Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

PASCAL Georges, « Alain, Marx et le marxisme »

Quelques mois avant sa mort, Alain a écrit un certain nombre de textes sur Marx (Bulletin de l’Association des amis d’Alain, n° 53), mais ce n’est pas en nous référant à ces textes, dont la portée n’est pas très claire, mais à l’ensemble de l’œuvre, que nous essaierons de préciser les rapports entre la pensée d’Alain et la pensée de Marx.

« L’idée de Marx revient toujours. C’est qu’elle vraie. On ne comprendra jamais assez que l’inférieur porte le supérieur ». (Pol. LXXXI, 6 mai 1933. Cf. Déf. In A.D., p.1071. D.  in A.D., p. 1237, etc.) C’est en ce sens qu’Alain se retrouve dans la conception marxiste des infrastructures (économiques) qui porteraient les structures (politiques). Marx exprimait une idée tout à fait originale, à son époque, en disant que la façon dont l’homme travaille (dont il « gagne sa vie », comme on dit si bien) est le fondement de la façon dont la société s’organise : « le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel » (Misère de la philosophie). Et on sait qu’aux yeux d’Alain on ne tient jamais assez compte des réalités les plus élémentaires dans lesquelles se manifeste toute activité humaine ; on oublie trop facilement que « le calcul de l’astronome suppose le petit pain et le beurre » (Pol. LIX, 21 janvier 1930). Il s’agit toujours, en effet, de voir l’homme tel qu’il est : qu’il s’inspire de Platon ou de Descartes, Alain ne manque pas de souligner l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire les conditions matérielles dans lesquelles se forment les idées et se développe toute pensée. En ce sens, Marx lui paraît éclairer d’une vue pénétrante les institutions sociales, qu’on a trop tendance à considérer comme la simple mise en pratique de théories élaborées par des penseurs spécialistes de la politique.

Mais aussitôt se montre une nuance importante : pour Marx « ce n’est pas la conscience de l’homme qui détermine son existence, mais son existence sociale qui détermine sa conscience » (Introduction à la critique de l’économie politique) ; pour Alain, l’inférieur porte le supérieur mais ne le détermine pas. Quelles que soient les conditions dans lesquelles il vit, l’homme forme des pensées qui sont hors de l’espace et du temps et qui peuvent guider son action. Jaurès le disait déjà dans une conférence qui voulait montrer aux étudiants socialistes, en 1894, qu’il ne faut pas opposer la conception matérialiste à la conception idéaliste de l’histoire : « C’est un même souffle de plainte et d’espérance qui sort de la bouche de l’esclave, du serf et du prolétaire ; c’est le souffle immortel d’humanité qui est l’âme même de ce qu’on appelle le droit ». Certes, les conditions matérielles changent, mais les aspirations idéales de l’homme sont toujours les mêmes et elles jouent un rôle essentiel dans le changement des conditions matérielles. Marx le reconnaissait d’ailleurs d’une certaine manière, car s’il comprenait que l’action humaine s’exerce toujours « dans des circonstances données » (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte), il n’en affirmait pas moins que l’histoire « n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses objectifs » (La Sainte famille). Or il y a des objectifs de l’homme qui ne concernent pas seulement ses besoins inférieurs et qui font que précisément l’Humanité existe, c’est-à-dire que l’homme est autre chose qu’un animal. N’est-il pas remarquable qu’on ne connaît aucune société humaine dans laquelle on aurait honoré certains individus en raison de leur bêtise, de leur lâcheté ou de leur cruauté ? C’est assez dire qu’il y a des aspects et des aspirations de l’homme qui échappent au déterminisme matérialiste. Notons au passage qu’il n’est pas sûr que Marx se serait reconnu dans le marxisme d’Althusser, qui ne veut voir, dans l’éducation, la culture et la morale des hommes, que des « Appareils Idéologiques d’Etat ».

Une autre nuance apparaît d’ailleurs dans l’approche matérialiste de l’homme selon Marx et selon Alain : parmi les besoins animaux de l’homme, il en est un dont Marx ne parle pas et qui est essentiel pour Alain, parce qu’il a d’importantes conséquences politiques, c’est le besoin de sommeil. L’homme peut faire une grève de la faim et la poursuivre assez longtemps, mais vient toujours assez vite un moment où, qu’il le veuille ou non, il doit s’endormir. Il se trouve alors sans défense contre une agression quelconque, naturelle, animale ou humaine. Ce thème revient souvent chez Alain et ce n’est pas par hasard que, dans Les idées et les âges, le livre premier a pour titre « Le sommeil » et que la formule « nuit, reine des villes » se trouve à la fois dans un Propos du 22 juillet 1908 et dans les Vingt leçons sur les beaux-arts (onzième leçon, 28 juillet 1930). C’est, en effet, sur la nécessité de maintenir l’ordre que repose toute société : ceux qui en sont chargés sont justement appelés « gardiens de la paix », « forces de l’ordre », ou « vigiles » et le mot « police » vient du terme grec qui signifie « cité ». Mais c’est aussi cette nécessité première qui est le plus souvent à l’origine d’une tyrannie. Et on comprend que la politique d’Alain se résume volontiers par la réunion de deux termes que le marxisme ne peut qu’opposer : obéissance et résistance.

Notons enfin que l’idée même qu’Alain nous propose de l’homme est assez différente de celle que l’on pourrait trouver chez Marx. En faisant des infrastructures économiques le fondement de toute société, Marx a donné à croire que « l’intérêt » est la préoccupation principale de l’homme. Or, quand le Manifeste du Parti communiste appelait les prolétaires de tous les pays à s’unir, les prolétaires voyaient bien que c’était là, très clairement, leur intérêt, mais cet appel n’a été entendu ni en 1870, ni en 1914, ni en 1939. Les prolétaires de France et d’Allemagne n’avaient manifestement aucun intérêt à s’entretuer pour assurer les profits de quelques marchands de canons. Ils ne l’auraient pas fait s’ils n’avaient été poussés par autre chose que le souci de leur intérêt. Cet « autre chose », c’est un ensemble de croyances et d’aspirations diverses qui relèvent des vives impulsions du cœur et non de la raison et de ses froids calculs. Aussi Alain dit-il que « ce sont les passions, et non les intérêts, qui mènent le monde » (Mars, in P.S., p. 583). Les prolétaires allemands et français, au cours des dernières guerres, se sont conduits en Allemands et en Français plutôt qu’en prolétaires. Et les dirigeants des pays communistes n’ont pas échappé à la libido regnandi qui frappe tous les hommes de pouvoir. Le spectacle du monde contemporain est assez édifiant : à supposer même que quelques personnages avides de richesses en soient les inspirateurs, il n’en reste pas moins que tous les petits acteurs des grands événements qui marquent notre histoire sont animés par des passions ethniques, politiques, nationales ou religieuses. Il n’est pas facile de savoir ce que Marx en aurait pensé. Notons d’ailleurs qu’en dehors des mouvements collectifs, on ne manque pas d’exemples, sur le plan individuel, d’hommes qui font passer bien avant leur intérêt leur conception de l’honneur, ou leur vanité, ou leur orgueil. Il suffit de voir des chanteurs, que leur carrière a mis largement au-dessus du besoin, continuer de se produire en public à plus de 80 ans. Et où est l’intérêt du terroriste qui sacrifie sa vie dans un attentat ? La recherche même de « l’intérêt » est toujours commandée par autre chose que lui. Si l’homme n’avait pas d’autre objectif que de gagner sa vie, il aurait bien du mal à trouver que « comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur » (Propos du 29 mai 1909).

Georges Pascal

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