Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Passions politiques

Les passions sont comme la peste et le typhus. Cessez de les combattre, elles reviennent. Tout plaideur croit avoir raison ; s’il perd, il se croit victime ; il déclame contre les puissances inhumaines qui l’ont dépouillé de son bien ; son premier mouvement est de force. Or, qu’il rassemble une petite armée, rien n’assure qu’une foule d’hommes misérables, inoccupés, avides de désordre et de pillage, ne prendront pas parti pour lui ; les mécontents pourront bien s’y joindre ; et peut-être aussi ces hommes vifs qui jugent du droit par le courage. Le désordre et le massacre iront fort loin, par les meilleurs et par les pires. Dès qu’il y a deux partis en armes, il n’y a plus de bon sens. Ces maux sont en nous, dans ce paquet de muscles et de nerfs, si prompt à déraisonner, et même dans cette tête ingénieuse, qui plaide si bien pour nos folies. Les moyens de force, même au service de la justice, effacent la justice.

Contre l’agitation première, contre le premier coup de poing, il faut une force irrésistible, qui agisse par la masse, qui soit assurée d’elle-même, bien ordonnée, bien disciplinée, de façon qu’elle ne forme point de passions, ni de pensées folles. L’idéal du policier, c’est un bloc de muscles imperturbable, strict sur les ordres, et qui ne prenne jamais parti. Je ne crois pas qu’une société d’hommes puisse vivre en paix sans ce mur d’hommes, qui fasse digue contre les querelles. Il y a toujours de la bonne foi dans les querelles ; et c’est par là qu’elles sont difficiles à apaiser. Je conçois les amis de la justice divisés en deux camps, menant les uns contre les autres une terrible guerre. Encore je ne compte point les fureurs et les paniques d’une foule, et les folles opinions qui en peuvent résulter. Il nous vient d’outre-mer quelquefois des récits de nègres brûlés vifs ; d’où nous voulons conclure trop vite que les blancs de ce pays-là sont encore à demi sauvages. Supposons un crime atroce, supposons une police faible, ou qui prenne parti, supposons un premier coup de bélier contre la porte d’une prison. Dickens raconte, en son Barnabé Rudge, une terrible émeute de Londres, dont les premières causes étaient ridicules. Un tumulte ne peut être raisonnable. Mais, pour bien comprendre cela, il faut connaître le mécanisme des passions ; par simple impression, les hommes se tromperont toujours sur eux-mêmes. Un homme qui n’est pas en colère est aisément persuadé qu’il ne sera jamais en colère.

D’après ces remarques, on peut comprendre les institutions de police, et cet ordre en marche qui est comme l’image de notre sagesse. On peut comprendre l’obéissance passive et les sentiments du chef, responsable des manœuvres de police, et lui-même soumis. Comme un cristal se forme et s’augmente d’après un premier encastrement des petites parties, ainsi tout pouvoir cristallise d’après la fonction de police, qui est la plus importante et la plus résistante. Tout pouvoir s’organise selon l’ordre militaire, qui sera toujours son modèle bien aimé. On voit les effets, on les subit, on s’en effraie ; il serait mieux de les comprendre. La tyrannie est toute formée, toute rangée, toute prête, autour de son impérissable centre. Ce que Stendhal appelle la haine impuissante est ici aussi peu raisonnable que l’amour aveugle, et non moins dangereux. Le citoyen n’a pour lui que la connaissance de ces choses, qui sont comme des forces naturelles, et la ruse clairvoyante qui en doit résulter. L’abus de pouvoir est naturel, et donc continuel, et suppose, si l’on veut s’en protéger, une habile résistance. Un exemple ? Les bulletins de vote radicaux étaient une arme lente, silencieuse, paisible, irrésistible. Remarquez que les bulletins socialistes peuvent produire le même effet, car les mots n’importent pas tant. Mais chacun, il me semble, peut prévoir aussi un genre de fautes, irréparable.

21 juin 1930

Print Friendly, PDF & Email