Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Roger JUDRIN – Ma deuxième rencontre avec Alain

Roger Judrin (1909-2000) fut dès 1925 élève d’Alain à Henri IV où il cotoya Simone Weil. Professeur de lettres classiques au lycée Pierre d’Ailly de Compiègne, il fut l’étincelant écrivain publié par Gallimard et Calligrammes. Ses aphorismes sont des modèles renouvelés du genre. On trouvera ci-après son propos prononcé à Mortagne-au-Perche, en octobre 1987, lors du colloque « Témoins d’Alain ». Le texte a été reproduit avec l’aimable autorisation de l’Association des Amis du Musée Alain et de Mortagne qui l’a publié dans son Bulletin n° 11, Octobre 1988. (Philippe Monart)

L’élévation d’un arbre et celle d’un esprit racontent leur enfoncement dans la terre. C’est donc à Mortagne, entre Rancé et Saint-Simon, soixante-deux ans après m’être rencontré dans Alain, qu’il m’est donné d’y penser tout haut devant ses derniers témoins. Je les en remercie. Peut-être, en effet, qu’un élève obscur, mais assidu, mais brûlant en silence d’un feu très vif, méritait de parler en assez bon disciple.

Au propre et au figuré, mes naissances ont été difficiles. De Monsieur Chartier à moi, il y eut d’abord un quiproquo. Il arrivait qu’un novice traçât sur le tableau noir, sous la dictée du maître, la charpente d’une dissertation. Le professeur me désigna pour tenir la craie. Je refusai de me lever. Il avait sujet d’être surpris. Il réitéra son injonction. Je ne cédai ni à sa douceur obstinée, ni au murmure conjuré de la classe. C’est que ma résistance était soutenue de ma diablerie.

Le philosophe nous avait conseillé, la veille, de renvoyer les cris du marmot à l’épingle qu’avait oubliée la nourrice dans le maillot. « Ne barbouillez jamais de motifs imaginaires la naïveté des causes, disait le sage; au lieu d’accuser le braillard, cherchez remède à la piqûre ».

J’avais mis obliquement tant d’espoir dans le précepte que j’en attendais, fût-ce à mes dépens, l’éclatante application. Hélas ! Chartier ne se souvint pas d’Alain. Il imputa ma désobéissance au goût délibéré du scandale et de l’hérésie. Cependant le mot de ma conduite était simple. Si j’avais tourné le dos au parterre, dont certaine fille occupait le premier rang, elle eût vu en riant que ma culotte, comme dans le vers de Rimbaud, avait un large trou. C’était celui de ma vanité.

Je valais un peu mieux qu’elle puisqu’Alain fut inutile à ceux de ses auditeurs auxquels il n’était pas nécessaire. Orphée aussi prêchait des oies. Le vrai disciple a un rendez-vous avec lui-même dans l’homme qu’il a pris pour modèle. Il y avait un Platon dans l’Aristote qui contredisait Platon. La nourriture ajoute au sang ce que chaque corps est à portée de digérer, et l’expérience acquise dépend des idées innées. L’esprit qui ne serait le canal d’aucune source ne serait la source d’aucun canal, et nul ne boit à la fontaine que dans le creux de sa propre main.

Ce fut ainsi qu’Alain, se réclamant de Lagneau, devint original en ne lisant que des originaux. L’ignorance est stérile. Il est indispensable, quoi qu’en pensent les barbares en cette fin du siècle, d’avoir reçu de quoi trouver.

En revanche, le meilleur des guides ne saurait instruire que ceux qui s’instruiraient sans lui. Un écrivain n’apprend que de lui-même à mener sa phrase sur la pointe des rênes, et sa pensée n’est qu’une forme intérieure de sa rumination. Les merveilles du style nous font oublier que les eaux plates sont les mêmes que les eaux jaillissantes. Ce qu’un esprit a de plus rare ne trouve enfin son expression que s’il s’est rendu maître du langage commun.

Si Freud et sa crapaudaille ne s’étaient forgé un jargon tout éblouissant de pédanterie, on se fût aperçu qu’ils n’avaient rien à dire. Comme ceux qui se plaisent aux cachotteries, les charlatans qui jettent du brouillard sur leur lexique travaillent à dis simuler des secrets qu’ils n’ont pas. Le trop célèbre André Breton feignit d’être persuadé qu’un boulet sort de la bouche d’un canon sans qu’un artilleur ait chargé la pièce. L’artilleur Alain savait que l’inspiration n’a été le délire que des poètes qui n’étaient pas fous. La cohue des idées empêche de penser comme celle des danseurs empêche de danser. De même que nos certitudes se fondent sur la solidité d’un univers qui ne ment pas et d’un physicien qui s’y fie, le poète des nuages a la plume sur le papier. Le génie sans talent serait un soleil sans rayons. L’insipide abondance des auteurs qui ne s’écoutent pas écrire n’a d’égale en incongruité que la guinderie des gens qui s’écoutent parler. Les Français qui ont le bec jaune s’amusent à détruire leur langue, et ils ne sont jamais plus fascinés par le feu que lorsqu’ils brûlent leur maison. Alain, comme Paul-Louis Courier, rencontra son bonheur dans la jouissance rustique du langage. La science des choses a si longuement nourri les mots que la science des mots est devenue la clef des choses. Alain avait foi dans l’étymologie, c’est-à-dire dans la vérité des mots qui, pareille à celle des hommes, se rapporte à leur filiation. Comme il aima Jules Lagneau, Alain comprit les livres dont il croyait les auteurs. Car l’amour est le ressort de l’intelligence. Ce fut l’amour qui lui ouvrit les trésors de Montaigne, si propre à s’entretenir sans cesse avec lui-même, et, du même coup, si impropre au discours continu.

C’est par affinité avec Montaigne qu’Alain inventa le PROPOS, dont la brièveté coupa le fil artificiel d’un cocon sans ver à soie, mais dont la dimension convenait à l’exercice quotidien de la réflexion. Ainsi le journal, où se noient tant de demi-talents, fut la planche de salut d’un philosophe. Peu d’entre eux ont eu le privilège d’être au-dessus des hommes et d’être avec eux. Cet éclat fraternel distingue le grec d’Epictète et de Marc-Aurèle d’avec le latin aux clartés escarpées de Spinoza.

En revanche, la commodité de la gazette jointe à la nécessité de l’enseignement devaient être pour Alain de redoutables écueils. D’une part, la liberté du propos le laissait trop libre. Quoi de plus délicieusement dangereux que d’écrire comme on veut sur un thème que l’on a choisi ? D’autre part, quarante ans d’un métier que j’aimais m’ont appris qu’il est impossible de façonner de jeunes têtes sans changer le vin en eau. C’est l’envers des noces de Cana qu’un réfectoire de lycée. La plus fervente des explications laisse passer la lumière sans en conserver les rayons. Paul Valéry lui-même et Alain qui l’a commenté, n’ont pas assez pris garde que, si le poète avait une connaissance parfaite de l’art poétique, il ne serait rien de plus qu’un moule à poèmes. Trop curieux du mystère, il se perdrait en le trouvant. L’indiscret éclaircissement d’un ouvrage anéantirait ce qu’on se fût piqué d’éclairer.

Aussi Platon avait-il voilé le feu de son esprit dans les ombres divines de la fable. Le talent applique l’entendement, mais le talent n’est pas le fruit de l’application. C’est une espèce d’instinct supérieur à la raison qui fait briller en nous ce que nous sommes. Il arrive alors que la beauté d’une ébauche suffoque l’invention comme la naissance casquée de Minerve.

Voilà par où, me semble-t-il, l’irréligion incontestable d’Alain ressemblait à une religion comme le bréviaire héroïque d’Auguste Comte ressemblerait à un missel. A ce christianisme sans tête et sans croix, sans épines et sans couronne, dont a parlé Chesterton, rien ne manque, excepté Dieu. Or tout nous manque dans un Dieu qui n’est personne. Est-ce entièrement à l’écart d’Alain que l’admirable Simone Weil, qui aurait aujourd’hui mon âge et qui fut, sous la tour de Clovis, la compagne de mes études, fut beaucoup plus, et un peu moins qu’une chrétienne ? Maint philosophe a regretté que Dieu ne fut pas un homme raisonnable. Toute spirituelle qu’était Simone Weil, eût-elle admis qu’une carmélite dans sa cellule fût aussi secourable à la sueur des pauvres qu’un prêtre dans une usine ? Comment une citoyenne ennemie des pouvoirs s’asseoirait-elle en catholique dans l’Eglise ? Elle en entrouvrit la porte. Mais ce qu’ont en partage tous les élèves d’Alain, c’est le culte de la volonté. Ils jurent sur l’homme, et sur l’homme qu’est chacun d’eux. Qui ne connaît la maxime latine que Stendhal avait pratiquée : « NUL JOUR SANS LIGNE ». L’adage est excellent par la chiquenaude qu’il donne à l’invention, pourvu que le lendemain soit l’arbitre sévère de la veille, et qu’après la chaleur de l’inspiration l’auteur en personne soit son plus rigoureux critique. Sur ce point-là, le courage d’Alain touche à la témérité. Platon, jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, polit ses dialogues. Malheu reux l’auteur qui se relit, et qui trouve des crapauds dans les dents de sa herse ! Alain fit croître son œuvre comme un paradis sans jardinier. C’est qu’elle fut portée par l’amour de trois ou quatre Eves, dont la supériorité subalterne assembla dévotement les feuilles de la Sibylle. Or la souveraine facilité d’Alain dépendait tantôt du talent qu’il avait, tantôt de l’habitude qu’il avait de son talent. Le génie, hélas ! n’est pas une fièvre continue. Alain a souvent manqué d’humilité envers son génie.

L’impétueuse imagination de Michel-Ange se tenait en garde contre les éblouissements d’une exécution présomptueuse. Pascal avait daigné refondre ses écrits, et d’incomparables endroits des PENSÉES, loin d’être des ébauches, sont aussi les patientes merveilles d’un orfèvre.

Cependant les fées tiraient le char d’Alain sans qu’il les eût attelées, et certain lecteur rouennais, nommé Gaston Gallimard, dès longtemps séduit, donna l’essor aux PROPOS. La lumière avait trouvé son chandelier. Les meilleurs livres, qui les verrait, s’il n’était poussé du coude ?

Nous sommes encore un peu nombreux, ici même, à avoir reçu la grâce de lire un grand homme que nous avions entendu parler. L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE ne nous rendra jamais les mardis de la rue de Rome. Mais le jeune Platon avait écouté Socrate. La vraie pierre philosophale, c’est le philosophe même. Il y avait dans la parole d’Alain un plaisir de l’oreille et un refus du gosier. Avouerai-je que je ne me suis pas une fois, durant tant d’années et pour moi si précieuses, adressé au maître en particulier ? Ni lui, ni moi n’avions besoin de familiarité pour appartenir à la même famille. Une sorte de distance heureuse nous unissait. Avant lui, et plus que lui, jusqu’à l’étonner, j’avais cherché la force du langage dans sa pureté. J’avais vomi le jargon des philosophes à proportion de l’amour que je portais à la philosophie. Sa profession et la porte du concours m’étaient également fermées. Je dus me contenter de la passion que j’avais pour la sagesse. Au demeurant, la langue d’Alain me plaisait mieux que son style. Je sentais qu’un grand écrivain se réduit à ses marottes, dans ceux qui se mêlent de l’imiter. Quelle secte n’a les dehors d’une élite ? Quel cercle ne promet la clef jalouse d’une idolâtrie ? Puisque l’œuvre et la vie d’Alain sont une leçon de liberté, seule notre liberté peut rendre hommage à la sienne.

Parce que la taille de l’hysope sert à mesurer la hauteur du cèdre, Jean Paulhan et Henri Mondor ont dit de moi, par amitié, que j’étais un Alain autre. Je souhaiterais que l’hyperbole eût de moins longues échasses.

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