Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

L’école du jugement

L’homme n’a guère de jugement, mais l’Humanité montre un jugement infaillible. Qui va aux Salons, il est perdu ; qui va aux Musées, il est guéri. Rien n’est plus plaisant que l’espèce d’égarement qui saisit les hommes de goût dès qu’ils se font Critiques. Car il est vrai que la masse des œuvres consacrées assure l’esprit et le met en possession du Beau ; mais il est vrai aussi que cette masse d’œuvres ne laisse pas voir le plus petit commencement d’une règle pour Juger. Je sais très bien reconnaître le Beau, en Beethoven, en Michel-Ange, en Shakespeare, mais je ne sais point le voir en telle musique neuve, en telle peinture fraîche, en telle pièce d’avant-hier. L’imagination est trop forte ; le jugement est décoché suivant l’humeur, et cette première opinion recouvre l’œuvre entière comme d’un voile. Hésitant d’abord et même flottant, puis soudain ferme et obstiné sur un jugement de hasard, voilà l’esprit humain. Je vois que nos peintres d’Institut sont durement traités par l’ordinaire de la Critique ; sans aucun doute on les a loués en d’autres temps. Et je vois qu’on paye quelquefois très cher des barbouillages dont il est aisé de dire tout le mal possible. Il y a un grain de folie dans tous ces jugements. Aussi pourquoi vouloir juger de premier mouvement et comme d’instinct ? La prévention nous guette et nous tient toujours. Pourquoi ne pas vouloir être prévenu, mais bien prévenu.

On me fit entendre un jour une courte composition de Beethoven, que je ne connaissais point, copiée à la main et sans nom d’auteur. Je fus prudent, et je ne dis rien d’irréparable ; mais le jugement manquait d’assurance. Il n’y a qu’un moyen de se garder contre de telles surprises, c’est de connaître tout. Mais il vaut mieux reconnaître que les grandes œuvres sont toujours plus puissantes, plus saines à l’esprit dans l’éclairement de la gloire. Qui se défie ne juge qu’à demi, et en quelque façon se refuse. C’est comme si l’on résistait au maître de danse. Raideur n’est point danse. Ou au maître d’équitation. C’est un défaut commun de vouloir inventer en apprenant. Michel-Ange, presque enfant, fut trouvé copiant une sculpture antique ; ainsi il travaillait en amour et grâce, sans résister ni se défendre ; et c’est ainsi que l’on devient fort.

Ce paradoxe est frappant dans les Beaux-Arts ; et peut-être n’y a-t-il que le Beau qui nous humanise. Dans toute recherche, et malgré les apparences, que ce soit Politique, Physique, ou même Géométrie, il faut savoir se mettre à l’école et s’y remettre, et ne point se jeter dans la première objection venue ; mais toujours dans l’humain se chercher soi-même ; enfin se conformer selon la Grandeur. Épicurien si je lis Lucrèce ; Stoïcien avec Marc-Aurèle, et copiant la physique de Descartes. Les erreurs de Descartes sont bonnes ; elles sont sur le bon chemin. Leibniz n’a pas, à ce qu’ils disent, tout à fait compris ses Infiniment Petits ; c’est justement là que je m’instruirai, imitant ce mouve­ment humain, juste compromis entre le supérieur et l’inférieur. Cette grâce du corps et de l’esprit ensemble et qui invente avant les preuves, je la conquiers par l’obéissance. Et j’ai trouvé sublime ce mot de Michel-Ange, presque au terme de sa vie, comme on lui demandait : « Où vas-tu si vite, par cette neige » ? « À l’école, répondit-il, pour essayer d’apprendre quelque chose ».

1923

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