
La pratique de la philosophie selon Alain
Texte de la conférence à l’Assemblée générale de l’Association des Amis d’Alain au Vésinet, samedi le 11 juin 2022,
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Mes plus vifs remerciements à l’Association des Amis d’Alain de m’avoir invité à parler ici. Non seulement c’est un grand honneur d’être conférencier à votre Assemblée générale, c’est aussi un grand plaisir pour moi de me trouver entre amis, entre les Amis d’Alain.
Il ne s’agira pas d’une conférence au sens classique, au sens académique de ce terme. Cela n’aurait pas été dans l’esprit d’Alain. Monsieur Leterre, Président de l’Association, m’a autorisé à développer librement mon propos – pour employer une expression qui semble bien convenir ici. Il résulte de cela que, chemin faisant, vous serez inévitablement exposés, du fait d’écouter un conférencier non francophone ou du moins non autochtone, à des erreurs de grammaire et à un choix de mots pas toujours idiomatique. « Ton français se pétrifie! » me dit une fois Gérard Granel lorsque nous nous sommes revus. C’était en 1988. Je ne saurais dire quel est l’état de mon français actuel. Celui d’un fossile peut-être? Enfin, dernière précision avant de commencer : Le thème de ma conférence est la pratique de la philosophie chez Alain ou selon Alain. Non pas « la philosophie d’Alain ». Je soutiens même qu’il n’existe rien de tel. Mon but est à la fois plus modeste et plus ambitieux, à savoir d’exposer comment, à partir d’Alain, on peut apprendre ce que c’est que la philosophie. Il s’agit, si vous voulez accepter cette catégorie, d’un témoignage. Mon exposé est simplement le récit de ma découverte, de la façon dont j’ai rencontré l’enseignement de la philosophie tel qu’il peut avoir lieu après Alain et d’après Alain; et ce plus précisément : dans le cadre de quelle lignée, de quelle filiation.
{1. rencontres, lignée, filiation}
J’ai fait mes études de philosophie en France, où j’ai eu comme maître le professeur Gérard Granel, d’abord à Toulouse, ensuite à Paris. Dans mon pays, le Danemark, Granel n’était pas connu. On trouvait ses trois livres à la bibliothèque universitaire, ses deux thèses Le sens du temps et de la perception chez Edmund Husserl et L’équivoque ontologique de la pensée kantienne, ainsi que le recueil d’essais déjà plus anarchiste ou anarchique, Traditionis traditio. Un de mes professeurs disait l’avoir rencontré au bureau de Jacques Derrida chez qui il était de passage.
« Ah! » disais-je, « Granel serait-il un élève de Derrida? »
Mon professeur me répondait :
« J’avais plutôt l’impression que c’était l’inverse. »
Son impression relevait de la grande révérence dont Derrida avait fait preuve à cette occasion devant Granel.
Il est vrai qu’à cette époque, où j’avais déjà lu Derrida et où je commençais à peine à lire Granel, j’avoue qu’à cette époque je trouvais, certes, une similitude de style chez les deux. Les textes de Granel étaient seulement encore plus difficiles, encore plus ‘hermétiques’ comme on disait alors, que ceux de Derrida.
Il faut bien se rappeler qu’à cette époque il y avait plus qu’une pléiade de grands philosophes français. C’était une grande époque, sinon la grande époque de la philosophie en France. Parmi les philosophes et les théoriciens actifs dans les années 60, 70 et 80 on comptait, par ordre alphabétique, des gens comme Althusser, Barthes, Beaufret, Châtelet, Clavel, Deguy, Deleuze, Derrida, Foucault, Janicaud, Lacan, Lacoue-Labarthe, Lévi-Strauss, Lyotard, Martineau, Nancy, Rosset, Serres – et j’en passe. Et derrière eux, derrière tous ceux-là, Granel? On lui témoignait le plus grand respect. Je l’ai entendu loué par Nancy, par Clavel, et par beaucoup d’autres. Philippe Lacoue-Labarthe écrit ceci {page 318} dans le livre Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert que nous lui avons consacré en l’an 2001 :
« Mais si l’on me demande quelle est ma « provenance » philosophique, je réponds, invariablement : j’ai été l’élève de Granel. En philosophie, c’est mon seul titre de gloire. »
Cet homme, j’ai eu la chance de suivre ses cours, et j’ai même eu la chance de devenir son ami. Un maître en retrait – un maître des maîtres…
Une éminence grise? Cette épithète cadrerait mal avec sa personnalité. Celle-ci n’avait rien de gris. Elle tenait plutôt de la fougue et de l’emportement. Sa colère était terrible. On le craignait, on le fuyait. Pour l’institution, Granel c’était l’ennemi public. Si un agrégatif était admis à l’oral, il ne lui fallait surtout pas dire qu’il avait eu Granel comme maître. Autrement on était tout de suite collé. Le plus embêtant pour l’institution, c’était qu’on ne trouvait rien à redire sur ses travaux. Le sens du temps et de la perception chez Husserl, personne ne fait mieux. Granel était le maître le plus respecté et le personnage le plus redouté. Il le savait d’ailleurs. « Je suis perdu de réputation », me disait-il souvent. Non sans orgueil, je crois. Mais nous qui l’avons connu, nous savons que ce côté sombre n’était que l’envers d’une générosité qui n’avait pas de limite.
Dans le livre Granel, déjà mentionné, Derrida raconte la « scène primitive » {page 156sq.} de son amitié avec Granel. Et d’une scène il s’agit! En 1950, au lycée Louis-le-Grand, une troupe de théâtre parmi les élèves montait le Don Carlos de Schiller. Il fut décidé que Gérard Granel aurait le rôle principal, qu’il jouerait Don Carlos. « Grand personnage dans la vie autant que sur la scène. » Déjà il m’a intimidé, écrit Derrida. Lui était simple figurant. Scène primitive qui se joue et se rejoue au fil des années :
« la hauteur de son ton, qui fut constante et altière, allait presque toujours au-delà de la pose ou de la position sociale, même si l’on pouvait ici ou là s’y méprendre […] Je me suis toujours senti, devant lui, roturier de la culture française et de la philosophie en général » {pages 139-140}.
Je me souviens aussi de ma première rencontre avec lui, le 26 octobre 1978, à l’Université de Toulouse, au Mirail. Les professeurs devaient se présenter. Granel ne se présentait pas. C’est-à-dire il était là, certes, mais il ne parlait pas de lui-même, ni de son cours. Il commençait tout de suite, il donnait une sorte de leçon en miniature, 5 minutes durant. Le directeur du département de philosophie a voulu l’arrêter. Granel continuait, persistait, et enfin, se laissant interrompre et rappeler à l’ordre, disait :
« Mais je suis sérieux, on ne peut pas faire autrement, on ne peut enseigner la philosophie qu’en travaillant en public, qu’en montrant comment on fait, en se donnant en exemple, à ses risques et périls … »
Granel donnait deux cours cette année-là, l’année universitaire 1978-1979, dont l’un s’intitulait « Lecture de Martin Heidegger : Sein und Zeit » et l’autre « Traduction de Martin Heidegger : Sein und Zeit ». Il était recommandé par Granel de suivre les deux. Et grande fut sa déception de découvrir que nous étions quelque chose comme 72 inscrits au cours magistral et seulement 12 au cours de traduction.
D’un autre côté, à n’être que douze on se sentait un peu plus proche de cette autorité autrement inapprochable. C’était ma chance. Certes je ne suivais pas mieux qu’un autre, mais homme du Nord j’avais au moins un avantage sur mes camarades du Midi ; j’étais de culture protestante et par conséquent bosseur. Aussi j’ai remis au premier trimestre déjà, bien avant les autres, une traduction en français du §69 de Sein und Zeit. Fort mauvaise, cela va de soi, et Granel s’en est aperçu tout de suite. Mais il s’était aperçu aussi de mon zèle. Et c’est en souriant qu’il s’est exclamé un jour, au beau milieu du cours magistral, devant les 72 : « Ah, Monsieur Gosvig, au fait : Votre traduction est remarquable. Et tout à fait inutilisable. » Tout le monde a ri, bien sûr. Mais cela n’avait aucune importance. Le maître avait retenu mon nom. Et j’avais été mentionné à son cours. Joie de joie! Quelque chose avait commencé. A moi de poursuivre.
Et enfin je savais très bien que Granel s’était, bien des années plus tôt, trouvé dans une situation semblable. Il avait été l’élève de Michel Alexandre. Il m’a toujours parlé de ce fait avec une grande fierté et presque avec tendresse. Vous connaissez sans doute tous le gros volume des textes En souvenir de Michel Alexandre {1956} réunis par ses élèves. Ce même livre s’achève par une lettre de Gérard Granel {p. 551sq.} où il est question de son maître. Et où il est question d’un épisode, d’une ‘gaffe’ presque, de l’étudiant Gérard ayant déclaré à son professeur Alexandre ne pas aimer Auguste Comte.
« ‘Vous n’aimez pas Auguste Comte’, me disait-il, et je voyais dans son regard mes cent raisons déjà connues et transpercées, nullement rejetées ni abîmées […] Simplement — je me retrouvais sot. «
Présence du maître… Et même, je dirais, du genre, de la figure même du maître. Que dire d’autre de ce regard ayant d’ores et déjà connu et transpercé, et devant lequel on se retrouve sot?
Il y a, dans ce même volume, En souvenir de Michel Alexandre, un petit récit où Alexandre décrit à son tour sa rencontre avec celui qui était une fois, dans un lointain passé, devenu son maître et son ami. Ce texte, qui avait été publié une première fois dans la Nouvelle Revue française en 1952, a pour titre : « Rencontre d’Alain » {p. 489sq}. Je crois bien pouvoir le supposer connu ici, mais je vais néanmoins vous donner lecture de deux petits extraits de ce texte, extraits qui serviront de guide à notre thème. Voici, je cite (nous sommes à Dieppe, l’été 1908, dans la maison des cousins de Michel Alexandre, qui reçoivent ce jour-là Émile Chartier) :
« Ainsi j’entrai dans ce vieux salon aux rideaux à demi fermés. Ce qui m’arriva, en ce moment à jamais mystérieux pour moi, ne relève d’aucune relation. L’homme au grand corps fumait, les yeux bleus demi-clos. « On m’a dit que vous étiez socialiste? A votre âge? … Alors déjà idiot? » Je me souviens de cette première interpellation et de la rage bégayante qui me saisit. Je me souviens que l’instant d’après, les riches étaient fustigés comme jamais je n’avais entendu faire en société bourgeoise. Je me souviens surtout que pour la première fois de ma vie, toute étiquette, toute classification, tout formulaire, toute doctrine cessèrent soudain pour moi de compter et même de rien signifier. »
Un peu plus loin (Michel Alexandre ayant pris congé et devant rentrer chez lui):
« Mais ce dont je me souviens comme d’hier, c’est que pendant des heures je marchai sur les vieux pavés de ma ville natale; j’allais au hasard comme un égaré ou comme un évadé, incrédule et lucide, mais dans une sorte d’effroi, sentant en moi tout s’ébranler, me répétant une seule question : « Cet homme… Qu’est-ce donc que cet homme-là? » et déjà me répondant : « Lui seul maintenant… Et tout à refaire ». Mais sous cette certitude solitaire une autre question me mordait déjà : « Un tel homme, puisqu’il est, puisque d’un regard ou d’un silence il appelle à ce point et exige, comment n’est-il pas de toutes parts reconnu? » Cette stupeur de jeunesse, je l’ai portée en moi toute ma vie, comme un ferment de révolte contre toute grandeur établie […] »
Arrêtons-nous un peu sur ce morceau de texte qui n’est pas si facile à lire qu’il ne paraît au premier abord. Car à la première lecture on est tellement pris ou ébahi par ce témoignage d’une révélation qu’on aura tendance à le classer tout simplement parmi les textes initiatiques. Mais il y a plus et autre chose. Je voudrais surtout attirer votre attention sur le passage qui dit : « toute étiquette, toute classification, tout formulaire, toute doctrine cessèrent soudain pour moi de compter et même de rien signifier ». Cela veut dire que ce qui se produit lors de cette première rencontre n’est pas qu’Alain convainc le jeune Alexandre à quitter une doctrine pour en adopter une autre. Ce n’est pas le socialisme qui est idiot, c’est le fait de se rallier à un camp et de le défendre corps et âme au lieu de penser par soi-même. Ce n’est pas d’une bonne doctrine, « de toutes parts » reconnue, qu’il doit s’agir; avec les questions par lesquelles Alain interpelle ici Alexandre il met en question les opinions d’Alexandre, et puis ses propres opinions, et enfin toute opinion.
L’opinion, disait Alain, c’est une pensée sans penseur {Mars, page 206}.
Autant dire que c’est une pensée que l’on n’a pas pensée par soi-même. Autrement dit encore, ce n’est pas une pensée du tout. Voilà bien tout le problème qu’il y a à enseigner la philosophie. Car en enseignant on s’adresse aux autres. Mais comment apprendre à l’autre de penser par lui-même?
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{2. leçon, philosophie//philodoxie, propos}
Voilà sans doute aussi pourquoi en résumant l’enseignement de quelqu’un on résume le plus souvent le contenu de son enseignement, c’est-à-dire CE qu’il a enseigné et non pas COMMENT. C’était un humaniste, c’était un rationaliste, dit-on en parlant d’Alain. Mais ces labels sont tellement vagues, tellement généraux qu’ils s’appliquent aussi bien à tant d’autres. Et même pris dans un sens un peu plus précis ils ne nous apprennent pas grand-chose sur ce qu’a signifié cet homme.
Alain enseignait la philosophie. Il n’enseignait pas UNE philosophie. Par conséquent ne nous intéressons pas tant à ce qu’il a pu défendre ici ou là, que ce soit rationalisme, humanisme, pacifisme ou radical-socialisme. Après tout, Alain a eu des élèves qui ont fini par ne pas être du même bord que lui, pas du tout même, mais qu’il reconnaissait. Penser n’est pas opiner. Philosophie n’est pas philodoxie, comme aimait à rappeler Alexandre avec Platon. Mais pour ajouter que dans sa réalité, telle qu’elle est pratiquée, la philosophie n’est guère autre chose. Dans les institutions, aux colloques, dans les manuels… S’il y a quelque chose à défendre ici, ce serait bien plutôt l’enseignement de la philosophie en tant qu’apprentissage de la pensée.
Alain dit par exemple que la seule chose qu’il faut apprendre en philosophie, c’est qu’il y a eu des philosophes. Mais ne s’agissait-il pas d’apprendre à penser par soi-même? Si – et c’est justement la raison pour laquelle il faut se confronter avec les grands textes de la philosophie : Afin d’apprendre que ce qu’on croyait avoir pensé par soi-même n’était nullement quelque chose que l’on avait pensé par soi-même. Alain va parfois jusqu’à dire que si l’on juge qu’il a inventé quelque chose, cela prouve seulement qu’on l’a mal compris {Lettres sur la philosophie première, Au lecteur, page 3}. Il a même soutenu, et cela choquait plus encore, que notre devoir à l’égard des grands auteurs est de leur donner toujours raison {Histoire de mes pensées, in Les Arts et les Dieux, page 14}. Il recommandait de lire sans prendre aucune note, de copier des fragments et de les apprendre par cœur, et de traduire sans commenter. Encore une fois apparemment tout le contraire de ce que nous entendons d’ordinaire par « penser par soi-même ».
Mais il faut bien noter, à mon avis, ce qu’exactement Alain recommande ici. Ce qui, selon lui, doit être retenu chez les philosophes, ce ne sont pas leurs résultats, leurs positions, leurs preuves ou leurs arguments. On copie des fragments. On les apprend par cœur. On y revient, encore et encore. C’est-à-dire que l’objet de notre travail en philosophie n’est autre chose que : le texte. Les gestes fondamentaux en philosophie sont ceux de lire et d’écrire. C’est en cela que la philosophie est un exercice, une pratique toujours recommencée.
Nous n’avons plus parmi nous des gens ayant suivi l’enseignement d’Alain, et même eussent-ils été vivants je doute que leur témoignage aurait été toujours aussi instructif que celui de Michel Alexandre. Mais nous avons un autre moyen qui nous fait accéder à l’enseignement d’Alain : ses propos, qui sont effectivement une pratique de la philosophie, littéralement recommencée chaque jour, comme un exercice de style, un exercice d’écriture, et que nous pouvons lire. Nous n’avons plus parmi nous des gens ayant suivi l’enseignement d’Alain, et en un sens nous n’en avons pas non plus besoin, puisque nous pouvons le suivre nous-mêmes.
Un propos du 10 août 1913 décrit le genre littéraire que devient le propos sous la plume d’Alain et pourquoi il préfère cette manière de pratiquer la philosophie à celle qui consiste à écrire des livres. Il s’agit de se maintenir vigilant. Il s’agit de recommencer toujours à nouveau. Jour après jour. C’est le même refus que chez Descartes, ce refus de « faire des livres ». Tant pis si on finit sur les rayons. Les lecteurs qui savent lire verront bien qu’il en va d’autre chose. Je vous lis la fin de ce propos :
« Donc chaque matin je vous ouvre mon livre à la page qui me plaît; et je mets le doigt tantôt ici et tantôt là. Soyez distrait ou ennuyé, je m’en moque; je vous rattraperai demain. Pareillement si je suis ennuyeux; on ne l’est pas tous les jours. Mais surtout, par ce travail de retouche perpétuelle, mon livre a le même âge que moi; au lieu que si je l’achevais, il vieillirait tout seul, à la manière des livres ». {Propos du 10 août 1913, Propos II, page 317}
Le propos est son exercice quotidien; exercice de style, exercice d’écriture. Ce qu’on remarque tout d’abord avec les propos d’Alain, c’est l’absence quasi-totale de terminologie technique. Tout se passe comme si son exercice consistait à trouver la formule la plus simple ou ce qu’Alain appelle parfois la formule pleine. On peut noter qu’à chaque fois qu’il se critique lui-même, par exemple après avoir relu ses premiers essais dans le genre : journalisme philosophique, il exprime sa critique de la même façon. « J’écrivais comme un professeur », dit-il. Voilà ce qui est à éviter. Il ne faut pas écrire comme un professeur, il ne faut pas pratiquer la philosophie à la mode des professeurs, il ne faut même pas lire comme un professeur de philosophie, en quête des arguments et de leur réfutation. J’ai suivi leurs discussions, et j’ai en vain cherché l’erreur, dit-il à propos des Sorbonnards.
Lire un auteur, c’est le construire « selon la proportion vraie des parties qu’il contient »; la formule est de Jules Lagneau {Célèbres Leçons et Fragments, page 50}; je me permets de l’entendre de sorte qu’elle veut dire aussi : construire la pensée selon la proportion vraie de ses parties. Quand on y va avec l’argumentation et la réfutation, c’est en général qu’on a mal construit, mal lu. Il faut apprendre; et « savoir lire n’est pas peu de chose » {Lettres au Docteur Mondor, page 727}. Il faut apprendre difficilement les choses faciles {Propos II, page 320}. Là encore, Alain ne fait que suivre son maître Lagneau, dont on sait la devise: clarum per obscurius {Célèbres Leçons et Fragments, page 96}. Ce n’est qu’après la traversée de la Tradition qu’on peut espérer penser par soi-même. Or, il y a tout de même une maîtrise dans tout ceci qui est propre à Alain : L’art d’écrire avec une telle simplicité, je dirai même : avec une telle limpidité. Là, personne n’est son égal.
Alain est facile à lire. Mais cela ne veut pas dire qu’Alain soit facile ou qu’il soit un auteur léger. Comme le dit Granel dans son essai « Lagneau, Alain, Alexandre » {Traditionis traditio, page 46} :
« Alain n’est léger que pour ceux qui ne l’ont pas découvert ».
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{3. ce que la philosophie n’est pas : mécanique }
Nous avons de la main d’Alain environ 5000 propos. Plus de la moitié sont écrits dans les années 1906 à 1914. Après, c’est la guerre. Alain part à la guerre. Il n’yé tait pas obligé, âgé de 46 ans comme il était, mais il ne voulait pas faire de son cas une exception. On peut admirer ce trait; et je l’admire. Mais j’admire plus encore le rapport qu’il nous a laissé de ses expériences à la guerre, le livre Mars ou la guerre jugée.
Il est vrai qu’il ne reprendra que petit à petit l’écriture des propos. Mais il faut bien voir que Mars est aussi composé de propos, de petits morceaux de texte, d’observations. A la guerre il n’est pas facile d’observer simplement – « l’œil sec », selon une expression chère à Alain. On s’impatiente, on s’emporte, l’indignation a le dessus. Or il s’agit de juger, comme dit le titre.
Emile Chartier soldat, ce n’est pas Primo Levi Häftling, et Verdun n’est certes pas Auschwitz. Les événements ne sont guère comparables. Il n’empêche que leurs méthodes, ce regard de chimiste et d’ingénieur, j’allais dire de mécanicien, sont comparables. Le lecteur se trouve comme devant la description du fonctionnement d’une machine. A la lire, on se demande comment une telle retenue, une telle puissance de juger ont été possibles dans des conditions aussi extrêmes. D’où sans doute le fait que ces textes se sont montrés aussi durables. Alors que tant de discours larmoyants sur ces atrocités ont péri. D’où sans doute aussi l’appel éthique et politique des écrits d’Alain ou de Levi. Aurais-je été capable d’en faire autant à leur place, à leurs époques? Ou bien même : Suis-je capable d’une tenue un peu similaire à mon époque seulement?
Pour résumer en un seul mot l’expérience de la guerre selon Alain : Celle-ci est une expérience de mécanique. La guerre est une mécanique. Elle ne peut fonctionner que de cette manière. Dans le chapitre ou plutôt le propos XIII, nous lisons ceci :
« Tout se passe comme dans l’usine, où la fin est de produire, sans jamais se demander pourquoi, et où même chacun perd l’idée de l’objet à faire, par la division des travaux. Aux premiers actes de guerre, les fins transcendantes périssent aussitôt, comme étrangères en cette mécanique » {Mars, page 37}
On assiste à une mécanisation des êtres, mais que mécanisation IL Y AIT, voilà qui est caché, voilà ce qu’on ne voit seulement pas. C’est pourquoi il faut observer et décrire. Le rythme, la musique, les appels, tout se transmet automatiquement. Alain décrit la guerre par ressorts, un homme est poussé par un autre homme qui est lui-même poussé par un autre encore. Tous les regards se portent dans le même sens. La discipline est mécanique. Les discours sont mécaniques {page 208 : les discours mécaniques}. Et les pensées? On n’en a même pas le loisir. La discipline, que dis-je, la mécanique est inexorable. Et les hommes ne sont que trop heureux de ne pas avoir à y penser.
La guerre est à comprendre comme une chose qui marche d’elle-même, toute seule, tel un automate, telle une machine.
On dirait qu’Alain veut nous faire voir les atrocités de la guerre comme résultant du fonctionnement machinal des êtres humains, et ce n’est pas faux. Mais ce n’est pas tout. Car il n’y a pas que la guerre qui est soumise à ce genre de fonctionnement. On peut même dire l’inverse, à savoir que c’est le fonctionnement machinal qui finit par nous soumettre à la guerre. Alain le dit en toutes lettres : « Laissez aller les choses, vous aurez un mécanisme et une violence inévitablement. » {Mars, page 248}. Il ne s’agit pas de la guerre seulement, il s’agit du monde {page 78}.
On dirait qu’Alain veut nous faire comprendre l’importance politique de la pensée, et ce n’est pas faux. Mais ce n’est pas tout. La guerre? fait-il dire à un interlocuteur anonyme, la guerre : « Je l’avais bien prévu. » Pour répondre, lui, Alain : « Eh oui. Vous étiez milliers à l’avoir bien prévu; et c’est parce que vous l’avez prévu que c’est arrivé. » {Mars, page 214} Et non : il ne s’agit pas seulement de la pensée politique. Il s’agit de la pensée tout court. Mars encore : « je les vois presque tous, sinon tous, interroger à leur tour le voisin et les gazettes, afin de savoir ce qu’ils pensent » {page 212}. S’il n’y a pas de pensée indépendante, il n’y a pas de pensée du tout.
Gérard Granel adoptait parfois, lui aussi, lui qui avait fait la guerre en Algérie, la terminologie de l’armée pour exprimer la même pensée; il parlait alors des « convictions bavardes de l’arrière-garde «.
Mes excuses! si je deviens ici déclamatoire ou un peu insistant, mais nous nous approchons, ce me semble, du point décisif de la pensée d’Alain. Le message qui transparaît ici à propos de la guerre est le même qui traverse toute l’œuvre. Depuis « Les Marchands de Sommeil » de 1904, et même sans doute depuis « Le Culte de la Raison comme fondement de la République » de 1901, Alain ne dit pas autre chose.
Voici donc non seulement l’expérience de la guerre ou l’expérience politique, mais bel et bien l’expérience de la pensée d’Alain : « il n’existe pas de mécanique pensante ». J’ai trouvé ce mot dans un propos du 11 juin 1922. Il a donc, aujourd’hui même, exactement un siècle d’âge. Mais il est toujours assez bon pour être mémorisé par quiconque est un apprenti philosophe. On trouve d’ailleurs des formules semblables un peu partout dans les propos. Il revient toujours à cette tâche qui consiste à nous prévenir contre la mécanique « qui tire si aisément la conséquence » {Propos I, page 505}. Car enfin : « Qui est plus logique qu’une machine? » {page 506}
Que penser par ailleurs de ce qu’il disait souvent de Bergson (et que l’on trouve dans ses Souvenirs sans égards, page?): « ce petit homme sec qui parlait comme une machine »…
Vous connaissez l’admonition, ou la prémonition : Tout peuple qui s’endort en liberté se réveillera en servitude. Je cite Alain {Propos II, page 160). Ou enfin, je ne sais si c’est bien Alain que je cite ou bien si c’est un proverbe. Vous aurez noté que c’est souvent le cas, lorsqu’on travaille Alain. Les proverbes sont dans Alain et Alain est passé en proverbe. Mais si nous retrouvons un proverbe chez Alain, c’est qu’il essaie de le raviver. Suivons son exemple, lorsque de nos jours nous trouvons une de ses pensées redite sous forme de proverbe, n’en faisons pas un poncif, ne nous mettons pas à dormir là-dessus, bref, cherchons à éviter la mécanique —
C’est-à-dire évitons tant que possible cette philosophie de l’institution qui n’est pas pensée, cette philosophie qui veut partir des faits afin de produire des arguments et qui trouve son accomplissement dans la réfutation.
« J’ai vécu par mon métier dans le monde des réfutateurs, détestable espèce », dit Alain dans son Histoire de mes pensées {in Les Arts et les Dieux, page 14}. Et une page plus tôt : « Je hais presque autant l’argument que la réfutation » {page 13}.
Mais comment donc, un philosophe qui récuse l’argument, qui se refuse même à réfuter? Comme si la philosophie était autre chose qu’une bataille d’arguments dont le meilleur sort vainqueur! Elle est en effet tout autre chose si tant est qu’elle doit être pensante.
« Lagneau, d’après ce que j’ai entendu de lui, ne nous invitait jamais à considérer l’enchaînement des démonstrations, plutôt il tournait et retournait l’exemple » {Souvenirs concernant Jules Lagneau, in Les Passions et la Sagesse, page 773}.
L’argumentation, ce n’est pas le genre de la philosophie, à moins qu’elle n’ait d’ores et déjà enclenché son mécanisme, à moins qu’elle n’en reste là et qu’elle n’engage pas la pensée.
Or : Que veut dire penser? Was heißt denken?
J’ai cru pouvoir nommer, avec Alain, ces gestes fondamentaux : lire et écrire. Mais cela veut dire que penser c’est : interpréter, décrire, tourner et retourner les exemples, les analogies, les métaphores, les paradoxes, le ton, le style, être ironique ou ne l’être pas, trouver la formule pleine…
Je ne crois pas qu’il y ait de fin à cette liste. Je ne crois pas possible de schématiser la philosophie. A moins qu’on veuille entendre par là cette parodie de la philosophie que l’on a toujours préféré institutionaliser.
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{4. le métier du philosophe}
Pour apprendre à penser il faut traverser la Tradition. Copier des fragments, les apprendre par cœur, les traduire. Penser par soi-même c’est avoir appris que de prime abord et la plupart du temps (zunächst und zumeist) on ne pense nullement par soi-même mais au contraire par les autres.
En cette révolte qui est révolte contre l’institution Alain n’est cependant pas isolé, et il n’est pas si loin de Nietzsche ou de Heidegger que l’on croit peut-être. Ni d’un certain Wittgenstein. Ni même de Derrida.
Lorsque Heidegger annonce une « destruction » de la Tradition dans Sein und Zeit, c’est l’Institution qu’il vise. Et ce n’est pas seulement qu’il vise la Tradition et AUSSI l’Institution. Les deux s’identifient. L’Institution, C’EST la Tradition, c’est-à-dire c’est LA manière dont on veut nous léguer les pensées et les textes du passé. La manière dominante, l’idéologie dominante. Sinon Heidegger ne pourrait pas dire de sa destruction ce qu’il dit expressément : « ihre Kritik trifft das Heute » {SuZ, page 23 Niemeyer}. Sa critique touche l’ « aujourd’hui » traduit Martineau. On pourrait traduire aussi : Sa critique porte sur l’actualité, ou même: La cible de sa critique est l’état actuel. C’est de la sorte que Heidegger refuse d’identifier la philosophie et la pensée. La même distinction se trouve chez Derrida. Et chez Vattimo.
Granel résume la chose en disant que : « La pensée n’est nullement la propriété de la philosophie » {Ecrits logiques et politiques, page 120}
Ce qui ne doit pas nous faire croire que la distinction est simple. Nous n’avons pas la pensée à gauche et la philosophie à droite. Un tel confort vous fait rêver, disait Philippe de Rouilhan, ancien élève de Granel. La philosophie, c’est aussi la pensée. Même si le plus souvent elle ne l’est pas.
Pour Alain cela veut dire qu’il faut reconnaître la pensée où elle est, et même que s’il y a effectivement un métier du philosophe, celui-ci consiste à savoir reconnaître la pensée où qu’elle soit. Retrouver dans le moindre objet de la pensée toute la Pensée comme il est dit dans les Souvenirs concernant Jules Lagneau, ou encore, comme il est dit dans ce même livre : « Il n’y a qu’un fait de la pensée, qui est la Pensée » {majuscule encore, Les Passions et la Sagesse, page 767 et page 757}. Le jeune Alain a même osé dire cela au premier (et, que je sache, dernier) congrès international de philosophie auquel il a participé, celui qui se tenait à l’occasion de l’Exposition universelle à Paris. Selon les Actes dudit congrès, imprimés dans la Revue de Métaphysique et de Morale {tome VIII, page 637} Émile Chartier, « professeur de lycée à Lorient », aurait énoncé, le samedi 4 août 1900 : « toute pensée suppose toute la pensée». Abrégé sans doute de la leçon de Lagneau, de son « analyse réflexive « ; programme aussi des propos à venir.
Qui pense? Tout un chacun et en même temps personne. Le philosophe est celui qui doit en prendre note. Celui qui note la pensée. Le philosophe n’a pas d’autre tâche, si tant est qu’il doit prendre en charge une Aufgabe des Denkens, si tant est qu’il existe un mestiere di pensare. Le philosophe est l’écrivain de la pensée, selon la formule que propose Giorgio Agamben à partir d’Aristote : « lo scrivano del pensiero » {La potenza del pensiero, page 23}. Il y a des pensées dans l’homme le plus ordinaire; vous n’empêcherez pas cela! s’exclame souvent Alain, pour examiner précisément comment on veut sans arrêt empêcher cela.
Or, cette tâche qui veut découvrir la pensée consiste aussi à la maintenir en éveil. Socrate n’est pas mort, disait André Maurois, et d’autres avec lui, à propos d’Alain. Il est vrai que l’auteur des propos s’adresse à l’homme ordinaire. Il faut bien voir cependant ce que faisait Socrate, lorsque, sur l’agora, il entrait en dialogue avec tout le monde. Socrate posait des questions, mais non pas pour trouver des réponses. Au contraire, il posait des questions à ceux qui croyaient avoir trouvé les réponses. La philosophie est affaire de la pensée; c’est la science qui cherche la connaissance. Encore aujourd’hui quoi de plus ridicule qu’un professeur de philosophie qui déclare avoir résolu un problème!
Plus de deux mille cinq cents ans et la philosophie en reste encore à l’essai? C’est du moins à espérer. C’est le sens même de son questionnement. La philosophie n’a pas pour but de trouver de réponse. Son but et son sens est au contraire de trouver ce qui fait encore question dans toute réponse.
Mais il faut bien avouer que la philosophie a beaucoup de mal à en rester là. Les philosophes eux aussi veulent la sécurité et encore et encore ils la cherchent. Que n’a-t-on connu, que ne nous a-t-on pas marchandé comme tentative pour apaiser, j’allais dire pour apprivoiser la pensée en trouvant un sol, une terre ferme à la philosophie. Nous n’avons qu’à regarder les programmes auxquelles on a pu croire ces siècles derniers. Tantôt c’est la thermodynamique qui doit nous apporter la certitude inébranlable, tantôt c’est la psychologie empirique, ou alors c’est la relativité ou la probabilité, ou encore ce sont les sciences cognitives… A chaque fois comme si la philosophie devait aller trouver son fondement dans quelque savoir ou science en laissant, en délaissant la pensée. « La pensée craint sa propre nudité », disait Granel.
On devient philosophe de la même façon que l’on devient forgeron ou peintre ou sculpteur, a toujours affirmé Alain. Celui qui enseigne ne peut offrir autre chose que de philosopher « en classe ». En travaillant en public, comme j’ai entendu affirmer mon maître un jour de 1978. On apprend en imitant, apprenti on ne peut faire autrement. Peu à peu on trouve son propre style, son propre souffle.
On apprend à reconnaître la pensée, à reconnaître toute la pensée dans une pensée. Si jamais on doit apprendre par cœur, que ce soit alors des exemples, des images, des formules, enfin des morceaux de textes! Cela évite la mécanisation. Le texte n’est jamais rassis, on peut le retourner et le retourner encore. Tournure, paradoxe, topos ou trope il nous donne toujours de nouveau à penser.
Il ne s’agit pas seulement des fragments présocratiques, dont on ne sait trop, d’ailleurs, s’ils doivent leur caractère fragmentaire au destin, mais aussi des philosophes bien postérieurs, de ces écrivains de la pensée qui ont su condenser toute une pensée dans une formule qu’ils nous livrent tel un fragment. Que ce soit Kierkegaard qui nous dit que le péché est entré au monde par un péché, ou Nietzsche nous disant que l’être humain est une chose qui doit être dépassée, ou encore Heidegger déterminant notre être comme un être pour qui cet être même est en jeu.
Ce ne sont pas là des thèses, ce ne sont pas des concepts, ce ne sont que des petites phrases que leurs auteurs même retournent et répètent, et qui à chaque répétition se trouvent enrichis de plus de sens. Franz Brentano ne nous a-t-il pas aussi donné le plus bel exemple de ce que c’est que d’avoir du métier, en concentrant son premier travail sur une petite phrase d’Aristote? Et laquelle! Τὸ ὄν λέγεται πολλαχῶς …
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{5. le philosophe; son caractère}
Revenons pour finir à la question de Michel Alexandre, la question du jeune Alexandre qui vient de rencontrer cet homme que fut Alain. Sa question était : « Qu’est-ce donc que cet homme-là? »
Non pas pour nous intéresser à sa biographie, même si cela peut avoir son intérêt. Et pas non plus tellement pour nous occuper des traits de caractère que pouvait avoir Émile Chartier. La question est plus ample, ou plus générale si vous voulez : Faut-il oser dire qu’il existe des traits de caractère sans lesquels nul homme n’est philosophe?
C’est une question qui m’occupe depuis quelques années. Mais je la trouve osée, ou risquée si vous voulez. A certains elle doit sembler caduque ou du moins vieillotte. Elle est sujette à nombre de malentendus. Je m’explique. Il ne s’agit pas ici de l’homme ou de la femme qui pratique la philosophie, il ne s’agit pas de cet être humain dans son entier. Cela n’est pas notre affaire ici. Tout au plus faudrait-il dire à cet égard que tout va bien si la personne qui pratique la philosophie arrive à être, comme Jean Hyppolite le disait amicalement de Gaston Bachelard : philosophe du NON, homme du OUI. Je veux parler ici pour finir du philosophe en tant que tel, et de l’être humain pour autant qu’il pratique la philosophie. Y a-t-il des traits de caractère requis pour faire ce travail, et si oui, quels sont-ils?
Je n’ai qu’un petit brouillon à vous proposer.
Et je vous le présente en vous faisant un aveu.
Vous savez tous l’importance accordée par Alain au jugement, importance qu’il souligne souvent, je l’ai déjà rappelé aujourd’hui, en disant qu’il faut juger l’œil sec.
Or, qu’en est-il, justement, de cet œil sec?
Voici ce que j’ai découvert récemment en lisant la vieille biographie d’Alain que l’on doit à Henri Mondor. A un moment donné l’auteur en vient à citer des « confidences » d’Alain, écrites en 1943, mais dont le Docteur Mondor nous dit qu’elles ne lui semblent pas « trop accuser leur date », c’est-à-dire l’âge avancé. J’ignore la source, mais voici les paroles d’Alain lui-même {Mondor, page 49}; je cite :
« Le particulier de ma sensibilité est qu’elle procède par assauts, au moindre prétexte. Je ne puis lire sans que quelquefois l’admiration ou simplement la reconnaissance d’un passage qui annonce, se manifeste par une rosée de larmes. Cela m’arrive dans la conversation et les cours, à l’approche d’une idée sublime. Et alors mon grand souci, qui quelquefois me fait oublier l’idée, est de dissimuler une sorte de torsion du langage qui ressemble à un sanglot… »
Quelques lignes plus loin Alain ajoute ceci :
« C’est ma maladie à moi, et je n’en suis pas fier; trop de poésie et trop de musique. »
Qui l’aurait cru? Et ce d’Alain! Une telle labilité… De moi-même, oui, pauvre être, pauvre papa, incapable de lire à haute voix et en public certain poème de Hölderlin, de Machado ou d’Ungaretti. Du moins, je le sais, une telle réaction n’est pas forcément liée ou due à l’âge avancé; la chose m’est arrivée aussi une fois lorsque j’avais vingt ans et que j’essayais simplement de traduire du danois en français une chanson populaire du treizième siècle. Et cette chanson, combien de fois ne l’avais-je pourtant chantée à l’école au Danemark, sans verser la moindre larme. Les yeux secs.
Le moins que je puisse dire, c’est que j’ai été bien surpris en lisant cet extrait des confidences d’Alain dans le livre de Mondor. Jusque-là un Alain larmoyant avait été pour moi chose inimaginable. Et qu’il me semble dur avec lui-même par la suite : « C’est ma maladie à moi… » Maladie, non! Faiblesse, peut-être.
Mais à y repenser je me dis que voilà, ces yeux secs n’étaient donc pas un état tout donné pour notre Alain. Qu’il lui a fallu se battre, lutter contre sa faiblesse, contre ses passions, pour en arriver là : pouvoir juger « les yeux secs ». Sinon, pourquoi en parler aussi?
Et je me dis que les autres vertus, ces autres traits de caractère qu’il prône au philosophe, ce sang-froid, ce calme qui est vigilance en même temps, voilà peut-être autant de résultats d’un travail quotidien, mais cette fois d’un travail sur soi-même. Que c’est à ce prix seulement qu’on a du métier.
Ce que Lagneau appelle construire l’auteur selon la proportion vraie des parties qu’il contient, c’est aussi respecter les proportions d’une pensée, c’est-à-dire la grandeur de cette pensée. Pourquoi ne le fait-on pas toujours? Je ne saurais le dire, mais il me semble que bien souvent, la cause est seulement que l’on n’est pas d’accord. Qu’on ne veut pas admettre sa grandeur, qu’on en reste à une idée préconçue, qu’on reste sur le domaine de la philodoxie, bref, qu’on reste ce qu’Alain appellait « un pense-petit ».
En conclusion donc un conseil quant aux vertus nécessaires au philosophe, conseil que je ne me serais jamais risqué à donner si je ne le trouvais tiré de l’enseignement d’Alain, et que j’espère pouvoir donner sans que ce conseil accuse trop sa date ou mon âge avancé.
Il n’est guère possible de pratiquer la philosophie sans générosité.
Cette vertu est requise chez quiconque doit pouvoir reconnaître la grandeur de la pensée de quelqu’un d’autre.
Il n’est guère possible de pratiquer la philosophie sans humilité.
Cette vertu est requise pour admettre ce qui est plus grand que soi ou simplement qu’on n’avait pas compris ou qu’on s’était trompé.
Enfin on ne devient pas philosophe sans faire preuve de courage. Rester sans réponse, en rester au questionnement, c’est mener une vie dangereuse. Le travail à faire pour apprendre à penser n’est pas un travail intellectuel seulement. La pensée CRAINT sa propre nudité.
« Il n’y a de pensée que dans l’homme libre; dans un homme qui n’a rien promis, qui se retire, qui se fait solitaire, qui ne s’occupe point de plaire ni de déplaire. » {Politique, page 305}