Deux jugements faux dans tous nos essais. Nous pensons d’abord que la chose est très facile ; et, après un premier essai, nous jugeons qu’elle est impossible. Ceux qui ont fait tourner un diabolo, jeu oublié, savent ce que c’est qu’une tentative ridicule et sans aucune espérance. Que dire du violon, du piano, du latin, de l’anglais ?
Le spectacle de ceux qui sont déjà avancés fortifie d’abord notre courage, mais presque aussitôt le ruine par une comparaison qui écrase. C’est pourquoi la curiosité, le premier élan, l’ardeur de tout commencement ne promettent pas beaucoup aux yeux du maître ; il sait trop que ces provisions seront promptement dévorées ; il attend même que le désespoir et la maladresse soient en raison de la première ambition, car il faut que toutes ces choses d’entrée, bonnes et mauvaises, soient enterrées et oubliées ; alors le travail commence. C’est pourquoi, si l’on travaille sans maître, les essais prennent fin juste au moment où le travail devrait commencer.
Le travail a des exigences étonnantes, et que l’on ne comprend jamais assez. Il ne souffre point que l’esprit considère des fins lointaines ; il veut toute l’attention. Le faucheur ne regarde pas au bout du champ.
L’École est un lieu admirable. J’aime que les bruits extérieurs n’y entrent point. J’aime ces murs nus. Je n’approuve point qu’on y accroche des choses à regarder, même belles, car il faut que l’attention soit ramenée au travail. Que l’enfant lise, ou qu’il écrive, ou qu’il calcule, cette action dénudée est son petit monde à lui, qui doit suffire. Et tout cet ennui, là autour, et ce vide sans profondeur, sont comme une leçon bien parlante ; car il n’y a qu’une chose qui importe pour toi, petit garçon, c’est ce que tu fais. Si tu le fais bien ou mal, c’est ce que tu sauras tout à l’heure ; mais fais ce que tu fais.
Cette simplicité monastique n’est jamais acceptée par ses vraies causes, quoique, dans le fait, on s’y trouve heureusement réduit. « O solitude, ô pauvreté ! » Tout homme est un poète qui se plaint. J’ai ouï conter, au sujet d’un enfant bien doué, que son maître de piano occupait une bonne partie du temps à lui parler des biographies, des écoles et des genres ; ce qui prépare peut-être à parler passablement de Beethoven, mais nullement à jouer ses œuvres. Or, parler passablement n’est pas difficile ; c’est jouer qui est difficile. Et enfin il n’y a de progrès pour nul écolier au monde, ni en ce qu’il entend, ni en ce qu’il voit, mais seulement en ce qu’il fait.
Or, cette sévère méthode, qui raccourcit si bien les vues sur le monde, est justement ce qui y donne entrée. Car, à s’informer de tout, on ne sait jamais rien. On apprend la politique en transmettant des ordres et en copiant des dépêches, non autrement. J’irais jusqu’à dire qu’en tout travail, le désir de bien faire doit être usé d’abord ; dont tout métier se charge, et le métier d’écolier comme les autres. Car le désir vise trop loin, et gâte l’action présente en y mêlant celle qui suivra. Si exercé que soit le pianiste, il aura toujours autant de déceptions que d’ambitions. Par quoi il est ramené à son travail, et lui confie tout. Ici commence toute grandeur.
Je veux expliquer par là que la patience consiste à se passer de preuves ; et l’épreuve, en tout son sens, signifie cela. Aussi le mot des impatients est-il toujours qu’ils ne retiennent rien, qu’ils ne font pas de progrès, que tout est difficile. Ce tour d’esprit n’est pas méprisable ; j’y vois du sérieux, une sévérité pour soi-même, une noble idée de la perfection ; mais ce sont des vertus prématurées. Il faut surmonter cette timidité orgueilleuse. L’ambition se porte alors toute à des actions qui sont toujours à portée, comme de régler l’emploi du temps ; et, par cette humble police de soi, l’esprit se trouve délivré sans qu’on s’en doute. Cet art de vouloir ne se perd plus ; mais je ne vois pas qu’on puisse l’acquérir hors du collège ; et les Tard-Instruits, comme dit Platon, ne l’ont jamais.
La Lumière, 14 septembre 1929
Libres Propos, Nouvelle Série, Troisième année, n°10, 20 octobre 1929 (CCLVI)