Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

La jetée de Dieppe

Sur la jetée de Dieppe, je vis un pêcheur de mouettes. Il laissait flotter sur l’eau verte une longue corde, avec un hameçon  garni d’un appât. Ses yeux clairs suivaient le vol des mouettes. Elles nageaient dans l’air, avec un lent mouvement des ailes; on distinguait leur œil rond et leur grosse tête sans cou; de temps en temps, l’une d’elle piquait dans l’eau, comme une pierre, et remontait en tournoyant. L’heure était belle. Les pavillons claquaient au vent; l’écume bondissait; le bateau d’Angleterre s’éloignait, laissant derrière lui une espèce de chemin blanc sur la mer. Il y avait là les gens qui y sont toujours, et qu’on y retrouve toujours, des Parisiens qui tenaient leur chapeau, et des Parisiennes qui tenaient leurs jupes; un grand Anglais au visage de brique; un petit Anglais vêtu d’un étrange drap vert qu’on ne voit point chez nous. Votre mémoire évoque sans peine ce tableau mouvant, ces fraîches couleurs, ces impressions vivifiantes; car vous vous êtes sans doute plus d’une fois abrité au pied de la tour de fer; vous avez respiré cette odeur de vase et de goudron qui donne aux plus tranquilles l’envie soudaine de parcourir le monde.

 

Dieppe – la jetée

 

Justement une des mouettes, après avoir mollement flotté dans l’air, venait d’entrer comme une flèche dans la vague, et remontait, d’un vol plus lourd. Je revins au pêcheur d’oiseau, et je le vis qui enroulait sa ficelle vivement, mais d’un mouvement régulier, pendant que les spectateurs, autour de lui, s’agitaient, mes yeux suivirent le fil jusqu’à l’eau et jusqu’à l’oiseau; la mouette était prise. Elle volait encore, elle tournoyait encore parmi les autres, et même d’un vol plus vif; mais je voyais son bec ouvert, et ce fil que le pêcheur tirait à lui, d’un mouvement régulier.

L’oiseau donnait maintenant toutes ses forces; ces furieux coups d’ailes l’auraient emporté jusqu’au fond du ciel; mais cette petite chose à peine visible était plus lourde que la plus lourde proie, et plus forte que le vent. Quelques pieds de chanvre  avait mûri au soleils; un artisan avait séparé, peigné, tressé des fibres de la plante, pendant que l’oiseau essayait ses ailes, et jouait avec la tempête. Après mille détours, la corde et l’oiseau s’étaient rencontrés dans le même creux de la vague; il fallait que cela fût. Le destin était facile à lire maintenant, mais non encore pour l’oiseau. Après avoir volé il nageait, le corps raidi; mais les forces naturelles n’agissaient plus; le monde n’était plus qu’un songe absurde. Encore un vol tournoyant; encore une explosion de révolte sauvage, enragée et inutile. L’instant d’après, elles était prise par les ailes, et ses yeux seuls vivaient. L’homme n’avait pensé, en tout cela, qu’à enrouler proprement la ficelle.

20 août 1907

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