Cette grève des cheminots, dont on parle ces temps, est une chose obscure à considérer. La plupart des citoyens s’accordent à dire que, dans les grèves, le droit des uns et des autres doit être respecté et protégé par les pouvoirs publics. Qu’un patron ait le droit de ne pas payer un salaire qu’il juge ruineux, cela est communément admis; mais sous la condition que l’ouvrier, de son côté, ait le droit de ne pas travailler pour un salaire qu’il juge insuffisant. Car, si l’ouvrier n’a pas ce droit, il est clair que le droit corrélatif du patron deviendrait un pouvoir tyrannique.
Ceux qui fournissent le capital seraient maîtres. Ceux qui fournissent le travail seraient esclaves. Cela ne peut être admis; les pouvoirs politiques doivent rester arbitres; c’est le moins que les pauvres puissent exiger.
D’après cela, la grève des cheminots serait conforme au droit; si le gouvernement les forçait au travail, ce serait un coup d’État en faveur des riches.
Bon. Mais des réclamations s’élèvent, car d’autres droits se trouvent alors menacés. Le voyageur et le commerçant disent : j’ai le droit de voyager ou d’expédier des marchandises par voie ferrée, en payant le prix convenu. Si les cheminots se mettent en grève, que devient mon droit? On joue ici sur le mot «droit». Un citoyen a évidemment le droit de circuler en portant des choses sur son dos. Mais a-t-il le droit d’exiger un portefaix pour de l’argent? Evidemment non. Par le même raisonnement, il n’a pas le droit d’exiger une locomotive et des wagons pour de l’argent. Qu’il cherche, qu’il fasse des offres, qu’il passe un contrat avec un porteur ou avec un transporteur; il aura alors un droit défini par le contrat. Mais nul transporteur n’est tenu de faire contrat avec lui.
Mais supposons que le voyageur ait un contrat de transport, par exemple un billet de chemin de fer, et qu’on le laisse en rase campagne; il à le droit de se faire rembourser, et même de se faire indemniser, mais non pas de se faire transporter en usant de peines corporelles. C’est cependant ce qui arriverait si le gouvernement, afin de maintenir le droit du voyageur, menaçait de prison ou de déportation les mécaniciens, chauffeurs et aiguilleurs. Cela ne va pas du tout avec l’idée que nous nous faisons communément du droit. Vous m’avez vendu des haricots; le jour venu, vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas me les livrer; vous serez forcé de payer; mais votre corps ne subira aucune contrainte.
Fort bien, dira-t-on. Mais le cheminot a promis du travail manuel; ne peut-on le forcer à fournir ce travail, ce qui suppose une contrainte sur son corps? A quoi je répondrai : si vous avez le droit de forcer le cheminot à travailler pour un salaire qu’il juge trop faible, vous avez aussi le droit de forcer la Compagnie à payer un salaire qu’elle juge trop fort.
Quand les trains s’arrêteront, vous direz que les cheminots sont en grève; pourquoi ne pas dire que ce sont les actionnaires de la Compagnie qui sont en grève?
23 juillet 1910
Bulletin de l’association des amis d’Alain, n°67, janvier 1989, page 11