème central de l’analyse réflexive de Lagneau. Alain le premier reconnaîtra dans cette unicité la marque de la métaphysique, et ne cessera de dire que Lagneau « pensait métaphysiquement » [8]. Plus généralement, il faut dire que toute l’école française de la perception est une « pensée métaphysique ».

Mais la formule est bizarre. Ou bien c’est un pléonasme, ou bien il faut comprendre que toute pensée n’est pas nécessairement métaphysique, et c’est justement ce qui ne va pas. Les doctrines de niveau psychologique, ou qui sont dans la dépendance de la science, ou qui « plaident » pour la morale, sont si clairement et abondamment méprisées par Alain, qu’il faut bien reconnaître que pensée et métaphysique, c’est tout un pour lui. Pourquoi dire alors que « Lagneau pensait métaphysiquement » I Qui plus est, pourquoi y voir une sorte de centre caché, et difficile à révéler, de la parole de Lagneau ? C’est que le rapport de la pensée de Lagneau à la tradition est d’une sorte particulière. Capable d’une part de faire apparaître la métaphysique comme jamais elle n’apparaît dans ce qu’Alain appelle, par opposition, la philosophie d’Institut, la parole de Lagneau n’est d’autre part ancrée ou située nulle part ailleurs que dans la perception, question dont on ne voit pas tout de suite qu’elle puisse avoir l’ampleur de la métaphysique, et de surcroît peut-être encore une autre ampleur, dans laquelle la métaphysique elle-même apparaisse. Ce qu’il faut donc comprendre, c’est en quel sens, pour Alain, Lagneau était Platon vivant.

On aurait tort de tenir pour polémique la distinction établie par Alain, et sur laquelle il revient sans cesse, entre la « philosophie d’institut » et l’enseignement de Jules Lagneau. Ce qui est remarquable en effet, c’est que cette philosophie et cet enseignement portent sur les mêmes auteurs, c’est-à-dire sur la tradition, qui est la métaphysique. Mais la philosophie d’institut de telle sorte qu’elle transforme la métaphysique en un objet d’étude, laquelle étude n’est plus elle-même métaphysique ; et Lagneau, au contraire, épaississant l’obscurité métaphysique en elle-même et pour elle-même, ne cherchant que là une possible clarté. Pourtant ce même homme était plus libre à l’égard de Descartes, Spinoza, Kant, que la doxographie d’institut, dans son éloignement fondamental et son sérieux d’érudition, ne le fut jamais. Comme s’il portait la métaphysique : « Cet autre Atlas portait toute la pensée » [9]

Dire que Lagneau lisant Platon, ou lisant Spinoza, portait la métaphysique, c’est rechercher ce que signifie le comparatif dans sa devise : Clarum per obscurius. Ce « plus obscur » ne désigne nullement une volonté indéterminée d’obscurité, ni une sorte de transposition théorique de l’absurde « amour de la difficulté » dont on entend parfois un homme se vanter. Cet « obscurius » signifie que la vocation de Lagneau, ce à quoi sa pensée obéit, c’est la nécessité, et du même coup la difficile possibilité, d’obscurcir l’obscurité métaphysique. Cette façon de faire est en effet tout le contraire de ce que fait invariablement la « philosophie d’Institut », qui ne reconnaît qu’un niveau toujours le même de la difficulté dans les auteurs : le difficile, pour elle, c’est d’accorder l’ensemble des aspects d’une œuvre, malgré la différence et parfois la distorsion des thèses et opinions de l’auteur, de façon à obtenir un corps de doctrine cohérent — au besoin en tenant compte des diverses étapes de la formation d’un tel corps de doctrine. La philosophie d’Insti­tut est une philosophie d’explication -« explications de textes » – qui vise à déterminer les obscurités afin de les mieux dissiper. C’est-à-dire qu’elle tient l’obscurité de la métaphysique pour une apparence. Et profondément, qu’elle imagine la pensée comme la transparence à soi de la représentation.

A l’inverse, une pensée qui, comme celle de Lagneau, n’attend de clarté qu’à l’opposé de toute tentative d’éclaircissement, est une pensée pour qui l’obscurité de la métaphysique est essentielle à la métaphysique. C’est uniquement pourquoi elle cherche à la rendre « plus obscure ». Cela ne veut pas dire qu’elle ajoute à l’obscurité des textes une obscurité supplémentaire venue on ne sait d’où. Cela veut dire qu’elle rend cette obscurité à ce qu’il y a de plus obscur en elle, à savoir sa nécessité. Comprise ainsi, l’obscurité des grands textes n’apparaît plus comme une sorte de contingence de l’œuvre, qu’on puisse dissiper, au profit d’une reconstruction transparente du sens de l’œuvre. Le lieu d’une telle transparence du sens suppose encore une philosophia perennis, en soi distincte de toute œuvre effective et dont chacune ne serait qu’une sorte de traduction plus ou moins lisible. Là est la racine d’un mépris des textes dont l’appareil d’érudition est à la fois le signe et le masque. Aucune explication, aucune thèse de la philosophie d’Institut n’est une lecture des textes. La lecture réelle en effet n’est rigoureusement possible qu’au sein de l’interprétation, comprise admirablement par Lagneau comme obscurcissement de l’obscurité des textes.

Par là seulement nous pouvons comprendre quel lien existe entre la pensée de Lagneau> Alain et Alexandre, et ce qu’on appelle extérieurement leur « méthode », dont la pauvreté apparente est d’abord ce qui frappe. Car cette « méthode » ne consiste en rien d’autre qu’à lire, et encore lire, les textes eux-mêmes. Non pas à retomber sur eux du haut de quelque principe d’explication ; non pas à les résumer magistralement afin d’en établir les obscurités apparentes, pour en établir ensuite encore plus magistralement la cohérence et l’évolution ; mais à les lire, dans l’ordre et sans rien omettre.

Il reste que cette lecture n’est pas la même que celle dont un pensionnaire de la Comédie Française pourrait aussi bien s’acquitter ; elle n’est pas simple lecture. Elle rompt au contraire tout de suite et tout le temps avec le texte, pour un commentaire qui suit son cours et qui a sa nécessité. Avant de rechercher en quoi celle-ci consiste, il faut remarquer que la lecture, en tant que lieu de la pensée, n’est tout à fait manifeste que chez Alexandre. C’est là l’une des raisons pour lesquelles son œuvre est le point de départ indispensable d’une recherche d’Alain et de Lagneau. Des cours de Lagneau sur la tradition, il n’est en effet à peu près rien resté. D’Alain les œuvres publiées sont des œuvres composées, où la rupture du style, l’indication cursive, témoignent précisément qu’une telle composition crée une situation intenable pour la pensée.

Nous verrons in fine que le caractère rompu de la pensée d’Alain, pris dans sa signification essentielle, traduit la rupture du langage de la représentation sous le poids d’une question-du-monde qui est aussi pour lui une sorte de finistère philosophique, une Bretagne de l’esprit en bordure d’un océan muet. A ce niveau ultime et vrai, la rupture de la pensée est la même chose que la sorte particulière d’interprétation en quoi cette pensée est établie. Et ce qu’il y a là de particulier, c’est que le lieu de l’interprétation n’est pas lui-même interprété, n’est pas lui-même et pour lui-même un domaine décrit et défini. Aussi la pensée ne peut-elle s’assurer d’elle-même nulle part ailleurs ni d’aucune autre façon que dans l’obscurcissement de l’obscurité métaphysique par la lecture de la tradition. Il y aura donc un caractère rompu de la pensée d’Alain au deuxième degré, aussitôt que cette pensée sera prise dans une œuvre composée et publiée. Car, sous cette forme, elle est privée, ou elle se prive elle-même de l’indispensable, de la rugueuse et scolaire lecture. Et cependant elle ne peut, à l’égard des textes, ni prendre la fausse altitude des « Cours de la Sorbonne », ni l’altitude vraie qui correspondrait à son centre d’inspiration, parce que ce centre est pour elle-même « tumulte au silence pareil ». D’où l’étrange tension du langage publié d’Alain, étroite possibilité entre les textes et le monde, comme s’il s’agissait de les laisser pour ainsi dire en présence, tandis qu’il s’agit de les mettre assez en présence pour qu’ils puissent y être laissés, et que le lieu d’où cela pourrait se faire est lui-même à gagner tout le temps, n’est pas vraiment un lieu, mais une espèce de « bordure », un creux de difficulté et de grâce. C’est par une raison qui touche à son essence que le langage, dans cette œuvre, en est réduit au bonheur.

Ainsi ne saurions-nous pas, sans ce qui a été publié d’Alexandre, où se trouve et en quoi consiste le vrai langage de l’école française de la perception. Dans les notes d’élèves qui ont été rassemblées, ce langage apparaît comme une lecture, au sens que nous avons dit. Mais ce que nous avons dit sur ce point essentiel est encore peu. Si, en effet, l’obscurcissement dont la métaphysique est l’objet au cours de la lecture consiste à rendre les textes à ce qui est plus obscur en eux, c’est-à-dire à la nécessité de leur obscurité, encore faut-il déterminer en quoi consiste à son tour cette nécessité.

Là encore les textes d’Alexandre donnent les indications essentielles. En eux en effet apparaît, avec une insistance qui ne laisse plus de doute, la signification et la portée de la question de la perception comme question-origine, aussi bien à l’égard de l’interprétation de la tradition qu’à l’égard de la découverte d’Alain et de Lagneau.

Certes, Alain a bien dit que Lagneau traitait toujours et uniquement de la perception ; et dans son œuvre publiée il est bien vrai qu’il revient lui-même au perçu comme à une sorte de salut ; il est vrai enfin que cette question de la perception est liée chez lui à la métaphysique, comme si la vérité de l’une était dans l’autre, et aussitôt celle de l’autre dans l’une. Mais enfin ces indications ont toujours l’aspect bref d’un éclair ou d’une percée et font une énigme refermée sur elle-même. Comme, par exemple, ces deux passages :

« Lagneau restait étranger à tout genre de dialectique: Il était métaphysicien, si je puis dire, de sa place, et aussi bien dans la théorie de la vision. » [10]

« On trouvera cette faiblesse, si l’on regarde bien, en ce que j’ai écrit de mieux, c’est que je n’ai pas su comprendre que Dieu est pourtant le monde aussi… » [11]

L’importance, et d’abord le sens de ce genre d’oracles ne peuvent être compris aussi longtemps que la pensée d’Alain se présente dans son ensemble comme une « philosophie d’entendement » et celle de Lagneau comme une « analyse réflexive », ou plutôt aussi longtemps que nous croirons posséder la signification de ces dénominations traditionnelles. Le propre de la pensée d’Alexandre est de contenir une question de la perception capable de faire comprendre en quoi consiste la pensée de ses deux rnaîtres, et d’où vient qu’ils entretiennent avec la tradition le rapport d’obscurcissement propre à la lecture. Les indications fournies à ce sujet par Alexandre sont au nombre de trois :

La première consiste dans l’affirmation de la dimension ontologique de la perception, mais en même temps dans la nouveauté et l’irréductibilité de ce qui est ainsi affirmé par rapport à tout ce que la tradition entend par « ontologie ».

La deuxième nous conduit à comprendre la philosophie d’entendement comme « recherche de l’entendement », ce sous-titre d’une œuvre fondamentale d’Alain [12] devenant ainsi le titre même de sa pensée.

La troisième comporte un certain nombre de signes qui conduisent à reconnaître une sorte de parenté-des-difficultés entre la pensée française de la perception et la phénoméno­logie allemande : primat de la question du temps, recherche du « monde », découverte de l’abstraction irrémédiable du langage de la représentation. Ce qui n’implique aucunement l’identité des deux écoles.

Ces trois séries d’indications sont éparses dans les notes de cours, les lettres, les textes qui ont pu être rassemblés. L’absence d’une œuvre construite est en soi irrémédiable. Chacun donc jugera par la lecture de ce que nous avançons ici et qui, certes, relève à son tour de l’interprétation. L’index qui fut ajouté aux notes de cours sur Kant l’a été dans le seul but de permettre cette lecture et ce jugement.

*

Sans nous arrêter donc ici au détail des textes, et pour les raisons que nous avons dites plus haut, nous ne retiendrons ces indications, éparses dans la parole d’Alexandre, que pour les faire servir à l’éclairage de l’œuvre d’Alain.

Pour écrite qu’elle soit, l’œuvre d’Alain n’est en effet nullement « sous la main ». Alexandre laissait entendre, et de plus en plus fréquemment dans ses dernières années, que la pensée d’Alain n’avait encore jamais été interrogée, jamais véritablement approchée, encore moins trouvée par conséquent. Cela est dû, pour l’essentiel, à l’interdit qui fut jeté sur elle à la libération, et que seul Jean Hyppolite a su rompre. Aussi indique-t-il d’un seul coup l’important : « La philosophie du .jugement d’Alain n’est… pas une philosophie proprement intellectualiste. Les critiques modernes de nos existentialistes ne portent pas contre elle. » [13] Ce jugement ne fut pas entendu ; aucune recherche réelle ne vint arracher la pensée d’Alain à la notoriété publique, soit que la note sous laquelle elle est ainsi « bekannt und nicht erkannt » soit celle de l’infamie, ou celle de l’étroite admiration. Car les amis ne valent guère mieux que les ennemis. Alexandre seul a su voir la solitude d’Alain là où elle est et comme elle est : solitude d’une pensée, qui manque de la reconnaissance d’une pensée, et qui n’a que faire de louanges ni de critiques. Trois mois avant de mourir, il écrivait :

« Je ne désespère plus que nous parvenions un jour, si nous nous obstinons assez, à déchiffrer tant d’œuvres encore inconnues. » Et dans une note, il insiste : « Inconnues ; je viens de m’en étonner et de m’en assurer une fois de plus en rouvrant l’Histoire de mes pensées que je croyais savoir par cœur et en m’apercevant que la découverte de ce récit insondable – et des mouvements ou des jugements secrets qui l’animent –  reste à faire en entier. Quant aux Entretiens et aussi aux Dieux, il me paraît qu’aucun de nous, si attentif qu’il ait été à cette prose, n’est encore en état, je ne dis pas de les résumer, c’est-à-dire de s’en détacher, mais, s’y attachant au contraire page par page, de suivre le texte en sa création, et ainsi d’arriver, comme il faut bien, à s’en rendre exactement compte. » [14]

Il faut ajouter pour ceux qui doutent mal, c’est-à-dire qui se méfient, que ce sentiment (ne le nommons point autrement pour l’instant, car il n’est pour l’instant pas autrement déterminé), que ce sentiment d’un point d’obscurité ou de résistance, ou encore d’une espèce de trou, au centre de l’œuvre d’Alain, n’est pas propre à Michel Alexandre. Celui-ci, on le sait, admirait Alain avec si peu de réserve qu’on pourrait croire, ou vouloir croire, qu’il lui prête plus qu’il n’a, inventant un sens caché de l’œuvre d’Alain afin de lui donner de l’épaisseur et de clore par là la bouche aux jugements du siècle. Mais un autre, dans le même ouvrage d’hommage, indique en direction du même trou, cette fois pour faire reproche à Alain d’avoir manqué, et si l’on peut dire manqué exprès le sens ultime de la pensée de Lagneau, en refusant de se plier aux conclusions manifestes du « Cours sur Dieu ». Cet autre est Lucien Fabre, la quatrième île, avec Valéry, Léon-Paul Fargue et Alain lui-même, de ce qu’Alain nomma un jour l’Archipel Fortuné. La quatrième île dit les choses comme elle peut, et, lorsqu’elle entre dans le détail, assez mal. Mais le témoignage de Fabre est précieux lorsqu’il en reste au scandale tout nu :

« Comment, après avoir fait éditer le fameux cours de son maître sur l’existence de Dieu, Alain le reniait-il ? Car il le reniait. Et non pas glorieusement. » [15]

Et encore :

« Ce reniement de Lagneau ou plutôt de son capital enseignement par son plus fervent admirateur me laissait d’autant plus perplexe qu’Alain ne lui a jamais rien substitué de valable. » [16]

Graves sont les choses dites ici. Il n’est sans doute pas bon d’avoir été lié d’amitié avec un homme pensant : on peut voir dans le style même de Fabre que cela nuit à la forme absolue du respect, c’est-à-dire au respect. On ne donne point de bourrades à une pensée. Or c’est par pensée qu’Alain entretient avec Lagneau le rapport obscur auquel Fabre se hâte de « substituer quelque chose de valable », c’est-à-dire une explication psychologico-historique : il y voit en effet une attitude de « reniement », dont il ne trouve le fondement que dans une fâcheuse influence de Kant, lequel comme on sait est dépassé. Il y a des cours du soir qui se perdent.

La chose est tout autre. Le rapport d’Alain à Lagneau sur la question de Dieu n’est ni de reniement, ni de fidélité objective, mais d’interprétation. Celle-ci est liée à la question du rapport de la perception à la pensée de l’être, ou plutôt elle est cette question même. Ce qui fait obscurité ici, c’est que l’interprétation ne se propose pas comme telle, et n’en a d’ailleurs pas les moyens, en sorte que Chartier semble s’entêter à l’opposé de Lagneau, tandis qu’il est bloqué dans le « plus obscur » de la pensée de Lagneau, qu’il préfère à bon droit à la clarté trompeuse que jette le Cours sur Dieu réduit à ses conclusions et séparé de perception. Mais s’il n’y a pas de thématisation de cette situation chez Alain, il y en a pourtant différents signes auxquels il n’est pas permis de rester aveugle du moment qu’on se permet de toucher à ce centre de difficulté.

Le centre de ce centre est lui-même si lointain, que, pour en traiter véritablement, il faut remonter jusqu’à la signification de la présence de « Dieu » dans la structure de la métaphysique, c’est-à-dire à ce que Heidegger appelle : « Die onto-theo-{oqische Verfassunq der Metaphysik. »[17]. Il ne saurait être question de développer toute cette origine ici ; ni donc de produire tout à fait l’interprétation du rapport d’Alain à Lagneau sur la question de Dieu. Mais ce qui est possible et même requis de nous, c’est que nous indiquions quelles sont les vraies dimensions de l’école française de la Perception, et en quel sens elle se heurte à une nouveauté de l’être qu’aucun des termes de la représentation, c’est-à-dire de la métaphysique, ne lui permet de dire. Ainsi se trouvera au moins préparée une lecture possible du cours sur Dieu.

Dans la difficulté où ils sont bloqués, Lagneau, Alain et Alexandre entretiennent un tout autre rapport que de reniement ou de fidélité à telle ou telle « thèse » de l’un ou de l’autre. Ils sont tous fidèles au retrait ontologique dont la perception témoigne, d’une part en déchirant l’oubli, lui­-même oublieux de lui-même, que comporte le langage de la représentation, d’autre part en butant comme sur un vide sur ce que cette déchirure laisse ouvert. Ce langage sera jugé bien moderne et intempestivement heideggerien ? Mais, pour balayer les fausses questions préalables, il suffit de quitter l’ordre du préalable et d’en venir aux textes.

*

Nous franchirons d’abord tous les textes, innombrables en effet, où la pensée d’Alain se développe conformément à ce qu’on appelle depuis Hegel « la philosophie de la réflexion de la subJectivité », et plus brièvement depuis Husserl « la philosophie d’entendement ». Non pas pour cacher un aspect des choses qui nous gênerait ; car premièrement cet aspect est partout, bien impossible à cacher, et deuxièmement il ne nous gêne pas. Mais cet aspect est le seul connu, pour ainsi dire le seul qui soit public. Il est entendu une fois pour toutes que la pensée d’Alain est une « philosophie d’entendement ». Cela dispense de regarder aux obscurités, et pour ainsi dire aux mouvements souterrains de cette pensée. Il n’est pourtant pas nécessaire de regarder longtemps pour s’apercevoir que quelque chose ne va pas dans ce classement. Car une « philosophie d’entendement », comme l’entendent les modernes, c’est à  la fois une philosophie qui manque la raison, c’est-à-dire l’être, et qui manque la perception, c’est­-à-dire le paraître. Or, il est déjà visible que la pensée d’Alain s’attache au perçu, et à lui seulement. Ce qui est aussi, selon Alain, le lieu propre de Lagneau :

« La philosophie de Lagneau était premièrement, et je dirais peut-être uniquement, une théorie de la perception. » [18]

Il ne suffit pas de se précipiter ici sur l’exemple du cube dans les Quatre-vingt-un chapitres, ou sur tout autre texte « d’entendement », pour montrer que cette théorie de la perception est précisément une théorie du jugement qui manque le paraître en manquant son immédiateté. Cela pour deux raisons, l’une de fait et l’autre d’essence.

Manquer le paraître n’est en effet le privilège de personne, ou plutôt c’est une question qui n’est pas résolue par la possession de quelques instruments descriptifs. Les premières réussites en ce domaine ne réussissent elles-mêmes à prendre leur sens qu’au prix d’une recherche du sens de l’être. C’est là le problème de l’ontologie et de la phénoménologie chez Husserl, qui n’est pas plus résolu dans l’immense thématisation husserlienne qu’il ne l’est sur « l’étroit terrain de métaphysique » alanien. Et c’est la raison d’essence.

 

 

Pour la raison de fait, elle est plus décisive. A vrai dire seule décisive. Car la phénoménologie, même empêtrée dans une naïveté transcendantale qu’elle partage avec la tradition, et plus empêtrée encore en tant que « phénoménologie de la raison », a tout de même bougé les difficultés d’une façon unique et permis à la pensée une reprise de soi, un da capo des questions primitives : ébranlement dont la philosophie d’entendement, telle qu’elle est définie, n’est pas porteuse par elle-même. Mais la philosophie d’entendement telle qu’elle est définie n’est qu’une espèce abstraite, à quoi aucun penseur ne se réduit vraiment. C’est ce que Hegel, et dès le début, a reconnu dans Kant. Car il ne dit pas seulement que dans Kant la raison prend un bain d’entendement, mais aussi que l’entendement prend un bain de raison [19]. Davantage, et au delà de ce que Hegel pouvait reconnaître, l’un et l’autre prennent un « bain de paraître » dont la portée reste à décrire. Pareillement la pensée d’Alain ne se réduit pas à la philosophie d’entendement prise comme espèce abstraite. Il y a nombre de textes, principalement dans Histoire de mes pensées, Entretiens an bord de la mer et Souvenirs concernant Jules Laqneau, qui obligent à considérer que cette pensée pense proprement quelque chose d’ autre que l’entendement au sens classique et confortable ; et que par rapport à l’entendement ce « quelque chose » fait d’elle exactement une « recherche de l’entendement ». Tel est le sous-titre des Entretiens. Ce que dit ce sous-titre n’a pas encore été médité. La formule même : recherche de l’entendement, apparaît, sans être soulignée, dans un passage du deuxième Entretien. C’est à ce passage que doit s’accrocher la méditation :

« Il n’y a point de connaissance sans objet, ni d’autre objet que la chose ; en ce sens toute connaissance est d’intuition. Et c’est pourquoi les hommes d’entendement, presque tous, oublient l’entendement. Ils adhèrent à l’objet de toutes leurs forces ; et, comme l’ouvrier ne regarde point sa main, mais la pointe de l’outil, tout de même les ouvriers d’entendement ne font point réflexion sur les relations qui font paraître la chose en sa vérité… Et jamais en aucun cas vous ne saisirez l’idée hors de la chose, sinon par le discours que l’on peut nommer réflexif, et qui remonte de la connaissance vraie de la chose aux conditions de cette connaissance. Ainsi tout examen de réflexion, ou recherche de l’entendement, suppose d’abord une connaissance vraie de quelque objet, connaissance qu’il faut se donner, c’est-à-dire refaire. Hors de cette méthode, que j’appellerais de réflexion expérimentale, je vois deux erreurs possibles, dont la moindre est d’oublier l’entendement, comme font tous les Démocrites et tous les Lucrèces, et dont la pire est d’oublier l’objet, c’est­-à-dire la connaissance même, comme font nos dialecti­ciens. » [20].

En un sens tout est dit ici sur la « situation instable » qu’Alain reconnaît pour sienne et dont il dit qu’elle « veut courage tous les matins ». Mais tout y est dit sur un mode sibyllin, qui n’est nullement de hasard, encore moins d’affectation. Du centre de cette pensée, qui est un « trou » – entendez : une sorte de caverne sacrée -, ne peuvent surgir que des « oracles », comme Alain lui-même disait de Lagneau. Ce n’est pas d’aujourd’hui que Socrate et l’Oracle sont liés ensemble. Mais l’Oracle n’est rien – ou nous ne sommes rien –  tant qu’il n’est pas interprété par nous.

Dire qu’il n’y a pas de connaissance sans objet, c’est dire, en ce qui concerne la philosophie, qu’il n’y a pas de « logique » qui n’ait à se comprendre comme « logique transcendantale ». Dire qu’il n’y a pas « d’autre objet que la chose » serait énigmatique en soi, si l’invocation qui est faite aussitôt de l’intuition ne nous invitait à comprendre « la chose » comme « chose de l’intuition ». Son opposition à l’objet signifie alors que n’importe quelle « objectivité », au sens d’un kantisme relâché, n’est pas bonne à porter la pensée, mais seulement la considération de l’objet comme détermination de l’intuition. Le vocabulaire de la « connaissance » recouvre alors, comme chez Kant, la question de la perception ou celle de la « possibilité de l’expérience » comprise comme possibilité du paraître [21]. C’est ce recouvre­ment d’une question primitive par un langage déjà-dérivé qui rend la philosophie d’entendement problématique à ses propres yeux et la jette dans une « recherche de l’entendement ». Le texte le laisse entendre aussitôt :

« Et c’est pourquoi les hommes d’entendement, presque tous, oublient l’entendement. »

Cela n’est pas dit seulement pour les autres : pour le savant, pour l’artisan, pour le politique, etc… qui tombent dans le contenu, ou encore comme dit Alain qui « adhèrent à l’objet de toutes leurs forces ». La morale étant pour soi avant d’être pour les autres, c’est à Alain d’abord, c’est-à-dire au philosophe d’entendement que l’avertissement s’adresse. Au reste, les exemples de la fin : Démocrite, Lucrèce, le montrent assez. La difficulté reconnue dans ce début est donc la suivante : la philosophie d’entendement se définit, ou se veut elle-même, comme celle qui a l’ob.jet ; et comme l’objet n’est Jamais quelque objectivité abstraite – comme par exemple le prétendu « objet » de science – mais bien la chose perçue, la philosophie d’entendement doit donc se comprendre elle-même comme philosophie de la perception. Cependant, précisément à cause de cet établissement de la pensée dans le perçu (ou intuition), il arrive que l’entendement « adhère à l’objet » et par delà se manque lui-même dans sa vérité, c’est-à-dire manque l’objet.

Le lieu de la vérité est donc désigné ici énigmatiquement comme le lieu même du danger initial d’abstraction. La suite explique un peu davantage. En déclarant que « les ouvriers d’entendement ne font point réflexion sur les relations qui font paraître la chose dans sa vérité », Alain met le doigt sur la difficulté originelle qui habite toute pensée du paraître : c’est qu’il ne s’agit pas de s’installer dans le perçu avec le ferme propos de ne plus en décoller, en espérant que tous les concepts et tous les problèmes vont se rafraîchir à ce contact avec la Terre-Mère. Une philosophie qui a trouvé son lieu dans la perception doit encore ne pas « oublier » qu’il s’agit pour elle de faire paraître le perçu lui-même dans sa vérité. Que peut vouloir dire cette « vérité » dans laquelle la chose qui paraît doit cependant (pour ainsi dire une seconde fois) « paraître », afin que la vérité paraisse elle-même et que la pensée soit ? Qu’est-ce que cette vérité, sinon la vérité ontologique ?

*

Les « alanistes » vont s’arrêter ici. Le succès d’Alain – « le succès de Rimbaud, disait Aragon dans le Traité du style, puisque telle est la saloperie des faits qu’il peut être question d’un succès de Rimbaud… » – produit un autre brouillard autour de son œuvre et de celle de Lagneau et de celle d’Alexandre, autre et non moins dense que le brouillard sartrique. L’un renforçant l’autre.

Les épigones d’Alain verront le diable et le contre-sens dans le terme d’ontologie appliqué à leur maître. C’est qu’ils pensent comme des dictionnaires. Il ne s’agit pas d’appliquer un terme, dont le sens serait univoque et toujours le même, à une pensée qui précisément le refuserait. Car il n’est pas vrai que la pensée d’Alain ait jamais refusé autre chose que l’être au sens des dialecticiens, comme il dit dans le langage de Kant. Et surtout il n’est pas vrai que l’être n’ait qu’un seul sens, c’est-à-dire qu’une seule façon d’appeler la pensée, ni qu’il ne l’appelle pas lui-même lorsque dans cette pensée il n’est pas nommé sous son nom d’être [22]. Les pensées où l’être n’est pas nommé, ou bien est généralement détesté sous sa nomination traditionnelle, sont souvent celles qui répondent à la difficulté ontologique avec le plus de force. Elles comportent alors un certain centre, qu’elles nomment de toute autre façon que de façon « ontologique », mais qui ne peut être compris si l’on n’y reconnaît la place en creux d’une pensée de l’être. Ce centre est pour Alain le centre de Lagneau, à l’égard duquel il n’a cessé de se savoir fidèle et non-identique, quand tous les admirateurs le veulent identique, pour finir par le croire infidèle. C’est le cœur de la pensée de Lagneau, en effet, que désigne la suite du texte auquel nous sommes accrochés maintenant sous le nom de réflexion, ou mieux de « discours que l’on peut nommer réflexif » :

« Et jamais, en aucun cas, vous ne saisirez l’idée hors de la chose, sinon par le discours que l’on peut nommer réflexif, et qui remonte de la connaissance vraie de la chose aux conditions de cette connaissance. »

A lire vite, on pourrait croire que la philosophie se la baille belle, faisant pour elle seule une exception à la règle de ne pas décoller de la chose. Mais la règle ne consiste pas tout simplement à coller à la chose. Ce collage en effet n’est pas l’entendement, mais bien – nous l’avons vu – le péril propre aux ouvriers d’entendement. L’entendement consiste au contraire en une façon d’avoir la chose, qui ne la fasse pas plutôt disparaître en y « adhérant de toutes ses forces ». Ce qui veut dire qu’il y a d’une certaine façon une double astreinte pour la pensée de la perception : l’une, de ne pas quitter le perçu ; l’autre de ne pas attendre que le paraître vienne lui-même à paraître dans sa vérité par une sorte de vertu du contenu. Pour autant que la « chose » paraissante est toujours déjà-parue, et que son être-paraissant n’est à son tour nulle part dans le paru, la pensée a nécessairement lieu « hors de la chose » : elle est discours, et elle est réflexion. Ce qui ne signifie pas déjà une discursivité abstraite, ni une réflexion qui aurait purement et simplement sa vérité dans le pré-réflexif. Il a bien fallu en effet que la phénoménologie elle-même, après avoir pensé régler le discours sur le donné-en-personne et la réflexion sur la primitivité de ce qui se montre, en vienne au « discours de la primitivité », dans lequel elle réfléchit elle-même sur son commencement vrai. Ce rapport du paraître de la chose dans sa vérité et du retour de la pensée à son langage, ce rapport a atteint dans l’œuvre de Heidegger l’écart le plus grand et l’unité la plus intime ; car c’est du même mouve­ment que le langage s’enfonce dans le langage et que le Monde vient enfin à « faire monde ». Mais aussi, dans cette œuvre, la proximité de l’étant et l’éloignement de l’être ont pris un autre sens, ou sont pris d’un autre mouvement, chacun quant à soi et quant à l’autre, que le sens et le mouvement où toute pensée avant lui a trouvé sa ration de possibilité.

Cette ration est mesurée à la pensée d’Alain par l’obscurité du rapport entre la « méthode réflexive » de Lagneau et la « parution de la chose », en quoi consiste le fruit et le miracle de la réflexion. D’innombrables traits, dans les trois principales œuvres que nous avons citées, témoignent que l’événement fondamental qui s’est produit dans la classe de Lagneau, c’est qu’après tous les bégaiements, après toutes les analyses, le monde paraissait. Et il ne s’agit pas de dire que la classe, la fameuse boîte de craie et autres objets, étaient déjà parus ou paraissants avant le cours et pendant le cours. Il s’agit de comprendre que le paraissant paraissait lui-même en son paraître. En disant : « en son paraître », nous voulons bien dire en sa vérité, c’est-à-dire en son être, mais surtout nous voulons dire que l’être est ici le paraître, et rien d’autre. La nouveauté de cet être qui est paraître est ce vers quoi retourne la pensée d’Alain en tant que recherche de l’entendement. C’est aussi ce sur quoi elle bute comme de l’extérieur, tandis que Lagneau y était reclus. Le caractère fermé de ce qui s’annonce à leur pensée est le même pour celui qui est fermé dehors que pour celui qui est fermé dedans ; le « courage tous les matins » est le même que le « désespoir absolu ». La sortie en force faite par Lagneau le soldat vers une pensée de Dieu, c’est-à-dire de l’être, qui ne soit « ni l’existence, ni l’être », et le patient retour d’Alain le paysan vers le rocher de la perception, contournant le cadavre extérieur de ce Dieu sous la forme duquel « l’Homme » est mort, et revenant à l’origine intérieure ou vraie de toute cette histoire, ce mouvement inverse de l’un et de l’autre est un dans ce qui appelle la Pensée en chacun d’eux. Ce n’est pas seulement sur la route de Metz qu’Alain a fait la même guerre, et une autre guerre, que son maître Lagneau.

*

Mais du rapport des hommes et des pensées, revenons à ce qui les porte et qui peut seul les éclairer. Presque rien n’a encore été dit sur cet « être qui est paraître ». Sinon que la pensée qui s’y attache a son instance dans le paraître, et qu’en tant que philosophie elle sera donc une « philosophie de la perception ». C’est là en effet le sens de la dernière affirmation du texte cité, que la pire des erreurs possibles consiste à oublier l’objet (c’est-à-dire, comme il est acquis depuis le début du texte, la chose d’intuition, en d’autres ternies le perçu). A ce pire oubli, la « méthode » réflexive doit échapper, tandis que les dialecticiens y tombent, comme les ouvriers d’entendement sont tombés dans l’autre erreur, qui est oubli de l’entendement.

Cette opposition – à moins qu’on ne préfère la prendre d’avance pour rhétorique, mais qui oserait encore ? – est manifestement ontologique. Démocrite et Lucrèce sont pris ici comme figure de ces ouvriers d’entendement qui adhèrent à l’objet de toutes leurs forces, et par là le manquent. En d’autres termes, qui ensablent leur pensée dans l’étant simplement donné et rencontré. Leur erreur est la moins grave, parce qu’elle est au fond inférieure à la pensée. Les dialecticiens, c’est-à-dire ceux qui tombent sous le coup de la « Dialectique » kantienne, s’élèvent bien à une « réflexion sur les relations qui font paraître la chose dans sa vérité », à ceci près que le résultat dément l’intention. Car c’est la vérité qui paraît et la chose qui disparaît, la négation du fini entraînant le faux-infini de l’être dans sa chute. Voilà des termes hégéliens, et voilà le moment où les Hégéliens à leur tour s’arrêteront. Car tout semble ici tomber dans des filets qu’ils ont tendus depuis longtemps. Ne sont-ils pas précisément ceux qui savent que la vérité ne peut paraître à côté d’un savoir apparent, que tout son paraître consiste à faire paraître l’apparent, et enfin qu’elle-même ne « consiste » en rien d’autre qu’en ce paraitre sien ? Ainsi Hegel le « dialecticien » n’est-il pas celui qui a pensé – et avec quelle ampleur – cet « être qui est paraître » dont nous faisons un mérite à Lagneau et à Alain d’avoir à peine aperçu les contreforts ? Ce serait ici la pire confusion. Car ce que les Français percevants ont aperçu est à l’opposé de la culmination de la métaphysique dans la phénoménologie hégélienne. L’approche du paraître est ici tout autre, et reconnue comme telle avec sûreté par Alain. « J’ai tout trouvé dans Hegel, dit-il, excepté une suffisante théorie de la perception. » [23]

Mais qu’est-ce qu’une suffisante théorie de la perception ? C’est, d’après la même page, une théorie de l’athéisme de la perception, qui s’oppose à la « dialectique divine » de l’Absolu hégélien. Et pourquoi appeler « divine » la dialectique de Hegel ? Ne sait-on pas au contraire que, selon Hegel, « la philosophie est la vérité de la religion », ce qui veut dire que la certitude de soi du Savoir se sachant lui­-même se reconnaît comme l’être, absurdement confié par Kant à la postulation de la foi, et comme l’être capable de sa différence avec soi en tant qu’être et en tant qu’étant, ce dont le Dieu de la métaphysique et de la critique est précisément incapable ‘? Quel sens peut-il encore y avoir à ranger l’ontologie hégélienne sous la rubrique du « divin » ? Et devons-nous même faire confiance à un penseur aussi « léger » qu’Alain pour nous diriger dans ces lourdes questions ? Ne dit-il pas « dialectique divine » comme on dit « le divin Platon », voire « le divin Mozart » ? Mais Alain n’est léger que si on ne l’a pas découvert. Nous voulons qu’on en juge précisément sur la question actuelle. La comparaison avec Hegel n’est en effet nullement fortuite chez lui ; elle occupe, outre la page des « Souvenirs » que nous citons, et qui n’est pas isolée (d’autant moins que sur le problème qui nous retient tout ce qui est dit de Spinoza doit y être rattaché), tout le premier Entretien, sans parler d’autres textes de l’œuvre, qui, sans manquer jamais à la justesse du sentiment, sont peut-être moins au centre. Et non seulement cela, mais cette comparaison de Lagneau avec Hegel est déterminée avec rigueur ; elle a son vocabulaire précis et elle fait doctrine. Elle se situe en effet exactement en ce lieu où la perception et la vérité de la perception se cherchent, se manquent, se retrouvent, et plongent la pensée dans la difficulté de penser l’être sans inventer pour cela un arrière-­monde. Aussi faut-il citer en entier :

« Qu’est-ce qu’une maison ? disait Lagneau. C’était là son centre ; il y revenait toujours. Aucun objet n’est donné. C’est ici que l’exemple, encrier ou morceau de craie, était mis à la question. Et il est rigoureusement vrai qu’il n’y a de perception que par une vérité de la perception ; et il est vrai aussi que la vérité de la perception ne peut être perçue ; il n’y a pas de lieu d’où l’on voie toutes les parties d’une maison ; il n’y a point de lieu ni de rapports de lieu qui représentent comment les parties ensemble font une maison, et comment le toucher, la vue, l’ouïe explorent une maison, et comment tout l’Univers autour jusqu’au plus loin fait cette maison-là. Ainsi l’esprit dépasse la perception et à ce passage lui donne existence et naît lui-même à l’être de conscience ; par quoi l’apparence apparaît. »

*

Arrêtons-nous un peu ici, ni l’apparition ni le refus du langage hégélien, qui viennent aussitôt après, ne pouvant être compris si nous ne demeurons pas dans le centre de difficulté. Celui-ci consiste en ce que le point de vue de la conscience représentative n’est pas abandonné (et comment eût-il pu l’être ?), mais est plutôt conduit à sa plus extrême tension. D’une part, il est dit : pas de perception sans vérité de la perception ; d’autre part il est dit que cette vérité « ne peut être perçue », et jusqu’ici tout va. Car le fait que la vérité de la perception « ne peut être perçue » ne nous fait pas sortir de l’ordre du paraître. Ou bien en effet il s’agit des conditions de la pensée qui parle ici, de la parole philosophique, et alors il est vrai que la vérité de la perception ne peut consister en une exploration, ni même en une description du perçu, et que toute description, même et surtout phénoménologique, doit se guider sur la pensée de l’être, et que son lieu immédiat, est, non pas le monde, qui, pris sous l’aspect du contenu, est muet ou trompeur, mais le langage même. Ou bien il s’agit de la perception prise en elle-même, du paraître en son niveau de simplicité, comme cela même qui, dans le langage, doit venir au langage. Mais alors nous ne sommes pas non plus hors de l’ordre du paraître ; ce qui a été séparé du paraître ce sont seulement toutes les idées ou évidences rationnelles issues du spectacle, mais non pas la pensée. Ces idées ou évidences rationnelles sont toutes celles qui naissent de la première évidence abstraite qui se substitue au paraître au sein de lui-même : celle de « l’objet donné », dans le langage d’Alain. C’est-à­-dire de l’objet donné sans les conditions de son don, ou hors d’origine ; car s’il est pris comme il se donne originellement, le paraître n’apparaît jamais comme un « objet donné », par quoi on entend, non pas que l’arbre se montre dans la prairie, mais que le réel entre en rapport avec la conscience. Repousser ce langage de la représentation n’est certes ni sortir du monde, ni renoncer à la pensée.

Cependant, sortir du monde, l’analyse l’a déjà fait depuis le début, en isolant l’exemple. « Qu’est-ce qu’une maison ? » est une question déjà abstraite, en effet, non pas tant en elle-même, que parce qu’elle accroche au déjà paru la recherche de la vérité du paraître. Mais cela est vrai de tous les exemples, aussi bien de la maison de Kant dans la deuxième analogie que de celle de Lagneau, et aussi bien encore de la table de Husserl dans les Ideen I. Ce qui veut dire que le langage de la représentation sous-tend la recherche de la primitivité du perçu avec une nécessité, et pour ainsi dire une ténacité, que nous mesurons encore mal. Cette permanence du perçu sans vérité comme terrain de la recherche même de sa vérité se marque dans le texte d’Alain à ceci, que la perception y figure deux fois. C’est cette difficulté qu’exprime l’étrange formule : « Ainsi l’esprit dépasse la perception et à ce passage lui donne existence. » Car ce n’est pas la perception qu’il dépasse, mais bien toutes les pensées abstraites inférieures au perçu, tout le langage de la sensation, de l’image, et généralement de la scission sujet-objet. Cependant un tel dépassement est voulu, ou représenté seulement, mais non effectivement réel, pour cette raison qu’il n’est d’abord pas possible. La pensée ne peut en effet « surmonter » la scission sujet-objet dans le langage même de celle-ci. C’est pourquoi c’est tout de même « la perception » qu’elle dépasse. Aussi y a-t-il toutes les raisons pour que le langage en soit réduit à la contradiction comme telle : comment l’esprit peut-il être dit « dépasser » une perception qui ne vient à l’existence que par ce dépassement même ? Et comment peut-il « naître lui-même à l’être-de­-conscience » dans ce passage même ? Est-il donc l’esprit avant d’être le percevant ? Ainsi donc il sera l’Esprit absolu se sachant lui-même, selon Hegel, ou « la liberté encore accrochée à elle-même » selon Lagneau ? Où sera donc la différence de ces deux penseurs ?

Certes, cette différence n’est nullement donnée ; elle est ce qu’Alain cherche à établir, et d’abord à reconnaître dans la pensée de son maître, malgré ce qu’on pourrait appeler l’attraction de Spinoza sur Lagneau, à quoi correspond celle de Hegel sur Alain. Car s’il y a en eux une telle attraction, il y a aussi quelque chose de plus timide, et en même temps de plus radical, que l’analyse de l’apparence comme « moment surmonté ». Le désespoir spéculatif de Lagneau, le violent repli d’Alain, ont pour centre, toujours aperçu et toujours manqué, un mutisme du paraître par rapport auquel l’intarissable « surmontement » hégélien n’est tout d’un coup lui-même plus rien. Nous soutenons ici qu’un tel centre de radicalité et de nouveauté ne peut être reconnu en lui-même qu’au terme de la mise en question de la signification de la phénoménologie husserlienne, laquelle signification se trouve tout entière dans la réouverture de la question de l’être par la pensée heideggerienne. C’est là seulement en effet que la représentation est quittée, et non seulement réduite ou surmontée, c’est-à-dire à nouveau régnante, et finalement inaperçue. Mais si un tel centre ne trouve son langage – et encore : mince comme un torrent de monta­gne – que chez Heidegger, il trouve du moins son silence chez Lagneau et chez Alain, silence qui habite, qui travaille, qui « rompt », qui appelle tous les langages développés auxquels ils ont l’un et l’autre consenti, et qui seul véritablement parle dans ceux-ci à la fois comme leur cœur et comme leurs frontières. La différence qui subsiste entre le paraître et son dire, une fois « surmonté » par l’analyse réflexive ou recherche de l’entendement, l’insuffisance foncière de la représentation, cette différence est proprement ce à quoi l’école française de la Perception est « attentive »; autant dire qu’elle est attentive à sa misère, c’est-à-dire au fait que l’insuffisance de la représentation est une insuffisance toute-puissante. Ce n’est que si l’on comprend cette misère, que l’on comprendra en quel sens le problème ultime de Lagneau est celui de la valeur de la pensée, qui est chez lui toute la substance de la question de Dieu. Et peut-être aussi, dans l’œuvre d’Alain (et à un tout autre bout, apparemment, de cette œuvre) quel est le sens proprement spéculatif à ses yeux de la mise en croix de l’esprit, de la faiblesse absolue de la pensée.

*

De la comparaison de Lagneau avec Hegel, entreprise hardiment, mais non légèrement par Alain, il faut donc à notre sens retirer les conclusions suivantes : Premièrement, que l’expression « dialectique divine » appliquée à Hegel se comprend légitimement à partir de la misère de la pensée de la perception, c’est-à-dire à partir de la reconnaissance de la profondeur du règne de la représentation. Au reste la reconnaissance de cette profondeur est aussi ce qui occupe toute pensée post-hégélienne et aboutit chez Marx à cette découverte, que la pensée hégélienne appartient de part en part à l’âge de la représentation, auquel doit succéder l’âge de « l’homme visible dans la nature ». C’est à ce nouvel âge, constamment entrevu et jamais vu par Nietzsche, chez qui il se nomme l’âge de la Terre, qu’appartient aussi déjà, dans ce que Heidegger nommerait son impensé, c’est-à-dire ce qu’elle pense le plus proprement, la pensée de Lagneau, qui fut une fois nommé par Alain « Le Génie de la Terre », et reconnu une autre fois comme relevant du « dernier âge ». Tels sont les oracles.

Il faut conclure deuxièmement qu’Alain parle avec la  plus grande exactitude lorsqu’il déclare que « cette dialectique divine à longues périodes (mais qu’est-ce qui est long ou court ?), à savoir la dialectique hégélienne, se ramassait toute en un mouvement d’attention de Lagneau » [24]. Tandis en effet, que la pensée de Hegel est une culmination de la métaphysique occidentale, et par conséquent dans sa pensée du paraître une récupération, et finalement une représentation du paraître, la pensée de Lagneau est au contraire appelée par l’affrontement effectif du paraître, c’est-à-dire pour elle par l’impossibilité et la nécessité conjointes de la métaphysique. De ce centre de misère se trouve en effet surplombée, et comme tenue sous le regard, l’immense fortune amassée par Hegel.

Dans cette situation, il y a certes tout ce qu’il faut pour qu’une pensée trouve son lieu dans l’enseignement. Ce n’est qu’une façon extérieure de dire, en effet, ce que nous avons déjà dit, à savoir que son seul langage possible est dans l’obscurcissement de l’obscurité métaphysique. Mais on peut aussi bien dire maintenant que la pensée de la Perception obscurcit elle-même pour elle-même la clarté à laquelle elle est chaque fois parvenue. Car le langage de la Perception ne s’oppose pas de l’extérieur, et encore moins triomphalement, au règne de la représentation ; mais il se construit par la lente reconnaissance de ce règne en lui-même, et le patient recul du dire en-deçà de cette déception qui fait l’étoffe de sa conception. Implacable nécessité, et quotidien courage du « pour mieux dire… ».

Au dehors cependant le monde, qui est le vrai des paroles, ne peut rien pour la pensée de la perception, sinon la renvoyer à elle-même et à sa peine absolue. Le réconfort que la parole puise dans la largeur des choses n’est possible que dans le mutisme. Le beau en effet est la pudeur du vrai, et non son remplaçant.

« De nos discours, dit-il, l’océan se moque. A quoi le vieillard : – Cela même, qu’il se moque de nos discours et de tout discours, cela même, il ne faut pas moins que les plus subtils discours pour nous conduire à le penser. » [25]

La « subtilité » de ce discours n’est certes pas dans l’appareil d’érudition, ou dans le brillant d’une forme compliquée. Elle est scolaire toujours, au beau sens où le travail prend son loisir essentiel entre la chose nue et la parole nue. Rapide, difficile à voir, éclatant gibier dans les lointains de la parole, tel se montre, lorsqu’après des heures il se montre – le vif, le fauve, le subtil monde.

On manquera Lagneau en cette lisière, et Alain et Alexandre avec lui, si l’on ne voit pas ce qu’ils ont quitté pour y venir : ce sont tous les appuis de la tradition. Descartes et Kant eux-mêmes, vénérés par chacun des trois comme l’on sait, et toujours sur la table pour quelque lecture ou quelque commentaire, sont tout à coup aussi librement congédiés qu’ils ont été librement suivis. La question de la perception possède en effet un centre où la tradition, à la lettre, ne peut entrer ni donner son soutien. C’est au contraire de ce centre que chacun repart donner leur force aux paroles archétypes. Ce signe est peut-être de tous le plus important, et mérite quelques citations. Sur Kant, par exemple, ceci dans les Souvenirs concernant Jules Lagneau :

« Au reste, ce que j’ai lu dans les fameux disciples de Kant, et surtout en Fichte, à savoir que Kant ne suffit pas et qu’on n’y peut rester, je l’ai compris par la pensée même de Lagneau, qui connaissait fort bien Kant, mais était bien loin de s’y jeter comme en Platon. Toutefois par où Kant ne suffit pas, c’est ce que je vis dans le tissu même de l’analyse » [26],  c’est-à-dire dans l’analyse réflexive du perçu.

Pour Descartes, toujours dans les Souvenirs, il apparaît comme la plus grande figure du « penseur catholique » dans les pages qui l’opposent au « penseur incrédule », c’est-à-dire à Lagneau. On remarquera aussi que la seule « règle » qui soit mentionnée dans les Entretiens consiste à ne pas interposer Descartes entre la Pensée et l’Océan :

« Le vieillard hocha la tête [27], et plus gravement : – Ne citons point Descartes, dit-il ; il nous enfermerait. Ce voyageur savait rompre ses pensées ; mais il y a danger pour le disciple que les tourbillons, Dieu et l’âme, fassent ensemble un cristal dur et impénétrable, quoique clair partout, par ces surfaces de clivage, invisibles, et qui font mur. Comme un bourdon, alors, nous venons et revenons buter sur l’obstacle transparent. » [28]

Platon seul, en fin de compte, trouve accès dans le lieu propre où Lagneau pense la perception. Mais de quel Platon il s’agit : nettoyé, récuré, lavé à grande eau de tout le platonisme, qui en effet n’est pas dans Platon, c’est ce qu’il faut lire dans le détail. Deux mots d’Alain pourront encore ici servir de signes : « L’analyse platonicienne, si on la suivait selon l’esprit païen et sans préjugé théologique, comme Lagneau sut faire… » Et ceci : « Ces mythes de Platon, où Lagneau vivait et respirait selon son essence terrestre, ont en tous leurs replis cela de remarquable qu’ils éloignent de Dieu… » [29].

Sur cette situation de Lagneau par rapport à la tradition, à laquelle tout était emprunté mais aussi bien tout donné, jusqu’au centre de la solitude percevante où tout était en question, Alain revient encore plusieurs fois, et tellement qu’à la fin il faut conclure de nouveau à cette énormité apparente, que la pensée de Lagneau met en balance la métaphysique entière. Encore cela n’est-il vrai que du sens caché de cette pensée, dont la recherche fait à son tour le sens de celle d’Alain, comme les indications d’Alexandre sur la perception nous ont seules permis de le reconnaître.

Un tel pouvoir de mise en balance est volontiers reconnu aujourd’hui à la phénoménologie de Husserl. Ce qui ne se fait pas sans une grande confusion, tant qu’on n’a pas aperçu que la pensée de Husserl appartient encore tout entière au destin métaphysique de la pensée. Mais l’ampleur des recherches, la rugosité des analyses, la constante thématisation du projet, tous ces traits de l’œuvre husserlienne concourent à lui donner une dimension telle, qu’on admet qu’elle puisse en quelque sorte dialoguer en égal avec la tradition. Le même pouvoir et le même droit ne seront pas reconnus aisément à l’école française de la Perception. D’abord par la maigreur, pour ainsi dire extérieure, de l’œuvre ; ensuite parce qu’à l’intérieur de ces « fragments », la pensée semble ne chercher qu’à se fragmenter encore elle-même – ou pour mieux dire, à se « rompre ». Quelque chose de cursif et d’abrupt domine le langage. Il est inévitable qu’on n’y voie d’abord que le signe d’une pensée tronquée, empêchée quelque part en son centre, et, dans le cas d’Alain tout au moins, faisant style de son propre manque. A y mieux regarder cependant, comme nous avons voulu essayer de le faire, il apparaît que cette pensée désire un manque qui n’est pas isolément le sien, mais, en elle, celui de la tradition dans ses fondements mêmes. La pensée « se rompt » alors par vocation, c’est-à-dire pour répondre à l’appel de ce qui, dans la vérité de la perception, consomme la rupture de tout langage représentatif. Si cela est bien compris, la maigreur des signes et la furtivité des bonheurs dont ce langage rompu est alors capable, ou plutôt traversé, cesseront de compter à son passif dans cette question de la mise en balance de la métaphysique. Ces assauts décousus vers le monde, comme vers ce qui est le plus proche dans chacune de nos pensées et en chacune la pensée même, mais aussi comme ce qui est le plus lointain par la nature unique et inexplorée de sa « proximité » même, ces assauts décousus n’ont pas moins de force que la stratégie enveloppante de Husserl. Et comme Husserl a fini par disparaître, enveloppé lui-même dans son propre mouvement, intarissable et tari, semblablement, mais non identiquement, Lagneau, Alain et Alexandre ont fini par mourir « sans mot dire » dans cette guerre des origines que l’apparition de l’Etre-comme-Monde a déclaré dans la pensée, et qui est aujourd’hui toute la pensée.

 

GÉRARD GRANEL.

[1] Entretiens au bord de la mer, 5e entretien, p.105.

[2] Avertissement de Michel ALEXANDRE, en tête de l’édition des Célèbres leçons et fragments de J. Lagneau. P.U.F., 1950, p. v.

[3] Les Temps modernes, n° 184-185, p. 305-306.

[4] Loc. cit., p. 306. C’est nous qui soulignons.

[5] Edmund Husserls Vorlesungen zur Phänemenologie des inneren Zeitbewusstseins, Vorbemerkung des Herausgebers, M. Niemeyer (Halte), 1928, p. 367.

 

[6] Sein und Zeit, § 7 c; « Der Vorbegriff der Phänomenologie ». p. 34 (Niemeyer).

[7] Sein und Zeit, Niemeyer, p. 36. C’est Heidegger qui souligne.

[8] Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 88.

[9] Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 101.

[10] Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 137. C’est nous qui soulignons les expressions où ressort le mieux l’hésitation de la pensée d’Alain devant ce que pourtant elle sait être son centre.

[11] Histoire de mes pensées, p. 93.

[12] Les Entretiens au bord de la mer.

[13] Mercure de France, 1er déc. 1951, « Alain et les dieux », p, 634.

[14] N.R.F., septembre 1952 : Hommage à Alain, p. 99.

[15] Ibid., p. 222

[16] Ibid., p. 224

[17]  Identität und Differenz, Neske (Pfüllingen), p. 35

[18]  Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 115

 

[19] Cf. l’avant-propos de la Differenz, trad. MÉRY, p. 80 (Vrin, 1952),

[20] Op. cit., p. 34-35.

[21] Cf. sur ce sujet l’interprétation d’Alexandre, dans Lecture de Kant ; pour le principe de cette interprétation : « D’une lettre de Michel Alexandre… », p. 7-8, et pour la réalisation : passim, en s’aidant de l’index.

[22] Il l’est d’ailleurs, et avec une netteté sans équivoque, en quelques passages, dont voici un : « Peut-être jugeait-il (il s’agit de Lagneau), comme je fis plus tard, que ce phénoménisme sans reproche (il s’agit de Renouvier) se trouvait par cela même hors de l’être ; mais plutôt je crois qu’il ne le rencontrait point, parce qu’il se mouvait lui-même dans l’être plein. » Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 34.

[23] Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 94.

[24] Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 94.

[25] Entretiens au bord de la mer, troisième entretien, p. 62.

[26] Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 105.

[27] Le vieillard, dans ces Entretiens, occupe le lieu d’une sorte de souveraineté, un peu au-dessus du dialogue, d’où il ramène les exercices des autres à une vérité du monde qui les confond, et à nouveau les appelle. Ce n’est certes pas un hasard, si ce vieillard est le peintre. La pensée contemporaine, qui approche dans la peinture l’archéologie de la vérité de la perception, pourrait trouver à ce signe une nouvelle raison de rechercher la pensée d’Alain.

[28] Entretiens au bord de la mer, premier entretien. p. 23.

[29] Souvenirs concernant Jules Lagneau, p. 130-131.

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