Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Maîtres et esclaves

Sur l’aveuglement du haut commandement militaire, d’étonnants récits ont été produits à la tribune. Que le subalterne qui vient troubler les conceptions directrices en rapportant ce qu’il a vu soit reçu sans faveur, cela est déjà assez fort. Ce qui est beau c’est que le même subalterne, même quand il est prouvé qu’il avait raison, même quand la victoire a suivi, soit tenu encore en disgrâce, sans aucune espérance, par la Majesté offensée. Ces choses éveillent une colère en tous, qui n’a point de suite, parce qu’elle ne se lie à aucune idée. L’infatuation, à ce degré, échappe au jugement ; l’invraisemblable est comme les rêves ; l’étonnement est sans nuances et sans progrès. Ce genre de stupeur fonde la discipline.

Réfléchissez à ceci que le pouvoir militaire est sans rapport ni communication avec le régime humain. On trouve dans la politique, dans l’administration et dans l’industrie des chefs qui gouvernent despotiquement. Mais ces pouvoirs font rire, comparés au pouvoir d’un simple capitaine. Louis XIV lui-même n’avait pas le pouvoir de faire trancher la tête de l’homme qui n’était pas de son avis et qui le disait. Aujourd’hui, ce qui peut arriver de pire à un subalterne trop peu docile, c’est d’être congédié. Mais le pouvoir militaire est maître des signes, par la terreur. Je sais qu’il n’en peut être autrement. Les moyens mécaniques ont créé un genre de terreur qui exige une discipline sans fvaiblesse et un pouvoir inhumain. L’esclave ne s’en trouve pas plus mal, s’il survit, car il se trouve placé bien au-dessous de l’humiliation ; il n’a pas à incliner sa pensée, car qui se soucie de sa pensée ? En revanche le chef, en cette situation de despote asiatique, est presque assuré de perdre le jugement. « Tout bon raisonnement offense », dit Stendhal ; chacun de nous peut méditer utilement sur cette sévère maxime ; mais enfin, dans l’ordinaire de la vie, il faut entendre le bon raisonnement quoiqu’il déplaise ; il faut se donner la peine d’y répondre ; de toute façon il faut y penser ; après le premier égarement, le jugement revient.

Un chef militaire n’entend jamais ce bon raisonnement, qui l’offenserait d’abord, mais qui le garderait de se croire trop. Le subalterne est courtisan ; le subalterne ne dit jamais ce qui est, mais seulement ce qui plaît ; cette règle est suivie ingénument. « Ils sont d’avis opposés, disait un commandant au comble de l’agitation, et ils sont tous les deux colonels » ; à quoi je disais, croyant faire de l’esprit : « Il faut savoir lequel des deux est le plus ancien en grade ». Mais cela ne fut point jugé impertinent ; c’était la solution. Jugez d’un chef suprême d’après cela. Un subalterne qui a vu dit ce qu’il a vu ; en quoi il déplaît. On reconnaît qu’il avait raison, mais il reste toujours qu’il a déplu ; il reste toujours qu’il a osé déplaire. L’offense reste piquée sur l’épiderme trop bien garde, et trop sensible. On lui pardonnerait peut-être s’il s’était trompé ; avoir raison, c’est offenser deux fois. Il faut réfléchir là-dessus si l’on veut comprendre des erreurs incroyables. En quoi je vois une sorte de justice ; car l’esclave, s’il en revient, a sauvé sa tête ; et le maître l’a perdue.

Décembre 1921.

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