Pour citer cet article : PASCAL Georges, « Alain, le philosophe », Revue Internationale de Philosophie, 2001, vol. 55, 215 (1), p. 93‑108.
Une philosophie, en un sens large, est un art de vivre lié à une certaine idée que l’on se fait de l’homme et de la vie. Chacun est donc philosophe à sa manière, mais on considère plutôt comme « philosophes » ceux qui prennent l’homme et la vie du bon côté. En un sens plus précis, la philosophie est un art de vivre que fonde une réflexion approfondie et cohérente sur la nature, la condition et la destinée de l’homme, et le philosophe cherche toujours à définir ce que peut être la meilleure façon de vivre. La conception philosophique de la philosophie n’est donc pas tellement éloignée de la conception commune.
La nature de l’homme est d’être un animal, qui est doué de pensée ; sa condition, d’être un individu, qui ne peut exister qu’en société ; sa destinée, d’être un mortel, qui aspire à l’éternité. Métaphysique et Ontologie, Psychologie et Esthétique, Logique et Philosophie des sciences, Sociologie et Politique, Morale et Pédagogie sont les noms traditionnels des disciplines qui concourent à cette réflexion cohérente. Celui qui ne s’intéresse pas à l’ensemble de ces questions n’élabore pas une philosophie à proprement parler. On peut être métaphysicien, psychologue, logicien, sociologue, pédagogue etc., sans être vraiment philosophe. Les plus hautes spéculations métaphysiques ou de remarquables théories de la connaissance ne débouchent pas nécessairement sur un art de vivre. Inversement, d’intéressantes réflexions sur la morale, la politique ou la pédagogie ne sont pas nécessairement liées à d’originales conceptions métaphysiques. C’est assez dire que les authentiques philosophes sont rares. Pour ne prendre que quelques exemples, on retient d’Epicure l’épicurisme, de Descartes le cartésianisme, mais de Plotin, un certain mysticisme, de Locke une forme d’empirisme, etc. Au XXème siècle, notamment, on ne voit pas beaucoup d’authentiques philosophes, malgré le nombre important d’auteurs qui ont abordé des problèmes philosophiques (concernant notamment la philosophie des sciences et les sciences humaines).
Ce qui fait qu’Alain, très souvent, n’est pas considéré comme un vrai philosophe, c’est qu’il est connu surtout par ses « Propos », plutôt que par ses œuvres proprement dites. Dans l’édition de La Pléiade on trouve deux volumes de Propos et deux volumes d’autres écrits ; mais il aurait fallu sept ou huit volumes pour publier tous les Propos d’Alain. Ce n’est donc pas par hasard que son nom évoque l’auteur de ces quelque cinq mille petits articles plutôt que celui d’une vingtaine d’ouvrages suivis. Certes, on trouve dans les Propos la même philosophie que dans les œuvres, mais il est évident qu’elle y est moins visible, parce que les recueils traitent de sujets déterminés et limités (la guerre, l’esthétique, la littérature, la science, la religion, la morale, l’éducation, la politique etc.). Il faut avoir tout lu, ou presque, pour comprendre qu’une même conception de la nature, de la condition et de la destinée de l’homme se manifeste et s’exprime dans ces analyses diverses. Il est normal, dans ces conditions, que l’on voie moins, en Alain, un philosophe qu’un journaliste, un essayiste, un moraliste ou, au mieux, « un penseur ».
Une deuxième raison repousse Alain en dehors du cercle de ceux qu’on appelle, aujourd’hui, « philosophes » : son vocabulaire. Son souci de s’en tenir au langage courant s’explique en partie par le fait qu’il a rarement écrit pour un public de spécialistes, mais il relève surtout d’une conception philosophique des rapports de la pensée et du langage : les mots ne sont pas l’expression d’idées qui pourraient exister sans eux et le langage commun, qui est œuvre humaine, contient toutes les pensées humaines, c’est-à-dire toute la philosophie possible. L’invention de mots nouveaux ou de nouvelles combinaisons de mots ne peut que détourner la philosophie de son véritable objet, qui est l’homme. Aussi ne trouve-t-on pas, dans les écrits d’Alain, des formules du genre de celles qui ont fait la gloire de certains auteurs contemporains : il ne dirait pas que « l’être-là est dans le monde en tant que capacité de se dépasser dans une transcendance dont la structure est la temporalité » et il ne parlerait pas de « l’opposition de l’en-soi, comme opacité de l’être, et du pour-soi comme pouvoir de néantisation », etc. Et la simplicité du style détourne le lecteur contemporain de croire qu’il se trouve en présence d’un philosophe.
Il faut noter enfin que la connaissance de l’homme est inséparable de la connaissance des œuvres dans lesquelles s’expriment sa nature, sa condition et sa destinée. Ce n’est donc pas sans raison qu’Alain a consacré des ouvrages aux religions, aux beaux-arts, ou à des écrivains et à des philosophes. Tous ces ouvrages, dans leur diversité, témoignent de l’intérêt d’Alain pour tout ce qui pouvait nourrir sa réflexion sur l’homme et lui permettre d’élaborer cette authentique philosophie que l’on trouvera, notamment, sous une forme plus directe, dans quelques ouvrages tels que Eléments de philosophie, Histoire de mes pensées, Les idées et les âges, Entretiens au bord de la mer. Mais l’ensemble de son œuvre montre bien qu’il n’est resté indifférent à aucun des problèmes qui font l’objet des diverses disciplines de la philosophie : un exposé systématique et scolaire de sa pensée pourrait commencer par une Introduction sur «Alain et la philosophie », puis intituler ses chapitres : « Alain et la métaphysique ; Alain et la religion ; Alain et les sciences ; Alain et la morale ; la psychologie d’Alain ; la sociologie d’Alain ; l’esthétique d’Alain ; la politique d’Alain ; la pédagogie d’Alain » et se terminer par une Conclusion sur « la philosophie d’Alain ». On verrait bien, en effet, que c’est une même vision originale de la condition humaine qui inspire toutes ses réflexions. C’est en ce sens que l’on peut dire que, malgré les apparences et les préjugés, il est un des rares philosophes du XXème siècle.
Certes, sa philosophie peut déplaire à certains, et même à beaucoup. Ceux qui ne peuvent concevoir le monde et l’homme que comme œuvres d’un Créateur ou d’un Architecte refusent évidemment tout crédit à un rationaliste qui emploie sa raison à montrer qu’ « aucune existence ne peut donner ses raisons » et qu’il n’y a de raison de rien, et notamment pas de raison de l’existence d’un être raisonnable. Et d’autres, qui sont persuadés que les sciences peuvent expliquer tout ce qui concerne l’homme et résoudre tous ses problèmes, haussent dédaigneusement les épaules quand on leur dit que « musique et poésie font mieux ». Et quand on a pris l’habitude de chercher une explication économique à toute démarche ou entreprise, individuelle ou collective, on refuse de voir que « ce sont les passions, et non les intérêts, qui mènent le monde » et on ferme ainsi les yeux sur le rôle que jouent les croyances les plus folles. Et tous ceux qui considèrent comme un vrai progrès l’augmentation de la vitesse des trains ou l’exploration de l’univers ont du mal à prendre au sérieux celui qui affirme qu’il y a mieux à faire que « d’user nos ressources à construire des joujoux extraordinaires ». Et à une époque où l’on est persuadé qu’il est impossible d’instruire les enfants sans les amuser, comment ne pas considérer comme bêtement rétrograde un pédagogue qui dit que l’enfant veut avant tout qu’on « l’élève » et que l’appât qui lui convient le mieux est « la difficulté vaincue » ? Et dans un monde où des dizaines de milliers de spectateurs se déplacent pour aller, tous en chœur, acclamer une vedette de la chanson ou une équipe de football, comment comprendre une sagesse qui recherche « solitude en société » ? Et enfin tous les citoyens qui, s’intéressant à la politique, rêvent de voir leur parti arriver au pouvoir, ne peuvent admettre que l’on dresse « le citoyen contre les pouvoirs »
On comprend bien que la philosophie d’Alain a du mal à trouver sa place dans le monde d’aujourd’hui, mais il faut un certain aveuglement pour ne pas constater qu’elle existe.
Georges Pascal
Rappelons que l’auteur de ce texte ne manque pas d’information ou de points de comparaison pour juger du caractère plus ou moins philosophique d’une œuvre : il a enseigné la philosophie, à tous les niveaux, de 1945 à 1990, et met à jour régulièrement, aux éditions Bordas, ses Grands textes de la philosophie, dont la première édition date de 1959 et la dernière de 2004