Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le rossignol

Cet oiseau de belle forme et sans parure, au dos brun, au ventre gris, à l’œil noir, à l’aile traînante un peu, que vous voyez courir sur le sable de l’allée, portant la tête en avant à la manière des merles, et soudain poursuivre, de branche en branche, ses amours élégants, modestes et vifs autant que lui, c’est le rossignol lui-même. Silencieux maintenant ou presque; reconnu pourtant à sa voix forte, brève, un peu rauque. Le souvenir le suit. Le soleil a monté de jour en jour jusque vers le sommet du ciel, où il est maintenant suspendu et hésitant. Été souffle son haleine de four ; l’herbe est poudreuse et les feuillages ont déjà les signes de l’âge. Déjà le jour décroît un peu ; il reste à peine quelques roses de la fête des roses. Les fruits ont rempli les corbeilles. Du haut en bas du chêne, les couvées bavardent, assurent leurs ailes et cherchent leur proie. On pense aux nuits d’août, plus promptes à tomber. Véga, l’étoile bleue, est en haut dans le ciel; Arcturus va descendre. Nous vivons moins en espoir. Rossignol se montre.

Aux rares nuits tièdes de mai, après que la journée avait été bruyante des appels du loriot, du merle et du coucou, le silence occupait le dessous du bois, et l’air vibrait comme une cloche aux derniers bruits. Mais, quand la voûte sonore reposait enfin sur ses noirs piliers, la voix du rossignol, comme un archet, heurtait la coupe nocturne et la faisait sonner toute. Depuis les hautes branches jusqu’aux racines enfoncées dans le sol sylvestre, tout était chant. Cette puissance étonne toujours ; on n’y peut croire ; elle dépasse toujours l’attente. Elle rassemble dans la durée tout le réveil des forces et comme l’âme de la nature. On voudrait croire que rien n’est plus doux que la flûte du merle ; et qui dépasserait l’ambitieux loriot, sur la plus haute branche de l’arbre le plus haut perché ? Mais ces chants ne sont rien encore. Comme ces beautés de second ordre, dont la seule image plaît; au lieu que la beauté souveraine n’existe nullement en image. Et le grand poète, si connu, si familier en ses préparations, étonne toujours par le trait sublime, qui n’existe jamais qu’un moment par la voix, et ne laisse point de sillage. Ainsi le printemps ne parle jamais qu’une fois; plusieurs fois, c’est toujours une fois. L’oreille n’est nullement préparée, ni habituée. Comme la cathédrale, au tournant de la rue, étonne toujours et toujours de la même manière ; ou plutôt il n’y a point de manière, mais une chose infatigable et un sentiment neuf. Ainsi le miracle du rossignol sonne comme Virgile. La beauté n’est jamais connue.

 

Un rossignol

 

Ce pouvoir de chanter hors de soi, et comme de sculpter dans le silence autour, je ne l’avais pas assez compris, n’ayant pas incorporé en l’invisible chanteur les trois notes de flûte qui préludent, sans origine, sans lieu assignable, aériennes absolument. Et les anciens disaient bien que Philomèle gémit ; mais ce n’est qu’un premier essai du silence; l’espace nocturne dévore aussitôt l’appel de flüte; et l’impérieux gosier, après avoir essayé l’étendue autour, la frappe selon le volume et la résonance, et touche en tous points cet air, ce bois, cette terre qui sont son propre être. Ainsi le génie de Darwin a vu toutes les choses, et tous les êtres autour de chaque être, non plus étrangères à lui, mais intimes à lui, de façon que la vie et la forme d’un oiseau sont aussi bien dans l’air qu’il divise, et que la brousse chaude est l’élytre de l’insecte, et que les eaux, l’air, les moissons, les fruits, les saisons sont intimement l’homme. Seulement cette vue de l’esprit est toute sensible dans l’appel de l’oiseau, plus vif encore et plus fort que l’aile. Il a fallu des siècles de pensée pour mettre en prose conseillère ce que la poésie a toujours deviné. Et c’est ce que le rossignol a chanté et chantera, plus réel alors en son étendue sonore qu’en cette forme alerte et séparée. Mais il faut vivre avec les saisons. Salut, Été, forme nue.

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