Résumé : Alain a été antifasciste en philosophe et en militant. Philosophe, il pense le fascisme et le nazisme comme des formes modernes, inédites, du « despotisme ». Militant, notamment au Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, il se dresse contre la violence des fascismes et contre cette violence spécifique qu’est le racisme que les fascismes portent.
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Les engagements politiques d’Alain semblent bien connus. Il découvre la politique active lors de l’Affaire Dreyfus, où il entame des discussions avec la façon de contrer un coup d’État si celui-ci devait avoir lieu. Suivent les conférences pour propager la pensée laïque en Bretagne, la participation aux Universités Populaires, un mouvement lancé à la suite de « l’Affaire », visant à éduquer le peuple. Cette volonté d’être avec le peuple culmine avec l’engagement comme agent électoral à Rouen. L’échec de son candidat éloigne Alain des cercles militants, sans diminuer la fermeté de convictions qu’il développe au jour le jour dans ses « Propos d’un Normand » donné à la Dépêche de Rouen et de Normandie. Il y commente (entre autres) la politique, avec un sentiment d’urgence qui s’accroît alors que les menaces de guerre pèsent sur l’Europe. Il se fait alors défenseur infatigable de la paix, au nom des citoyens auxquels il veut épargner l’épreuve d’une nouvelle confrontation avec l’Allemagne. Lorsque le conflit éclate, cependant, il se porte volontaire pour la guerre, et surtout pour le front, avec un courage aussi admirable que son obstination à refuser tout avantage (poste protégé, avancement au grade d’officier ou au moins de sous-officier, service loin du front…) est remarquable. Démobilisé en 1917 (à l’âge de quarante-neuf ans et alors qu’il a été blessé à la cheville sur le chemin de Verdun), il concentre ses interventions sur la lutte pour la paix. Il y voit la clef de tout engagement pour une société juste, et cette conviction guide sa défense constante d’une politique démocratique.
Moins connu est son parcours comme militant antifasciste dans les années 30. Cela est dû en partie au fait que sa santé détériorée — il perd progressivement l’usage de ses jambes et est souvent malade — ne lui permet plus d’assumer un rôle public. Il n’en continue pas moins à prendre position dans ses écrits — les « propos », désormais publiés à un rythme plus lent se poursuivent jusqu’en 1936 — mais aussi en répondant aux diverses sollicitations pour accorder le patronage de son nom à plusieurs manifestes et organisations.
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I – L’analyse du fascisme
Dans ses écrits, Alain développe une analyse particulièrement serrée du fascisme. Il le considère d’abord comme une forme moderne d’un phénomène inhérent à la nature humaine : il s’agit de « considérer le fascisme comme un nouveau nom du despotisme, qui toujours a menacé et menacera les peuples, et principalement ceux qui ont poussé assez loin l’expérience de la liberté » (octobre 1934). Ainsi « le mot [fasciste] est neuf, la chose est éternelle ». Ses manœuvres aussi : « l’inquisition, la torture, le fanatisme, l’impérialisme sont des monstres toujours jeunes, qui enivrent, qui séduisent, qui étourdissent » (avril 1933).
Cela n’empêche nullement Alain de comprendre que le fascisme présente un aspect inédit de cette lutte : « nos fascistes ont le projet, qu’ils ne dissimulent nullement, de dompter la foule par des formations militaires, mais sans baïonnettes ni mitrailleuses. Cette guerre est neuve… » (juillet 1933). Alain précise l’année suivante : « je vois que tout despotisme plaît au fascisme ; non que tout despotisme soit fascisme, mais parce que le despotisme témoigne du principe originel du fascisme, qui est que les hommes doivent être gouvernés durement, sans quoi l’ordre périt » (novembre 1934). Ce qui est perçu dans cette nouveauté du despotisme, c’est la dimension totalitaire du « pouvoir fasciste » comme « pouvoir militaire exercé en tout et sur tous » (juin 1934 nous soulignons).
Réciproquement, la lutte contre le fascisme n’est pas un conflit à l’intérieur d’une démocratie, mais un conflit pour la démocratie, pour la « République ». En effet, « la République que nous avons ne ressemble en rien aux régimes mussolinien ou hitlérien » (5 mai 1934).
II – Les soutiens : le CVIA et la ligue contre l’antisémitisme
L’engagement « militant », pour le distinguer — pour des raisons de clarté, non de fond, car engagement et pensée sont inséparables chez Alain — des prises de position philosophiques, est encore plus tranché. C’est particulièrement le cas lorsque se crée le « Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes » en 1934. On voit le nom d’Alain figurer sur des banderoles de manifestations populaires s’opposant à la montée des extrêmes-droites dans le contexte des années 30. Alain a en effet donné son nom à cette organisation souvent considérée comme une préfiguration du Front Populaire car elle rassemble les trois familles de la gauche de l’époque : les radicaux (dont la figure est donc Alain), les socialistes (dont la présence intellectuelle est assurée par Paul Rivet) et Paul Langevin, proche des communistes.
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En raison de son état de santé, Alain ne siège pas en personne, mais délègue son activité à son ami et disciple (et éditeur) Michel Alexandre. Il se tient cependant au courant, et donne sa signature lorsque le Comité le requiert.
En cela, Alain obéit à la nécessité qui le pousse à toujours résister, « à se mettre en travers » comme il s’en explique à propos du nazisme naissant quelques mois avant la création du CVIA :
…quand je lis les persécutions d’Allemagne, je ne peux pas oublier l’affaire Dreyfus et les charmants projets de nos fascistes de ce temps-là, qui n’avaient pas encore trouvé leur nom, ni le salut romain, ni l’huile de ricin, mais qui, à dix contre un, faisaient très bien la chasse à l’homme et la curée chaude. Je n’ai point dit alors qu’ils étaient des sauvages, et je ne l’ai même pas pensé. Mais je me suis mis en travers à chaque occasion, moi comme tant d’autres qui n’étaient pas méchants… (mai 1933)
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Le CVIA répond à une nécessité qu’Alain a exposé depuis longtemps : face au danger du fascisme, il faut mettre de côté les divergences pour se concentrer sous l’essentiel du combat. C’est ce qu’il appelle « jouer serré ».
…quand je me moque d’un fasciste, piquant en lui l’esprit qu’il voudrait mépriser, qu’il s’efforce de ne point avoir, je dois attendre que le jour où il me tiendra à dix contre un, ce sera précisément l’esprit raisonneur qu’il voudra humilier ; et il y arrivera. C’est pourquoi je veux toujours imaginer quelque bouteille d’huile de ricin dans sa poche. Car sa logique va jusque-là. Et si je le sais, si j’y crois vraiment, alors je jouerai serré contre l’huile de ricin. Et je n’attendrai pas d’être d’accord métaphysiquement avec les amis de la justice pour faire phalange avec eux. Phalange, j’entends masse qui résiste, masse disciplinée, nullement folle. Par quoi nous vaincrons, mais toujours péniblement et médiocrement. Comment n’en serait-il pas ainsi puisque, comme on l’a dit cent fois, nous ne cessons d’offrir, et dans le combat même, la liberté et la justice à des hommes qui nous refusent l’une et l’autre ? (juin 1933)
« L’huile de ricin » est une allusion à la méthode des fascistes italiens qui s’attaquaient à leurs adversaires (lâchement souligne Alain, en profitant de la supériorité du nombre) et leur administrait un supplice consistant à leur faire ingérer ce purgatif agressif. L’effet était humiliant pour la victime et pouvait aller jusqu’à la mort. À la violence des moyens du fascisme sont opposés, d’une part, la volonté de rassemblement — à l’époque le fascisme ne s’est pas encore emparé du mot « phalange » dont se sert quelques années plus tard le général rebelle Franco pour désigner ses partisans — et d’autre part le fait de s’accommoder de victoires « pénibles » et « médiocres ». Pénibles, car le jeu est inégal. Si l’on use de moyens violents contre les fascistes, alors ils l’emportent puisque la violence est leur raison d’être. Médiocre, puisque, on l’a vu, le fascisme est l’incarnation contemporaine du despotisme : une fois vaincue, elle reviendra nécessairement.
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Sur un autre versant de son engagement, Alain est sans nuance : la lutte contre le racisme inhérent aux fascismes. Dans une — très belle — réponse à Bernard Lecache, Président de la ligue internationale contre l’antisémitisme, qui sollicite son soutien, Alain lui envoie « tout librement et joyeusement (…) l’adhésion de [s]on esprit », ajoutant que cette demande l’a « grandement honoré ». Sa position est nette : il a « toujours profondément senti les raisons de simple justice qui ordonnent de couler à fond toute indignation de race contre race. » Le racisme ne mérite qu’un naufrage. La lettre est d’autant plus intéressante qu’elle lève bien des malentendus. Alain est très clair sur le fait qu’il sépare une réflexion sur la « question juive » (l’expression n’est nullement désobligeante à l’époque, et le contexte le prouve sans ambiguïté) de la « simple justice ». En effet, l’engagement antiraciste d’Alain n’est pas de complaisance (il écrit à Lecache qu’il n’est pas question de se montrer « flatteur »). Réfléchir au judaïsme peut entraîner chez Alain une critique de ce qu’il considère comme un « orgueil métaphysique identique à un désespoir métaphysique » ; en aucun cas cela ne se traduit par une hostilité à l’égard d’un groupe, d’une religion, ou d’une culture. Une fois encore, la « simple justice » s’oppose à cette passion indignée contre l’autre, et même aux « ferments » de mauvais sentiments que l’on peut entretenir, quelle que soit sa communauté d’appartenance. Encore faut-il comprendre en son sens précis cette dimension « critique », c’est-à-dire son sens philosophique : elle fait la part des choses. Cette part, c’est que l’orgueil métaphysique, et sa grandiloquence, sont une part « essentielle à toute pensée ».
Ainsi Alain nous rappelle que penser est une tâche difficile, contradictoire même, puisque ce que l’on rejette est tout aussi bien essentiel. Il nous rappelle surtout que face aux politiques de négation de la pensée, qui sont centrales pour les fascismes, il ne s’agit pas de faire de la métaphysique mais s’en tenir à ce sentiment tout « simple » : justice d’abord.
Aucune forme de racisme n’est tolérable, car tout racisme est contraire à la « simple justice ».
CORRESPONDANCE ENTRE BERNARD LECACHE ET ALAIN
Lettre du président de la « Ligue Internationale contre l’Antisémitisme » à Alain
Réponse d’Alain au président de la « Ligue Internationale contre l’Antisémitisme ».
3 avril 1934
Cher Monsieur,
À peine convalescent, je suis pour longtemps encore hors d’état de participer à des réunions, de parler en public, et choses de ce genre. Je ne me prive pas pour cela d’écrire sur la politique, ni d’inscrire mon nom sur une bannière ou deux. Que je suis toujours fidèle aux mêmes opinions, c’est ce que chacun doit savoir et c’est ce que votre lettre prouve ; elle m’a grandement honoré.
J’ai eu l’occasion, diverses fois, d’écrire tout ce que je pense sur la question juive ; la dernière fois c’était dans un chapitre des DIEUX, livre qui va sortir (titre du chapitre : Le peuple de l’esprit). Je ne crois pas avoir été flatteur, je n’ai diminué ni l’étrangeté juive, ni le fanatisme juif, ni la théâtrale déclamation qui convient à un orgueil métaphysique identique à un désespoir métaphysique. Cette sorte de religion est essentielle à toute pensée. Je crois m’être gardé de sauvagerie et de timidité dans ma rencontre avec la Bible ; ainsi j’ai tiré au jour, pour mon compte, ce ferment d’antisémitisme, dont vous parlez, et qui agit même dans les juifs. Même sans cette difficile opération de surmonter en conservant, j’ai toujours profondément senti les raisons de simple justice qui ordonnent de couler à fond toute indignation de race contre race. Mais maintenant ne pouvant mieux pour vous aider, j’ai tenu à vous dire pourquoi je suis bien au-dessus du devoir strict, et que, tout librement et joyeusement, je vous envoie l’adhésion de mon esprit.
Salut et fraternité
Alain / E. Chartier