Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

PASCAL Georges, « Alain, les psychologues et les sciences humaines »

Alain connaissait sans doute les psychologues de son époque, puisqu’il lui arrive de faire allusion aux travaux d’Ebbinghaus, de Binet, de Dumas, de Claparède ou de Piéron, mais, lorsqu’il parle de psychologie, c’est surtout à Théodule Ribot, à Pierre Janet et, bien entendu, à Freud qu’il pense. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il dise que « la psychologie de notre temps ne se relèvera point de son erreur principale qui est d’avoir trop cru les fous et les malades » (S.B.A, in A.D., p 223). Janet et Freud étaient, en effet, des psychiatres et Ribot, philosophe d’origine (il avait été directeur de la Revue philosophique), après avoir fait connaître en France les psychologie allemande et anglaise contemporaines, s’était spécialisé dans la psychologie pathologique, publiant, de 1881 à 1885 : Les maladies de la mémoire, Les maladies de la personnalité, Les maladies de la volonté. Alain avait donc de bonnes raisons de dire que « la science psychologique et la science médicale prises ensemble n’ont à [m’] offrir [ici] que des préjugés, fondés principalement sur l’étude des fous, des instables, des tristes », (Propos du 22 février 1930). Et ce qui caractérise, aux yeux d’Alain, ces sujets d’étude, c’est qu’il s’agit toujours d’individus « qui ne se gouvernent point » (ibid.). La psychologie ne peut être ainsi une vraie connaissance de l’homme, car pour le connaître vraiment « il faut prendre l’homme comme il est ; non point au-dessous de lui-même mais au-dessus » (Propos du 16 janvier 1924). Les psychologues véritables sont ceux que le commun langage nomme « moralistes » (Propos du 25 septembre 1932), c’est-à-dire ceux qui rappellent à l’homme ce qu’il se doit à lui-même, ou, en d’autres termes, ce qui fait de lui un homme.

Mais ce n’est pas seulement pour des raisons « morales » qu’Alain critique ainsi les psychologues ; c’est aussi parce que, dans sa conception de la vie de l’esprit, il n’y a point d’états d’âme ou de « faits de conscience » qu’on pourrait observer. En d’autres termes, la conscience n’est pas une lumière, mais une activité. Mes sentiments et mes pensées n’existent pas à titre d’objets que l’on pourrait éclairer ou laisser dans l’ombre. Que serait une pensée que l’on ne forme pas ? Quand je pense que je vois le ciel étoilé, penser et voir sont une même chose ; si je ne le voyais plus, je ne penserais pas que je le vois et si je ne pensais plus que je le vois, je ne le verrais plus. Il en va de même pour nos émotions et nos sentiments : que serait ma peur si je n’avais pas conscience d’avoir peur ? ma joie ou ma tristesse si je n’en avais pas conscience ? Ce qui nous trompe, c’est que nos sentiments et nos pensées sont toujours liés à des états ou à des mouvements du corps. Il arrive donc que les mouvements de la peur se produisent en moi avant même que je me sois représenté la cause possible de cette peur ; on peut alors parler d’une peur inconsciente, dans la mesure où l’état (corporel) de peur précède la conscience qu’on en a. Ces mouvements, des tremblements, par exemple, sont communs à l’homme et à l’animal et on dit volontiers d’un animal qu’il a peur, mais la formule ne peut pas avoir le même sens pour l’animal et pour l’homme, à moins de supposer en l’animal la faculté de se représenter divers dangers possibles, d’imaginer celui auquel il risque d’être exposé, de comparer la situation présente à des situations déjà vécues, de s’inquiéter de ce qui pourra se passer autour de lui s’il est blessé ou tué, etc. « C’est vite fait de supposer une âme d’après les signes, mais cette supposition n’est pas vérifiée une fois sur mille » et « les trois-quarts des signes sont des cris de poulets morts » (S.P.S., LX, 17 juillet 1922). L’erreur fondamentale de la psychologie moderne est d’avoir voulu donner un sens à tous les signes humains, dont la plupart ne sont pourtant que de simples mécanismes.

Si l’on veut connaître les signes par lesquels l’homme se manifeste et révèle sa vraie nature, c’est du côté des grandes œuvres humaines qu’il faut regarder. « Toute notre bibliothèque psychologique est bonne pour le pilon » parce que « les lois de l’esprit sont invisibles dans l’individu, et visibles seulement dans l’espèce » (Propos du 22 octobre 1921). Les grandes œuvres dans lesquelles tant d’hommes se sont reconnus sont plus significatives que des travaux de laboratoire. Les beaux-arts, les mythologies et les religions, et la littérature, notamment, témoignent éloquemment de la nature et de la condition humaines. Homère, Balzac ou Stendhal nous en apprennent plus sur nous-mêmes et sur les autres, sur les caractères et sur les passions, sur les vices et les vertus, que Ribot, Janet ou Freud. Et les cultes de tous les peuples connus nous font bien voir que l’homme est toujours et partout le même : nulle part on n’a honoré un individu, réel ou imaginaire, parce qu’il aurait été particulièrement bête, lâche ou méchant. L’intelligence, le courage et la bonté sont les vertus qui distinguent, aux yeux de tous, le sage, le héros et le saint. C’est assez dire que la psychologie véritable est inséparable de la culture et qu’elle ne saurait être enseignée comme on enseigne l’astronomie ou la physique.

Il n’est donc pas étonnant que Psychologie et Sociologie aient été d’abord des disciplines enseignées dans les Facultés des Lettres. Et si, en 1957, lesdites Facultés ont pris le nom de Facultés des Lettres et des Sciences humaines, c’est sans doute parce que les professeurs de ces établissements ont voulu bénéficier de la prime de la recherche scientifique, que touchaient déjà leurs collègues des Facultés des Sciences, et non point parce que la psychologie et la sociologie étaient devenues des sciences. Ce qu’on appelle une vérité scientifique, en effet, c’est une hypothèse admise, concernant un problème donné et à un moment donné, par l’ensemble des spécialistes qui s’occupent de ce problème ; or, on ne voit guère de problèmes psychologique ou sociologique sur lesquels les spécialistes soient d’accord. Il n’y a qu’une physique pour tous les physiciens, mais chaque psychologue a sa psychologie et chaque sociologue sa sociologie. La psychanalyse, le behaviorisme, la gestalt-théorie, la phénoménologie ne se font pas la même idée de l’intelligence et de la mémoire, des sentiments et des passions, des instincts et des actions de l’homme. De même, Gabriel de Tarde, Durkheim, Gurvitch, Aron, Lévi-Strauss, etc. nous proposent des conceptions bien différentes de la société et des phénomènes sociaux. Leurs analyses peuvent être intéressantes et éclairer, chacune à sa manière, tel ou tel problème précis ; mais les systèmes que construisent ceux qui prétendent faire de leur discipline une science ne sont pas scientifiques au sens strict du terme, parce qu’ils ne réalisent pas l’accord des esprits. A vrai dire, la psychologie et la sociologie relèvent toujours de la philosophie plutôt que de la science : elles font partie d’une certaine conception que l’on se fait de la nature, de la condition et de la destinée de l’homme.

Psychologues et sociologues peuvent bien s’efforcer de prendre une attitude scientifique et on ne saurait le leur reprocher, mais la méthode scientifique proprement dite leur reste inaccessible. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, la vraie nature de cette méthode. Elle consiste toujours à élaborer une hypothèse à partir de l’observation de certains faits, à tirer de cette hypothèse des conséquences précises et nombreuses, vérifiables dans l’expérience, et à conclure que l’hypothèse a des chances d’être vraie si ces conséquences sont vérifiées. C’est bien ce que veut dire Alain quand il écrit, par exemple (dans Eléments de philosophie, édition Folio/Gallimard) : « Les connaissances s’acquièrent par une recherche véritable, qui consiste toujours à répéter les essais, en éliminant l’accidentel » (p 97), ou quand il dit que « [pour] la science expérimentale […] il s’agit de ne pas se laisser tromper par la coïncidence » (p 102), ou encore que « les manœuvres de l’esprit dans l’induction consistent à douter de la loi et à tendre des pièges pour se rassurer » (p 134). Mais précisément cette méthode est impraticable lorsqu’il s’agit de l’homme : l’expérience est alors réduite à la seule observation, l’expérimentation étant impossible. Impossible, d’ailleurs, pour des raisons qui ne sont pas seulement, là encore, d’ordre moral : si l’on veut prouver, par exemple, que le facteur A est la cause de l’effet B, il faut constituer deux groupes d’individus absolument identiques, à l’exception du facteur A présent dans un groupe et absent de l’autre, et de les faire vivre pendant assez longtemps dans des conditions absolument identiques pour voir si l’effet B apparaît dans un groupe plutôt que dans l’autre. On voit qu’il n’est pas facile de faire une expérience de ce genre ; l’identité, dans les deux groupes, des individus et de leurs conditions de vie, est impossible à réaliser. Les prétendues sciences humaines n’ont donc jamais autre chose à nous proposer que des hypothèses plus ou moins vraisemblables et plus ou moins intéressantes, entre lesquelles chacun est libre de choisir. Certes, ce n’est pas peu, mais ce n’est pas science et ce n’est pas le meilleur moyen pour faire « sonner l’humain » et pour entendre « le pas de l’homme » (Propos sur l’éducation, LXX).

Georges Pascal

P.S. Les Propos cités sans référence à un recueil figurent tous dans le volume II de l’édition des Propos de La Pléiade

Partager :