Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Les fruits de la confiance

La cause principale qui fait que la paix est une œuvre difficile, c’est qu’on n’a jamais vu la bonne foi répondre à la défiance. L’homme est ainsi fait qu’il rend en même monnaie, et se croit assez honnête s’il donne justement ce que l’autre attend. C’est par là que des hommes, à l’ordinaire doux et justes, trouvent naturel de nuire à l’ennemi de toutes les manières, dès que l’état de guerre est déclaré. L’ennemi sait très bien à quoi il peut s’attendre ; je ne le trompe point. Pareillement, la double ruse des marchés est compatible avec la probité stricte. Considérez l’acheteur et le vendeur autour d’une vache ; le vendeur ne cesse de faire croire, par les paroles et l’attitude, qu’il n’est pas pressé de vendre ; et l’acheteur, au contraire, fait entendre, par une comédie parfaitement jouée, qu’il n’a point envie d’acheter, et que cette vache ne lui plaît pas du tout. Ce double mensonge est dans les règles du jeu ; et remarquez que l’on n’a trouvé rien de mieux pour fixer les justes prix. Aussi le prodigue qui vend et achète sans dissimuler, montrant au contraire naïvement le fond de son désir, est communément méprisé ; ce jugement est humain et sage dans le fond, et certainement inébranlable. Je n’ai jamais observé sans surprise la solennité presque religieuse du marché conclu. Le même homme, qui dissimule si bien, montre soudain son vrai visage lorsque la main de l’autre a frappé dans la sienne. Et le même paysan, qui étale des apparences sans aucune pudeur, rougirait à la seule pensée des dettes que le prodigue porte si allégrement. D’où l’on tire, si l’on réfléchit sans précaution, cette idée connue que l’honnêteté dépend de la coutume ; mais ce n’est que le dehors de la chose. L’homme est divers, contraire à soi, souvent incompréhensible en ses actions ; mais constant en ses motifs et en ses règles ; et il faudrait dire plutôt que l’honnête dépend des conventions, dans le plein du sens du mot ; ce que traduit le principe juridique : « Le contrat est la loi des parties. »

 

Simone Baltaxé (1925 – 2009): Marché aux bestiaux d’Avignon (détail), 1950

 

Vous répétez à l’enfant qu’il est menteur, paresseux, méchant ; gardez vous qu’il ne prenne ces affirmations comme établissant une sorte de contrat entre vous et lui, d’après lequel vous êtes autorisé à vous défier, à espionner, à punir, mais d’après lequel il est autorisé en quelque manière à vous tromper et à faire ce qui lui plaît, dès qu’il le peut, en tout cas à l’essayer, à ses risques. La menace est comme une permission sous condition. « Si je t’y prends » ; et c’est la guerre. Les Anglais, en cette éducation qui forme le gentleman, tirent grand parti, à ce que l’on raconte, de cette confiance entière qu’ils donnent à la parole de l’écolier. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’on ne trompe jamais celui qui jure de croire, car les passions sont fortes, et surtout l’enfance est légère ; mais je crois ferme qu’aucun homme n’aime à tromper celui qui a confiance ; au lieu qu’à celui qui ne croit jamais et se défie toujours, on ment sans remords, et souvent même avec plaisir.

Ce que j’explique ici n’est pas loin de nos plus pressantes affaires. Je ne trouve pas, dans mon petit bagage d’idées, un moyen assuré de rétablir la bonne foi et le régime humain par-dessus notre frontière orientale. Ce que je sais, ce que je vois clairement, c’est que le soupçon, l’insulte et la menace sont des moyens assurés de développer chez l’autre peuple toute la mauvaise foi possible, jusqu’à corrompre les plus solennelles promesses. Qui se sent forcé attend la force ; et, s’il ne peut lutter, il se laisse déplacer comme une masse inerte. Il croit jouer le jeu. Comme dans le travail militaire, dès que le pouvoir ennemi détourne les yeux, les pioches s’arrêtent. Ainsi la Force porte des fruits aussi amers qu’elle-même.

25 avril 1921 (LP)

Libres Propos, Première année, n°5, 7 mai 1921

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