Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Démocratie difficile

Ce n’est pas la Tyrannie qui est difficile. Non. C’est plutôt la République qui est difficile. Car l’injustice trouve promptement des amis et des soutiens en tous ceux qui ont horreur de la lumière et qui prennent l’égalité comme une injure. Cette armée furieuse est toujours là, à guetter l’occasion. Il y a plus d’une occasion. Toute guerre et toute menace de guerre met la République en demeure de se faire tyrannique. Toute grève aussi, dès qu’elle s’étend et qu’elle trouble l’ordre des échanges. Bien plus évidemment encore, tout essai de guerre civile met la République au défi de garder ses principes. « Impossibles, absurdes principes ! » Tel est le cri de l’adversaire. Il ne cesse de prédire, par toutes ces causes, la mort de la République.

À première vue, et la guerre étant ainsi menée, on découvre que les agents provocateurs ont un immense pouvoir. Le même homme, qui annonce que la République ne saura pas garder la paix, ne se prive pas d’alarmer les foules, d’insulter les ennemis, les alliés, toute la terre, curieux qu’il est de voir comment les Droits de l’Homme s’en tireront. Le même saura bien, par quelques déclamateurs payés, susciter la grève en morte saison, et de fil en aiguille, l’impossible révolution contre les mitrailleuses. D’où ce conseil ridicule, qui me paraît pourtant le meilleur : « Ne faites rien. Résignez-vous. Gardez patiemment cette République honteuse d’elle-même, cette République qui frappe toujours sur les petits. Vous n’aurez peut-être jamais mieux. En ce moment si vous exigez mieux, vous aurez pire ».

 

Kazimir Malevich: Suprématisme (1916), musée Russe Saint-Pétersbourg.

 

Ce moment est éternel. Jamais la paix ne s’établira d’elle-même. Toujours les menaces et les défis passeront dans l’air. Toujours les voleurs crieront que la propriété n’est pas protégée. Toujours les riches prouveront, comptes sur table, que les travailleurs ont trop d’argent. Toujours il sera difficile de défendre une République qui n’a pour elle que ses principes, et encore qui ne les applique pas. Quel murmure des mécontents l Quel contraste avec les cyniques tyrannies, qui montrent avec orgueil la paix publique chez eux. Et en effet le tyran ne permet pas qu’on soit mécontent. Mais il faut dire aussi que les citoyens, devant l’obstacle infranchissable, aiment mieux se croire contents, se laisser enchanter, s’enchanter eux-mêmes. Et, bref, ce qui rend la vie difficile aux Républiques, c’est premièrement l’opposition des Républicains. Au contraire ce qui rend la vie facile aux tyrannies, c’est que les citoyens renoncent bientôt à exercer la critique politique, travail difficile et qu’ils voient sans espoir. Les principes sont trop loin ; on se lasse de les invoquer. On revient à la misanthropie, doctrine si naturelle, et qui donne raison au tyran. « L’homme n’est pas assez bon, dit le professeur de tyrannie, pour qu’on puisse le mettre en République. L’homme n’invoque l’égalité que contre ceux dont il est jaloux ; l’homme suit son intérêt, son plaisir, ses passions. Les hommes se dévoreraient entre eux s’ils ne sentaient au-dessus d’eux un pouvoir féroce et un fouet toujours levé ».

J’ai connu des hommes fort attentifs, et dévoués d’avance à toute vérité, qui s’étonnaient que les principes républicains fussent si aisément réfutés, si difficilement prouvés. Et en effet la thèse misanthropique, qui est celle du tyran, est évidente par soi. Dès qu’on laisse aller les choses, dès qu’on se laisse aller soi-même, tout marche comme le professeur de tyrannie l’annonçait ; l’homme n’est bon que forcé. Au lieu que l’autre thèse, selon laquelle, au contraire, l’homme n’est bon que libre, suppose dans les hommes une résolution d’être libres, ce qui est surmonter les intérêts et les passions. Affaire de courage, et de pur courage, car l’expérience prouvera qu’à cette vie libre on ne gagne ni argent, ni pouvoir, ni même sûreté. Il faut donc tenir fidèlement, et sans preuves, contre tant de preuves ; car l’avare gagne toujours et fraude sans risques ; et le lâche se met à l’abri toujours à condition de vanter son propre courage ; et le tyran ne manque jamais d’amis, alors que l’homme libre est en danger de perdre tous ses amis, et d’être blâmé par sa femme, ses enfants et tous ses proches, toujours très sensibles aux preuves sonnantes. C’est par ces causes que la République est trois fois reniée, trois fois maudite, trois fois trahie chaque jour, et par ses meilleurs amis, avant que le coq ait chanté. Soit. Mais que le chant du coq, alors, nous avertisse ; et courons prêter la main à ces principes en apparence impalpables, en réalité si lourds à porter, et qui ne paient pas les porteurs.

 

L’École Libératrice, 8 mai 1935

Libres Propos, Nouvelle série, Neuvième Année, n°6, 30 juin 1935 (XLIX)

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