Pour citer cet article : Leterre Thierry, « Compte rendu : Derrida Jacques, Penser, c’est dire non », Bulletin de l’Association des Amis d’Alain, janvier 2023, vol. 123, no 1, p. 56‑63.
Les éditions du Seuil publient dans leur collection consacrée au philosophe Jacques Derrida un cours de ce dernier durant l’année universitaire 1960-1961 portant sur la phrase d’Alain : « penser, c’est dire non. »
Brieuc Gérard a mis au point une édition rigoureuse, qui restitue non seulement le texte, mais encore le mouvement brut du manuscrit, notant ratures et ruptures. Sa préface est éclairante en ce qui concerne l’entreprise de Derrida, mais on le sent désarmé devant la pensée d’Alain. Il développe par exemple l’idée que la pensée chez Alain correspond initialement à « la recherche du repos, de l’adéquation avec elle-même et d’une certaine réconciliation avec le monde » (p. 13). La remarque est d’autant plus curieuse que Derrida insiste au contraire sur le côté déstabilisateur de la pensée chez un Alain à l’aise avec le « Malin Génie » (p. 41) des Méditations de Descartes, bien plus même qu’avec le Dieu et les vérités éternelles de ce dernier. Pour Derrida, l’état de perpétuel doute correspond mieux à une conception alinienne de la pensée toujours en mouvement, toujours se remettant en cause, et ne s’assurant d’elle-même que dans ce travail.
De la même manière, on est dérouté par la description par Brieuc Gérard du genre du « propos » alinien comme accumulant les « fragments de pensée à la fois réflexions mondaines et propositions philosophiques tranchantes » (p. 11). On ne voit pas bien en quoi le Propos est « mondain ». Là encore, l’idée se situe à l’opposé de ce qu’on lit chez Derrida, qui conclut les quatre leçons sur Alain qui forment l’ouvrage en remarquant que cela a été un « long, mais trop court, itinéraire ». Il n’y a là aucun doute que Derrida ne prend pas Alain comme un « mondain », et saisit à quel point sa pensée mériterait des développements plus longs que ceux, déjà significatifs, qu’il lui a consacrés. Ces développements, Derrida les laisse pour toujours au travail d’autres que lui : son parcours philosophique ne le ramène pas, semble-t-il, vers Alain. Demeure une analyse particulièrement impressionnante de la philosophie alienne, du rôle de la pensée chez Alain, et de son articulation à une tradition qui va de Descartes à Heidegger.
Derrida lecteur alinien
Du point de vue de ses sources, Derrida travaille à partir de l’anthologie d’Antoinette Drevet parue aux PUF en 1954-1955[1]. Il mentionne encore les recueils de Propos Minerve ou la sagesse et Propos sur la religion. C’est une bonne indication à la fois de la qualité de l’anthologie d’Antoinette Drevet, mais aussi de la connaissance d’Alain par Derrida car sa lecture déborde ces références initiales.
Quant au texte, il s’agit d’un inédit, constitué par quatre leçons consacrées au corrigé d’une dissertation dont le sujet est la phrase d’Alain « penser c’est dire non ». Il y a là quelque chose d’une mise en abyme, en ce sens qu’Alain prêtait une grande attention à l’exercice du corrigé, qu’il considérait moins comme un travail scolaire que comme un moment opportun à la réflexion dans un cadre effectivement scolaire. On retrouve cette attitude chez Derrida. Ce dernier n’hésite pas à donner des indications formelles, notant à l’intention des étudiants les fameuses « grandes parties » que nos devoirs d’école exigent (p. 69). Son développement aussi est structuré d’une manière classique en trois parties : analyse de la pensée d’Alain, critiques possibles de celle-ci (le doute sceptique, le nihilisme), repositionnement et reformulation de la réflexion dans une discussion générale où la pensée comme négatif se replie sur la différence ontico-ontologique heideggérienne.
Une deuxième mise en abyme tient, non plus à la forme, mais aux résultats que produit l’exercice : comme Alain, Derrida combine commentaire d’auteur et analyse d’un problème, en l’occurrence celui de la pensée et la place de la négation. C’est ce qui fait de l’exercice pédagogique un témoignage de la pensée derridienne dans l’une de ses formulations précoces et justifie, outre la force du commentaire d’Alain qui en résulte, sa publication.
On sent enfin ce qu’on pourrait appeler la « trace » d’Alain, dans la façon dont Derrida traite le texte d’Alain. Les continuités dans la pratique de la philosophie en France sont aisément perceptibles, car c’est Alain qui a mis au centre de la classe de philosophie la nécessité de la lecture des textes plutôt que leur catégorisation en systèmes ; c’est aussi à Alain qu’on doit la volonté de saisir au sein des textes une pensée vive, et non seulement des « positions » à paraphraser. C’est ainsi que Derrida procède, avec un scrupule attentif et un esprit brillant, citant le texte, analysant les expressions, et permettant à la pensée d’Alain de se déployer avec une profondeur singulière. Il respecte aussi l’interdit alinien en se refusant à critiquer les auteurs au nom d’une vérité philosophique que le commentateur porterait d’évidence :
« critiquer un philosophe, c’est un geste lamentable qui n’a pas de sens et se meut dans l’espace de l’inintelligence. »
La règle est prononcée, ironiquement, à propos de Bergson, avec qui, on le sait, Alain avait eu des rapports contentieux (Alain écrit : une « rivalité d’école »).
La lecture de Derrida
L’ouvrage qui résulte de ce cours est divisé en quatre sections correspondant aux quatre séances que Derrida avait consacrées à Alain, la première étant consacrée à poser le problème. Derrida le fait de manière radicale, interprétant la phrase d’Alain entre « phénoménologie » et « ontologie » (p. 20). Il souligne immédiatement que « penser c’est dire non » ne suggère pas une recension de tout ce qu’un sujet (ou encore le philosophe Alain) refuse, récuse, ou réfute, mais engage de façon « radicale » le rapport entre ce qui est et la façon dont ce qui est apparaît à une conscience. C’est bel et bien la question de la pensée comme conscience, et comme conscience par la négativité, et son être au monde (au passage cette formule existe chez Alain) qui est en jeu.
La deuxième séance aborde la critique de la croyance. Derrida relève ses deux modalités chez Alain — la croyance proprement dite et « la foi » — pour développer son double rapport à « l’axiologie » et surtout au « oui » qui sous-tend ce « non » qu’est la pensée. Dans cette section, Derrida analyse avec une force inégalable le rapport d’Alain au cartésianisme, soulignant des écarts considérables, et concluant (à mon sens avec justesse) que Descartes n’aurait probablement pas été d’accord avec ce cartésianisme où le doute n’est plus une méthode, mais l’activité même de la pensée.
La troisième séance ouvre à cette question du doute en montrant qu’elle ne revient pas à un scepticisme même si Alain « dépouillait le cartésianisme de tout son appareil de certitude », ce qu’il nomme par ailleurs « l’ultra-radicalité » du doute chez Alain.
Enfin à la quatrième séance, Derrida développe une ample réflexion sur la question de la négativité et de la négation. Il déborde Alain proprement dit pour s’adresser à Lachelier, Goblot, Hamilton, Husserl et finalement, Heidegger. La conclusion est non moins radicale que l’introduction. Revenant à Alain dans une dernière phrase, Derrida livre le fin mot de son interprétation : « cette différence par laquelle l’être se montre en se dérobant dans l’étant (…) nous permettrait de vraiment entendre Alain lorsqu’il disait que “penser c’est dire non”. »
Incitation à la pensée
Sur les deux plans du commentaire et du traitement de la question philosophique — métaphysique même — de la négation, Derrida déploie sa propre réflexion avec une pénétration intellectuelle impressionnante. Elle justifie amplement sa place au panthéon philosophique du 20ème siècle — et si l’on peut dire : celle d’Alain également.
L’ensemble offre une lecture substantielle de la pensée chez Alain. Le scrupule avec lequel Derrida analyse les termes du « dire non » chez Alain, expliquant la triade « non au monde » « non au tyran » « non au prêcheur » fournit un commentaire remarquable et éclairant. Il en va de même de la liaison entre conscience et conscience morale, dont Alain dit que le langage ne les sépare pas, et qui donne lieu à l’axiologie de la pensée, à cette volonté proprement morale qu’il y a dans la volonté de pensée. On est ainsi particulièrement séduit lorsque Derrida montre comment cette pensée du « non » suppose une affirmation de la valeur de la pensée, qui justifie qu’elle est un fait de volonté (p. 44 ; comme le dit Alain, on ne pense pas comme on veut, mais on ne pense que si l’on veut). Loin de faire d’Alain un grand négateur, Derrida le regarde comme un philosophe du « oui » qui est la condition essentielle de ce « non » qu’est la pensée.
La thèse finale, où la réflexion d’Alain est replacée dans le contexte de la différence ontico-ontologique, est, et se veut, radicale. Elle éclaire plusieurs points fondamentaux, à commencer par la proximité entre Alain et la phénoménologie, un point repris et développé par Georges Pascal quelques années plus tard dans son livre L’idée de philosophie chez Alain[2]. Ensuite, et plus radicalement, Derrida montre qu’il n’y a pas un « dualisme » chez Alain, mais, par l’activité constante du doute, un processus de différenciation entre ce qui est et ce qui est pensé. Une telle position laisse entrevoir que la pensée d’Alain n’est nullement, comme on l’a souvent cru, une pensée du sujet, mais une pensée de l’activité de la pensée dans un regard total porté sur l’humanité et sur le monde au sein duquel elle se déploie et parfois s’étrangle.
Au terme du chemin
En fin de compte, on ne peut manquer d’être touché par le paradoxe que recèle cette confrontation de Derrida au texte d’Alain : un auteur, Alain, réputé simple restitué à sa profondeur d’une manière rarement égalée ; un auteur réputé difficile, Derrida, s’exprimant avec une précision de langage — non sans quelques formules illustrant le « clair par l’obscur » de Lagneau — tout à fait singulière.
À ce titre, le texte de Derrida représente l’un des commentaires les plus spectaculaires de la pensée d’Alain. Il établit, de manière convaincante, et à mon sens définitive, quelques éléments qui ont été mal appréciés chez Alain : non, (c’est le cas de le dire) Alain n’est pas un penseur du sujet ; non, la pensée d’Alain n’est pas une morale, plus ou moins « mondaine » ; non, Alain n’est pas un cartésien classique. À la page 42, Derrida est bien près même d’ajouter, dans un « point plus difficile » : non, la pensée d’Alain n’est pas un dualisme. À coup sûr ce n’est pas un « dualisme de l’esprit et de la nature, de la conscience et du corps, de la liberté et du mécanisme. » Je n’ai personnellement pas d’objection à opposer à cette formule.
Cette lecture permet aussi de comprendre l’attitude apparemment contradictoire d’Alain à l’égard de la pensée. En effet, si « penser c’est dire non » pourquoi refuser la critique des penseurs, et partir du vrai de la philosophie plutôt que de dénoncer ses erreurs ? Derrida nous fournit la réponse à cette question dans son explication lumineuse de ce « non » de la pensée qui est un « oui » à la pensée : acquiescer à l’acte philosophique ne signifie pas acquiescer à des thèses de philosophes plus ou moins bien établies ou pertinentes. C’est porter la vérité dont l’entreprise des philosophes et la reconduire à sa façon propre, en réitérant l’acte de pensée. C’est ce que fait Alain avec Descartes ; c’est ce que fait Derrida avec Alain.
On pourrait se demander, considérant la force de son analyse d’Alain, pourquoi Derrida n’a pas retrouvé ce dernier à un moment ou à un autre. Deux réponses me semblent s’offrir. La plus simple, la plus extérieure, tient à la sociologie d’un milieu intellectuel. La génération de Derrida a dû s’affirmer en affichant des ruptures avec ce qui était « la philosophie française » de leurs maîtres. D’où un effet de masque pour leurs propres étudiants, alors qu’un texte comme Penser c’est dire non affiche sans ambiguïté (ni complexe) les continuités qui s’imposent (avec Alain mais aussi Bergson, Lachelier, Goblot…)
Une réponse plus complexe, et qui demanderait à des développements plus substantiels, c’est que Derrida demeure un penseur fasciné par la pensée comme « risque », comme « frappe », comme persistance de ce qui est menacé. Alain, de son côté demeure attaché à une pensée de la paix : son « oui » à la pensée demeure un « oui » à l’humain, à la fraternité entre humains comme dimension immédiate du rapport à autrui. C’est, finalement, la question de l’humanisme qui se joue ici qui pour Derrida est une valeur seconde, parce que trop exclusivement liée à la question du sujet. Au contraire, Alain — à mes yeux c’est qui de sa pensée une philosophie exceptionnelle, et probablement sans équivalent — déconnecte l’humanisme de la pensée du sujet, c’est-à-dire de l’homme comme « fondement ». Il invente un humanisme non subjectif qui n’est ni la fin du jeu dans un monde qui se passe aisément de lui, ni une présence pleine, car, comme l’écrit Alain, cité par Derrida, « l’esprit n’a rien fait encore ».
Pour lire le Propos d’Alain « Penser, c’est dire non ».
[1] Alain, Philosophie / textes choisis pour les classes, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Les grands textes »), 1954.
[2] Pascal Georges, L’idée de philosophie chez Alain, Bordas, Paris, (coll. « Etudes supérieures. Série verte »), 1970, 414 p.