Quand on revient de la campagne immobile, où chaque chose semble fermée sur soi et existant pour soi, la tremblante bordure de l’eau marine signifie quelque chose. Car elle ne cesse point d’avancer et de reculer, dessinant des îles et presqu’îles, couvrant et découvrant, selon vent et marée. Toutes les choses sont en une ; toute la mer pousse et retient l’extrême et la plus petite vague, et la lune même qui s’y mire y joue autrement qu’en image, par son poids invisible. Ainsi, contemplant l’océan sans mémoire, nous voulons effacer le temps, penser tout à neuf, et agir à neuf, comme au temps des cavernes. Car le sillage n’écrit rien; et, après la tempête, la mer est la même, et neuve toujours. Mais, au contraire, comment lire tous ces signes sur la terre, et ces signes encore au- dessous? Ici mémoire nous tient. Ici le destin est écrit.
L’homme est d’eau et de roc. Par l’eau il rajeunit, par le roc il vieillit. Or il choisit trop de vieillir. Mais Thalès, fort sagement, disait que toutes choses sont faites d’eau. J’entends que ce géomètre, mieux assuré de l’immobile, voyait couler aussi les montagnes. Ainsi réveillant à elle-même sa nature océanique, l’Ionien se voulait garder fluide et oublieux. Et certes on peut bien dire que le solide a soutenu d’abord la géométrie ; mais c’est le fluide qui l’a confirmée.
Devinant donc autre chose, dans les signes humains, que cette écriture dont l’homme se veut peindre et tatouer à jamais, je voudrais dessiner le visage humain à l’image de cette bordure liquide où s’expriment en raccourci les voyages de la lune, les airs, les vents, et les saisons, voyages de la terre. Car la vengeance prétend aller selon ce qui fut écrit une fois. Elle me trompe par le caractère ; et le caractère lui-même me trompe par la crainte. Mais il y a une autre manière de lire. Et je ne veux point tant vénérer ces tombeaux qui parlent, mais plutôt saisir, en ses causes autour, cette vengeance fluide et d’un instant. Comme je sais bien que cet aigre vent de mai ne durera pas toujours, ainsi j’attends ce visage apaisé et cette mer calme, sur laquelle je recommencerai mes pêches et mes voyages, à la manière d’Ulysse revenant. Et lui de même retrouvera sa propre paix et l’équilibre de son corps fluide, et l’oubli courageux. Défaisant donc ses propres plis, comme la mer, il ne jurera point de haïr toujours parce qu’il s’est mis en colère une fois, ni d’être sot toute sa vie parce qu’il a dit une fois un mot pour un autre, ni de craindre toujours ce qui lui a fait peur une fois. Mémoire nous tient assez par l’âge.
Heureux donc, comme conseille le médecin, qui se lave aux flots océaniques, hors de lui et en lui-même, semblable à un linge dans le sillage, et qui lave aussi son esprit de cette funeste idée que l’on ne peut se laver de rien. C’est savoir dormir, et c’est un grand savoir.
16 mai 1926