Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Jugements

Mon frère de lait était un garçon silencieux, ingénieux, et, autant que je puis savoir affectueux. Je ne me lassais point de sa compagnie ; ensemble nous avons construit des bateaux, fabriqué de la poudre et élevé des vers à soie. Je n’ai point souvenir de l’avoir vu jamais injuste avec moi, ni distin­guant, dans nos jeux et dans nos jouets, le sien et le mien. Tant qu’il restait avec moi sous la domination de mes parents, il était oublieux, aventureux et imprudent comme un enfant ordi­naire ; ni plus ni moins que moi-même ; mais obéissant, poli et convenable en présence du pouvoir, comme j’étais.

Quand nous étions dans sa maison, et sous l’autre dynastie, les choses changeaient. Ce n’étaient que scènes violentes et punitions terribles. Je me souviens que son père brisa l’un après l’autre plus de vingt soldats de plomb pour obtenir que l’enfant dît bon­jour à sa grand-mère ; et il ne le dit point. J’étais en dehors de cette guerre privée, mais très choqué de cette scène, à cause des soldats de plomb. Dès que nous étions seuls, nulle trace d’humeur chez le petit bonhomme, et nous reprenions nos jeux. Mais dès que le pouvoir se montrait, même sous de pacifiques apparences, que ce fût grand-père, grand-mère ou père, je dois dire qu’ils étaient mal reçus, L’enfant terrible attaquait aussitôt, selon les règles de la guerre, faisant ouvertement ce qui était défendu, lançant des cailloux dans les fenêtres, et se servant de mots injurieux qu’il n’employait jamais avec moi. On finissait par l’attacher à une fenêtre, exposé aux regards des passants, avec un bonnet d’âne, ou bien portant au cou un écriteau sur lequel on lisait ; menteur, enfant méchant, sans-coeur et autres choses de ce genre.

Comment avait commencé cette guerre, je ne sais ; mais je comprends maintenant qu’elle durait par ses propres moyens. Le père rêvait aux moyens de corriger son fils, et jugeait néces­saire de le qualifier sans faiblesse ; et le fils, soucieux de cette sorte de gloire, ne manquait pas de se montrer désobéissant, menteur et brutal, selon les jugements paternels. Ces drames furent oubliés, et l’enfant terrible devint un homme semblable aux autres hommes.

 

Pere Borrell del Caso (1835–1910): Echappant à la critique, 1874, Banque d’Espagne

 

J’ai souvent constaté depuis, avec les enfants et avec les hommes aussi, que la nature humaine se façonne aisément d’après les jugements d’autrui, comme on donne la réplique au théâtre, mais peut-être aussi par cette raison plus profonde que l’on a une sorte de droit de mentir à celui qui vous croit men­teur, de frapper celui qui vous juge brutal et ainsi du reste. La contre-épreuve réussit souvent. On ne frappe guère celui qui tient les mains dans ses poches, et l’on n’aime point tromper la confiance vraie. Et je tire de là qu’il ne faut point se hâter de juger les caractères, comme si l’on décrète que l’un est sot et l’autre paresseux pour toujours. Si vous marquez un galérien, vous lui donnez une sorte de droit sauvage. Au fond de tous les vices, il y a sans doute quelque condamnation à laquelle on croit ; et, dans les relations humaines, cela mène fort loin, le jugement appelant sa preuve, et la preuve fortifiant le jugement. J’essaie de ne jamais juger tout haut, ni même tout bas, car les regards et l’attitude parlent toujours trop ; et j’attends le bien après le mal, souvent par les mêmes causes ; en cela je ne me trompe pas souvent ; tout homme est bien riche.

Avec cela je crois pourtant ferme que chaque individu naît, vit et meurt avec sa nature propre, comme le crocodile est croco­dile ; et qu’il ne change guère. Mais cette nature appartient à l’ordre de la vie ; elle est bien au-dessous de nos jugements. C’est un fond d’humeur et comme un régime de vie, qui n’enferme par lui-même ni le bien ni le mal, ni une vertu ni un vice, mais plutôt une manière inimitable et unique d’être franc ou rusé, cruel ou charitable, avare ou généreux. Remarquez qu’il y a bien moins de différence entre un homme courageux dans une rencontre, et le même poltron en une autre, qu’entre deux héros ou deux poltrons.

 

Libres Propos, Première Série, n°4, 30 avril 1921

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