Pour citer l’article : « PASCAL Georges, « L’originalité d’Alain », Bulletin de l’Association des Amis d’Alain, 1986, vol. 62, p. 23‑40. »
Après un demi-siècle, ou presque, passé en compagnie de l’œuvre d’Alain, j’ai fini par découvrir ce qui me parait être la marque la plus éclatante, et la plus évidente, de l’originalité de l’auteur des Propos et d’Idées.
Considérons d’abord les Propos : chacun sait qu’on en compte environ 5 000, écrits de 1900 à 1936 ; chacun sait aussi dans quelles conditions ils ont été écrits. Mais ce qu’on n’a pas assez remarqué, peut-être, c’est que du premier, paru le 14 mai 1900 dans La Dépêche de Lorient, au dernier, publié en septembre 1936 dans les Feuilles libres, ce sont tous des « Propos d’Alain ». Je veux dire que ces pensées élaborées au jour le jour, au hasard d’un fait divers, d’un événement, d’une rencontre, d’une lecture, pourraient fort bien constituer un ensemble disparate, et les titres mêmes des recueils Propos sur la religion, Propos sur l’éducation, Propos sur l’esthétique ; Propos de littérature, Propos d’économique, Propos de politique, etc. donneraient facilement à croire que nous sommes en présence d’essais divers, sans lien entre eux. Or il est clair pour un lecteur attentif que, derrière toutes ces pensées nées de l’occasion et portant sur des sujets multiples, on retrouve toujours une même pensée, c’est-à-dire une philosophie en entendant par-là, comme on le fait ordinairement, une certaine conception de l’homme et du monde. Il arrive qu’un même propos se trouve dans des recueils différents : par exemple, dans la Politique de 1952, le propos 42 est le propos 79 des Vigiles de l’Esprit ; le propos 60 est le numéro 83 des Propos sur l’éducation ; le 78 est le 89 des Saisons de l’Esprit ; le 93 correspond au 83 des Propos sur la religion ; le 101, au 57 de Minerve ; je ne parle pas des quatre propos d’Economique repris dans la Politique : la parenté des sujets, dans ce cas, est évidente. Mais tous les autres cas me semblent témoigner de la présence d’une même philosophie dans des réflexions qui touchent des sujets divers.
La plupart des Propos qui composent un recueil pourraient aussi bien figurer dans un autre. C’est même cela, me semble-t-il, qui fait que beaucoup se trompent sur Alain et le considèrent comme une sorte de « touche à tout », plus brillant que profond. Il faut bien reconnaître, d’ailleurs, que la lecture d’un recueil de Propos peut paraître, en un sens, décevante. Par exemple, le spécialiste de Pédagogie qui lit les Propos sur l’éducation risque fort de n’en pas saisir toute la portée, ni même la signification profonde, s’il borne là sa lecture. J’ai recensé 80 Propos, publiés ailleurs, qui pourraient figurer dans ce recueil et qui ne suffiraient sans doute encore pas à rendre parfaitement intelligible la pensée pédagogique d’Alain. Car ce qu’on peut appeler la pensée pédagogique d’Alain, c’est l’application, en quelque sorte, d’une philosophie aux problèmes que pose l’éducation, de même que sa pensée politique, par exemple, procède évidemment d’une philosophie qui prend pour objet d’étude les problèmes politiques. Il est certes possible de remonter des réflexions pédagogiques ou politiques à la philosophie qui les inspire, mais c’est un exercice difficile auquel le lecteur ne se livre pas spontanément.
Pour découvrir et bien comprendre la philosophie des Propos, il faut avoir lu, non point un ou deux recueils, mais un très grand nombre de Propos sur les sujets les plus divers. C’est alors seulement que la pédagogie, la politique, l’esthétique, la psychologie, la morale, etc. prennent tout leur sens. Je crois d’ailleurs qu’Alain en avait bien conscience : quand je l’ai vu, en décembre 1949, il avait pris connaissance du petit livre que je lui avais consacré trois ans plus tôt, et il m’a demandé si j’avais « tout lu »; bien qu’il ne m’ait fait ni critiques ni reproches, j’ai cru comprendre qu’il jugeait que sa pensée devait rester difficilement accessible à celui qui ne connaissait pas l’ensemble de son œuvre. Cela m’est apparu évident, par la suite, notamment. Quand j’ai découvert Les Dieux et les Entretiens au bord de la mer, qui m’ont obligé à réécrire entièrement mon premier livre. Mais plus tard encore, ayant pris connaissance de la totalité de l’œuvre publiée, il m’a semblé qu’en fait tout se trouvait dans les Propos. La philosophie d’Alain est sans doute plus apparente dans les œuvres proprement dites que dans les Propos, mais elle est tout entière en ceux-ci, et c’est elle, évidemment, qui fait leur unité.
Considérons maintenant un livre comme Idées ou, d’une manière plus générale, tout ce qu’Alain a écrit de ses philosophes préférés. A une époque où pourtant je connaissais assez mal Alain, j’avais été d’entendre Jean Lacroix dire qu’« en prenant un peu de Platon, un peu de Descartes, un peu de Kant, un de Comte, on obtenait de l’Alain ». Ce n’était sans doute qu’une mauvaise boutade, car Jean Lacroix avec deux articles publiés en 1930 et 1931, avait été l’un des premiers, en dehors du cercle des élèves et des amis, à comprendre la vraie dimension d’Alain. Mais ce jugement traduisait assez bien un sentiment partagé par beaucoup. On pense, en effet, facilement à une sorte d’éclectisme, quand on voit Alain invoquer tantôt Platon et tantôt Aristote, tantôt Descartes et tantôt Spinoza, tantôt Kant et tantôt Hegel, tantôt Marx et tantôt Auguste Comte. Chartier, déjà, dans la Revue de Métaphysique et de morale prenait la défense de Bergson en 1904 et faisait l’éloge de Hamelin en 1906. Comment peut-on être à la fois platonicien et aristotélicien, bergsonien et hamelinien, etc. ? La première idée qui vient à l’esprit est que la philosophie d’Alain est une mosaïque de thèmes empruntés aux uns et aux autres, et plus ou moins bien reliés entre eux. C’est ce que signifiait la formule de Jean Lacroix, qui me paraissait, et me paraît encore plus aujourd’hui, fondamentalement injuste. Les rapports d’Alain avec l’histoire de la philosophie sont, en effet, plus complexes qu’il n’y parait d’abord, et particulièrement originaux. On sait, d’une part, qu’Alain professait un respect scrupuleux de la pensée des grands auteurs et affirmait qu’il faut les comprendre, selon ses propres termes, comme ils sont (H.P., in A.D., p. 54). Dans l’introduction de son Spinoza, par exemple, il affirme vouloir faire apercevoir au lecteur « en quel sens Spinoza a raison », laissant à de plus habiles le soin de montrer en quel sens il a tort. Mais on sait aussi, d’autre part, qu’il ne se souciait guère de l’exactitude historique de son histoire de la philosophie : « Que m’importe, dit-il, si Platon a bien pensé ce que j’y trouve… (H.P., in A.D., p. 18) et on a pu lui reprocher, à juste titre sur le plan historique, d’attribuer à saint Thomas l’argument ontologique de saint Anselme.
Pour surmonter cette contradiction apparente, on pourra invoquer la traditionnelle opposition de la lettre et de l’esprit et dire qu’Alain est plus soucieux des idées elles-mêmes que des conditions objectives de leur expression. Mais cela n’est pas tout à fait satisfaisant, parce qu’Alain s’est toujours montré très attaché à la lettre, refusant par exemple de changer la pantoufle de verre de Cendrillon en une pantoufle de vair (Propos, 23 avril 1921, P.R.) ou d’attribuer à quel que mauvais copiste l’étonnant « ce n’était pas la saison des figues » de la Bible (P.M. et D., in A.D., pp. 1189 et 1331) : « j’ai appris » dit-il à cette occasion, « par une expérience bien des fois renouvelée […] à ne pas changer un texte à la légère, avant d’avoir essayé sérieusement de le comprendre» (A.D., p. 1331). Manifestement les textes, pour Alain, ne peuvent servir de simples prétextes à la réflexion ; il faut les prendre tels qu’ils sont et essayer de les comprendre. Faut-il conclure pour autant que la philosophie d’Alain n’est qu’un patchwork de platonisme, de cartésianisme, de kantisme, etc. ?
Ayant commencé par sentir confusément ce que cette conclusion aurait d’injuste, j’ai fini, me semble-t-il par savoir pourquoi. Comme il arrive souvent, c’est après avoir achevé, et soutenu, ma thèse sur « L’idée de philosophie chez Alain », que j’ai vu ce qu’elle aurait dû être. J’avais conclu, en effet, que la philosophie selon Alain c’est-à-dire la philosophie d’Alain se définissait par ce qu’il y a de commun aux différentes philosophies, par l’essence commune, en quelque sorte, des systèmes divers. Il ne manque pas de textes pour justifier cette interprétation, puisque Alain écrit, par exemple, dans les Portraits de famille, « ayant au fond de moi la grande philosophie » (p. 153), dans les Lettres sur la philosophie première : « l’auteur ne prétend à rien autre chose qu’à avoir formulé […] la philosophie commune (p. 3) ou encore, parlant de quelques recueils de Propos, dans l’Avertissement au lecteur des Eléments de philosophie « tous ces Propos enferment la véritable philosophie » (p. 10).
Mais cette interprétation ne me paraît plus, aujourd’hui, suffisante. Ce que je crois avoir fini par comprendre, c’est que la philosophie d’Alain est première, par rapport à son histoire de la philosophie. Je veux dire que ce n’est pas à partir de sa réflexion sur les grands auteurs qu’il faut comprendre la pensée d’Alain, mais que c’est en partant de cette pensée même que l’on peut comprendre sa réflexion sur les auteurs. Il y a dès l’origine, pourrait-on dire, une philosophie d’Alain et cette philosophie s’est nourrie de ce qu’il y avait de nourrissant pour elle dans di vers philosophes, et de cela seulement. Par là s’explique l’indifférence d’Alain à l’égard de Leibniz, son mépris de Schopenhauer, son refus de Nietzsche : il ne trouvait rien, dans ces auteurs, qui fût assimilable à sa propre substance. Par là s’explique aussi qu’il ne s’intéresse guère au Parménide et au Sophiste de Platon, disant du premier que c’est un étrange jeu […] qui ne mène à rien (H.P., in A.D., p. 85), ce qui signifie que les préoccupations du Parménide sont étrangères à sa propre philosophie. Par là encore s’explique sa présentation de l’analyse cartésienne du morceau de cire : Descartes concluait de cette analyse que l’esprit est plus aisé à connaître que le corps mais cela n’intéresse guère Alain, plus soucieux de dégager l’idée que la matière est pure extériorité (Id., in A.D., pp. 941-946).
On pourrait multiplier les exemples et je crois que le colloque du Vésinet, qui doit se tenir en avril, sur Alain lecteur des philosophes mettra bien en lumière ce qu’il y a d’original dans l’histoire de la philosophie d’Alain. Cette originalité pourra, certes, être prise en mauvaise part ; les spécialistes n’auront aucun mal à montrer quel décalage existe entre le Platon ou l’Aristote d’Alain et le Platon ou l’Aristote que leurs travaux font revivre tels qu’ils étaient. Mais ce décalage même témoigne, à mes yeux, de l’authentique originalité d’Alain : c’est en philosophe, c’est-à-dire avec sa conception propre de l’homme et du monde, qu’il lit les grands philosophes, et leurs pensées ne l’intéressent que dans la mesure où il peut en nourrir sa propre philosophie. Je citais tout à l’heure la formule « Que m’importe si Platon a bien pensé ce que j’y trouve », mais ce n’était que le début d’une phrase, qui continuait ainsi : « pourvu que ce que j’y trouve m’avance à comprendre quelque chose ? » Et Alain ajoutait : « Cette pensée s’est fortifiée en moi peu à peu. Il m’a semblé qu’à mesure que je comprenais mieux mes auteurs préférés, j’étais moins tenu à l’exactitude littérale » (H.P., in A.D., p. 18). Comprendre, assimiler, c’est-à-dire prendre en soi, rendre semblable à soi, c’est transformer en sa propre substance des substances étrangères, et c’est en ce sens seulement qu’il y a dans la philosophie d’Alain du platonisme, du cartésianisme, du kantisme ou du positivisme : il ne s’agit pas d’idées plus ou moins bien cousues ensemble, mais de pensées différentes repensées par un même penseur. La même philosophie qui fait l’unité des Propos fait l’unité d’Idées et de tous les textes consacrés par Alain à divers philosophes.
Il resterait à dire, évidemment, en quoi consiste cette philosophie. Cela n’a pas été fait jusqu’à présent. Pas plus mes propres travaux que ceux de mon collègue Olivier Reboul, par exemple, ne se fixaient vraiment un tel objectif. La pensée d’Alain a été, jusqu’ici, abordée par différents biais politique, esthétique, pédagogique, etc. mais pour reprendre la comparaison cartésienne de la philosophie avec un arbre, on s’est intéressé aux branches plutôt qu’aux racines. On a eu raison, en un sens, parce que, comme le faisait remarquer Descartes, ce sont les branches et leurs fruits qui font le véritable intérêt de l’arbre. Mais cela même a contribué à rendre moins évidentes l’unité et l’originalité d’une philosophie que l’on coupait ainsi de ses racines profondes.
Je n’essaierai certes pas de déterrer ces racines en quelques instants. Je voudrais seulement attirer votre attention sur certains aspects, souvent négligés, de ce qu’on peut appeler la métaphysique d’Alain. Par métaphysique, j’entends simplement cet ensemble de réponses que chacun donne, plus ou moins explicitement, à des questions insolubles, concernant l’origine, le sens ou la destinée de l’homme et du monde. Par exemple, quand le poète se demande naïvement « Quel peut être, après tout, le but de tout ceci ? », il pose une question métaphysique. Or il est remarquable qu’à ces questions fondamentales, Alain donne une réponse tout à fait différente de celle de ses auteurs préférés. Sans doute ne pose-t-il guère ces questions sous une forme explicite, mais on n’en trouve pas moins, çà et là dans son œuvre, des éléments de réponses qui ne laissent aucun doute sur sa pensée.
Si l’on considère, par exemple, le problème de l’origine du monde, il est clair que la position d’Alain est très éloignée de celles de Platon, de Descartes ou de Kant. L’idée qu’il pourrait y avoir quelque chose de divin dans ce monde tel qu’il existe est une idée qu’il refuse absolument. Il avoue ne pas comprendre, chez Rousseau, sa prière à l’aurore, même muette (H.P., in A.D., p. 77) et ne pas saisir ce que lui disait « une femme pleine de sentiment », à savoir qu’en présence d’un beau couchant elle éprouvait le besoin de dire merci à quel qu’un (ibid.). Rien n’est plus étranger, en effet, à la pensée d’Alain, que l’idée de Providence. « L’univers est un fait », dit-il (P.N., I, CLXVIII, 1″ avril 1908) et il faut le prendre comme tel, c’est-à-dire qu’il est vain de chercher à en rendre raison. A la question pourquoi « pourquoi cette pluie ? pour quoi cette peste ? pourquoi cette mort ?» (Ibid.), il faut répondre seulement : « C’est ainsi » (ibid.). Telle était la position d’Alain en 1908 ; telle sera encore sa position, en 1945, lorsqu’après avoir lu Kierkegaard, il écrira qu’il ne faut pas vouloir avoir réponse à tout : « Que répondre au simple soldat qui se voit sacrifié ? Il ne faut rien répondre. Telle est la situation humaine. Avoir un corps, c’est être jeté dans une aventure où l’on ne trouvera ni secours ni consolation » (Journal de 1945, in La Table ronde, novembre 1955). Ni secours ni consolation, c’est une vision de l’homme dans le monde qu’on retrouverait peut-être chez Lucrèce, mais non chez Platon, chez Descartes, chez Kant, ni même chez Auguste Comte. Presque toutes les grandes philosophies supposent qu’il y a comme un accord mystérieux et une sorte de connivence entre l’homme et le monde. En presque toutes, on trouve un écho du mot célèbre du Timée expliquant la création du monde par la bonté de son auteur : « il était bon […] et il voulut que toutes choses, autant que possible, devinssent à peu près comme lui » (Timée, 19, e). Alain connais sait évidemment ce mot du Timée ; il y fait même allusion dans les Souvenirs concernant Jules Lagneau (P.S., p. 746), mais il est bien loin, ici, de Platon. Le monde, pour Alain, c’est l’ordre des choses telles qu’elles sont, c’est la Nécessité, et les deux adjectifs qui reviennent constamment sous sa plume, pour qualifier cette Nécessité, c’est « aveugle » et « indifférente ». L’homme n’est pas fait pour le monde : il est « jeté dans une aventure » où il ne trouvera « ni secours ni consolation » parce que le monde n’est pas fait pour l’homme : il est « aveugle » et « indifférent ». Le mot « Providence » ne fait pas partie du vocabulaire d’Alain : ses éditeurs, dans la Bibliothèque de de la Pléiade, n’ont pas jugé bon de le faire figurer dans leur index. Et, en effet, la position d’Alain est sans ambiguïté, bien qu’il reconnaisse que ce ne soit pas toujours celle des auteurs qu’il admire : « Pour moi, écrit-il dans Histoire de mes pensées, j’ai toujours lu avec étonnement, et dans mes livres que je prenais au sérieux, que quelque Dieu avait fait ce monde, et même l’avait fait pour nous […] (A.D., p. 76) et plus loin : « A mes yeux, l’immensité du ciel ne signifiait nullement une providence ni une charte quelconque donnée à l’homme, mais plutôt une incertitude essentielle et comme un péril absolu » (ibid., p. 77).
Ce refus de tout providentialisme joue évidemment un rôle capital dans tout le développement de la pensée d’Alain. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est par lui que s’explique le souci, pour ne pas dire l’obstination, de l’auteur des Propos d’économique à montrer que « les lis ne travaillent ni ne filent » (Ec., LXXIX, 3 juin 1933) et que « la nature ne donne rien pour rien » (S.E., XXV, 29 juin, 1935). Toute cette « philosophie du travail » que Jean Hyppolite jugeait caractéristique d’Alain (Mercure de France, 1er octobre 1949, p. 225) est inséparable de cette affirmation des Entretiens au bord de la mer : « croire que le monde nous aidera si nous ne nous aidons, c’est cela qui est défendu » (P.S., p. 1369).
Dire que les choses ne nous veulent ni bien ni mal, mais qu’elles obéissent à une nécessité aveugle et indifférente, c’est comprendre, comme il est dit dans les Entretiens, que « les choses ne sont pas gouvernées et n’ont point de loi » (P.S., p. 1337). L’ordre du monde est pur désordre parce que « l’ordre de l’existence est exactement ce qui n’a point de raisons » (ibid., p. 1346). Cette formule des Entretiens reprend, en 1931, l’idée du Propos du 1″ avril 1908 que je citais tout à l’heure : « C’est ainsi, voilà ce que l’on peut dire. » Alain, ici, est très proche de Lucrèce. Non point de son Lucrèce à lui, qui est celui de la tradition classique, mais du Lucrèce profond et original que Clément Rosset a si bien mis en lumière dans sa Logique du pire et dans sa thèse sur l’Antinature. Selon Rosset, en effet, la grande idée du De Nature rerum, c’est qu’il n’y a pas de nature des choses et qu’il faut seulement entendre sous le mot nature tout ce qui existe », sans ordre ni sens, sponte sua forte selon les termes mêmes de Lucrèce. Quand Alain parle de l’immense existence et nous dit que le monde est « étranger aux productions de l’entendement » (E.B.M., P.S., p. 1308) et que les choses sont ainsi, mais qu’il n’y a pas de raison pour qu’elles soient ainsi, il traduit assez exactement le natura rerum et le sponte sua forte de Lucrèce. Remarquons au passage que l’on ne mentionne jamais Lucrèce dans les sources supposées de la pensée d’Alain, et finalement à juste titre, car il est clair qu’il s’agit d’une rencontre plutôt que d’une filiation. Mais cette rencontre est troublante.
C’est en lisant Clément Rosset, qui ne connaît pas Alain, que j’ai été frappé de retrouver dans la philosophie de Lucrèce, telle que Rosset la comprend, tant de thèmes que la fréquentation d’Alain m’avait rendu familiers. « Cette nature qui ne dit rien et qui n’est rien » des 81 Chapitres (P.S., p. 1137), cette nature « sans visage » d’un propos des Saisons de l’esprit (XLIV, 1″ avril 1927), ce « pur désordre » des Entretiens au bord de la mer (P.S., p. 1295, p. 1310), c’est bien le « monde dénaturé » que, selon Rosset, Lucrèce aurait découvert. Et les fædera naturae du poète latin, ces combinaisons relativement stables, mais toujours provisoires, qui résultent de l’assemblage hasardeux des atomes et qui sont l’objet de notre science, m’ont rappelé certains textes d’Alain, qui m’avaient d’abord paru obscurs, par exemple ce début du chapitre 10 du 2º livre des 81 chapitres où il est dit «qu’il y a dans ce monde une certaine simplicité et un certain retour des mêmes choses » (P.S., p. 1134) et, plus loin, que « c’est une bonne chance, dont on ne peut pas dire qu’elle durera toujours» (ibid., p. 1135), ou encore ce passage des Abrégés pour les aveugles dans lequel Alain écrit qu’« il faut reconnaitre que les systèmes matérialistes sont encore des théologies sans Dieu, comme on voit par cette ferme croyance aux lois mécaniques, pour tout passé, pour tout avenir, pour tous les mondes, bien au-delà de notre courte expérience» (P.S., p. 811). Ce dernier texte, dans la pensée d’Alain, vise l’épicurisme, mais précisément Clément Rosset dans sa Logique du pire a montré de façon assez convaincante que cette théologie sans Dieu n’était point dans Lucrèce : le célèbre pouvoir de déclinaison des atomes, le clinamen, ne serait pas une entorse au mécanisme universel, objet d’une ferme croyance, mais le fondement même de la doctrine dans laquelle le déterminisme lui-même ne serait qu’un fruit provisoire du hasard et ne saurait donc être considéré comme valable pour tout passé, « pour tout avenir, pour tous les mondes ». La pensée d’Alain serait donc bien plus proche qu’Alain lui-même ne le croyait du matérialisme de Lucrèce. Ce matérialisme n’est certes qu’un aspect de la métaphysique d’Alain.
Je n’aurais garde d’oublier l’autre terme, « insaisissable et saisissant » (E.B.M., in P.S., p. 1355) qui est l’esprit. Mais il m’a semblé que la plupart des commentaires avaient fort bien vu cet autre aspect et qu’il n’était pas utile d’y insister. En revanche, cette vision d’« un monde sans espérance » comme il est dit dans Histoire de mes pensées (A.D., p. 77) est plus rarement évoquée et pourtant elle est essentielle à la pensée d’Alain. J’en donnerai, très rapidement, quelques exemples.
Tout d’abord, il est clair que la doctrine de la liberté que l’on trouve chez Alain est inséparable de cette idée d’une nécessité indifférente et aveugle : c’est parce qu’il sait que la vague ne lui veut ni bien ni mal qu’Ulysse nageant peut se sauver des flots. Si le monde était raison, la liberté serait irrémédiablement perdue, et toute sagesse aussi. Permettez-moi de rappeler ce court passage des Entretiens : « Le monde est raison, reprit le vieillard. Ainsi parlèrent les Stoïciens ; et cela est la source de toute résignation, c’est-à-dire, à ce que je finis par croire, de tout le mal possible, ou presque » (P.S., p. 1313). « Nécessité secourable », c’est le titre d’un Propos (V.E., XVII, 15 décembre 1921). Mais la nécessité n’est secourable que parce qu’elle est inhumaine. Contre le fatalisme, qui est le « vrai mal en ce monde » (Mars, XCIII, in P.S., p. 704), il n’y a d’autre recours, aux yeux d’Alain, que ce qu’il appelle « la Sagesse matérialiste » (P.R., VII).
On montrerait facilement aussi ce que la politique d’Alain doit à sa conviction qu’il n’y a pas d’autre destin pour l’homme que celui qu’il se fait. Dans un Propos du 6 mars 1913 (P.R., IV), il écrivait déjà : « La paix sera si les hommes la font ; la justice sera si les hommes la font. Nul destin, ni favorable, ni contraire. Les choses ne veulent rien du tout. Nul Dieu dans les nuages. Le héros seul sur sa petite planète […] » (P.R., IV, 6 mars 1913). On sait qu’Alain reprochait au socialisme de croire à un progrès qui se ferait tout seul, « par la force propre d’une société dans son milieu », comme il disait dans un Propos du 24 avril 1911 (E.D.R., p. 285 ; Pol., p. 21). Vingt-cinq ans plus tard, en juin 1935, il écrivait encore : « Ne rêvons pas d’une civilisation qui se ferait sans nous et se garderait sans nous » (Pol., CI, juin 1935). C’est que l’histoire n’a pas plus de sens que le monde et que, comme le monde, elle ne veut à l’homme ni bien ni mal. « L’histoire, dit Alain, est un océan de hasards » (Pol., LXVI, avril 1931) et le marxisme est une « théologie sans Dieu » (P.R., IV, 6 mars 1913).
Cette expression, théologie sans Dieu, nous avons vu déjà qu’Alain l’employait pour qualifier ce qu’il pensait être le « mécanisme » des Epicuriens. Dans l’un et l’autre cas, elle est significative de son refus de considérer qu’il peut y avoir des lois naturelles auxquelles il suffirait à l’homme de se fier, c’est-à-dire de se confier. Ce même refus anime toute sa pédagogie. A la célèbre formule de Rousseau, par laquelle s’ouvre l’Emile : « Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » Alain aurait pu opposer la formule de Kant : « L’homme n’est homme que par l’éducation. » Il ne cite ni l’une ni l’autre, mais il est clair que sa philosophie de l’éducation repose sur d’autres bases que sur l’idée d’un développement naturel de l’enfant, qu’il suffirait de respecter. Certes, il faut respecter ce qu’il appelle « les natures individuelles », c’est-à-dire les manières d’être propres à chacun, qui sont fruits du hasard et relèvent de la nécessité, comme le pli des cheveux et la forme du corps (cf. Ed., XXII). En ce sens, et en ce sens seulement, l’éducation doit « transformer la nature au lieu d’en vouloir créer une autre » (Propos, 28 février 1908). Mais il ne faut pas oublier « l’incroyable état de barbarie et de fureur dont nous sommes à peine sortis, dont l’enfant, à coup sûr, n’est pas sortir du tout » (Ed., II). L’accession à l’humanité ne va pas de soi et c’est à l’éducation qu’il revient de faire, de l’enfant, un homme. D’où, entre autres, l’apologie des méthodes sévères et l’importance des Humanités, qui supposent une vision de l’enfance bien différente de celle de Rousseau.
Il n’est pas jusqu’à l’esthétique d’Alain qui ne dépende de ce que j’appelle, faute d’un meilleur mot (moins ambigu), son matérialisme. Georges Ganguilhem l’a fort bien montré, dans son très bel article de la Revue de Métaphysique et de Morale (avril juin 1952) sur la création artistique selon Alain. L’article, en effet, commence ainsi : « Consciemment ou non, l’idée que l’homme se fait de son pouvoir poétique répond à l’idée qu’il se fait de la création du monde et à la solution qu’il donne au problème de l’origine radicale des choses » (Op. cit., p. 171). C’est ainsi, par exemple, que le refus, par Alain, de la notion de « modèles » dans l’art est liée à la vision d’un monde qui ne doit rien au Démiurge du Timée. L’idée qu’« aucune sorte d’essence ne précède l’existence » (ibid., p. 174) permet seule de comprendre des formules célèbres telles que: « l’art n’a nullement pour fin d’exprimer une idée» (V.L.B.A., in A.D., p. 593) ; « Le beau est toujours de rencontre » (Es., XXXIV, 24 août 1931); « tout se passe comme si l’artiste poursuivait une certaine fin; mais pourtant il ne la connaît qu’après qu’il la réalisée, étant lui-même spectateur de son œuvre, et le premier surpris » (V.L.B.A., in A.D., p. 520). Plus généralement, c’est toute la théorie de l’imagination que l’on doit rattacher à l’existentialisme d’Alain.
Enfin l’idée que « l’ordre de l’existence est exactement ce qui n’a point de raisons » (E.B.M., in P.S., p. 1346) a évidemment une place fondamentale dans la philosophie de la religion que développe Alain. C’est de ce principe que découlent ces deux formules complémentaires : « l’existence n’est point dieu » (D., in A.D., p. 1335) et « je n’ai que faire d’un dieu des choses telles qu’elles sont » (H.P., in A.D., p. 77). Si « le saint est l’homme qui se passe de Dieu » comme il est dit dans un Propos sur la religion (LXXIX, 3 août 1932), c’est précisément parce que le monde des valeurs n’est pas le monde de l’existence. Dans une de ses Définitions (A.D., p. 1037), Alain commente ainsi la bénédiction donnée au nom du Père : «je le bénis parce que tu es dans un monde où la vertu et la raison sont aussi bien possibles que leurs contraires, et où il n’y a point de fatalité ». De là cette religion paradoxale, qui est à ses yeux la vraie religion, dont le premier article est qu’il n’y a point de Providence. De là aussi ces deux images du christianisme auxquelles Alain revient si souvent, celle de l’Enfant-Dieu qui témoigne qu’« il n’y a rien de plus démuni que Dieu » (P.R., XLIII) et celle du calvaire, qui nous rappelle que «nul au monde ne nous a rien promis » (Cahiers de Lorient, II, p. 43).
Finalement, ce qui fait, à mes yeux, en partie, l’originalité de la philosophie d’Alain, c’est qu’elle développe ses grands thèmes sur un au moins terrain où l’on ne s’attendait guère à les voir fleurir. Florence Khodoss, dans sa remarquable étude des Entretiens au bord de la mer (« Le poème de la Critique, R.M.M., avril-juin 1952) avait bien noté qu’ « il y a dans les vues d’Alain sur la condition humaine tous les éléments d’un pessimisme » et que son optimisme reposait sur « un fond de non-espoir » (p. 241). Et, en effet, la vision d’un homme jeté, sans secours ni consolation, dans un monde dépourvu de raison et de sens, ne semble pas disposer à l’élaboration d’une philosophie heureuse et confiante. C’est pourtant le même Alain qui dit que toute vie est « médiocre, déformée, manquée » (P.L., LXIII, 1″ octobre 1928) et que la vie est un travail qu’il faut faire debout […]. Non pas couché. Non pas même à genoux. La vie est un travail qu’il faut faire debout » (Propos, 2 septembre 1911).
Georges PASCAL
Abréviations :
A.D. Les Arts et les Dieux (Pléiade).
P.S. Les Passions et la Sagesse (Pléiade).
D. Les Dieux.
E.B.M. Entretiens au bord de la mer.
Ed. Propos sur l’éducation.
E.D.R. Eléments d’une doctrine radicale.
Es Préliminaires à l’esthétique.
H.P Histoire de mes pensées.
Id. Idées.
P.L Propos de littérature.
P.N. Propos d’un Normand.
Pol. Politique.
P.R. Propos sur la religion.
V.E. Vigiles de l’esprit.
V.L.B.A. Vingt leçons sur les beaux-arts.