Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Personne n’est digne du droit

Personne n’est digne du droit. C’est par là qu’il faut terminer toute discussion sur les droits. On dit : « Peut-on laisser des armes à un fou ? » Et cela paraît assez raisonnable, de désarmer le fou. D’autres diront : « Devait-on donner la liberté aux nègres ? Comment en useront-ils ? » Et je rencontre beaucoup d’hommes, et même des femmes, qui diront au sujet des revendications féminines : « Vous n’allez pas donner le droit de vote à ce petit être qui essayait hier la plume la plus haute, et qui essaie aujourd’hui le chapeau le plus bas et le mieux enfoncé, avec un sérieux admi­rable. Attendons. Les hommes n’ont plus de chapeaux à plumes ni de dentelles, si ce n’est comme insignes du pouvoir. L’homme riche met tout son art à n’être pas remarqué. Quand les femmes en seront là, il sera temps d’égaliser les droits politiques. »

« Les Arabes d’Algérie, disait un autre, sont passablement gouvernés. Vous vou­lez leur donner des droits ; mais les choses iront-elles mieux ? Ceux qui les connaissent ont des doutes là-dessus, et plus que des doutes. Ne tient-on pas les mineurs en tutelle? »

« La classe ouvrière, dit-on encore, n’est pas éduquée. On le voit trop par leurs déclamations ; tout cela est sans règle et sans mesure, comme un tumulte d’enfants. Les droits de l’homme sont une belle chose en théorie ; mais on ne laisse pas des allumettes aux petits enfants. Il faut accorder les droits à ceux qui en sont dignes, à mesure qu’ils en sont dignes. Je voudrais de tout mon cœur que les cheminots puissent régler l’horaire des trains, l’éclairage des signaux, et toute la police de leur métier, mais nous n’en sommes pas là. La perfection du droit entraînerait de grandes injustices. Un homme de gouvernement s’aperçoit bientôt qu’il est tuteur et gardien d’enfants. C’est pourquoi, dès qu’ils ont passé par là, vous les voyez bientôt détachés de leurs beaux principes. La République veut trop de vertu peut-être. »

Je pourrais bien me demander aussi, quand je dois de l’argent à quelqu’un et qu’il dépend de moi de le lui rendre : « Qu’en fera-t-il ? Il ira le perdre aux course ; il boira ; il corrompra les autres. » Mais cette pensée est déjà une faute ; il s’agit de payer. Si l’on ne devait qu’au mérite, quand paierait-on ? Le droit vaut mieux que nous. Le droit est au-dessus des sages ; il le faut, et c’est la plus belle invention des sages. Solon, ayant donné ses lois, s’en alla pour toujours. Il craignait les leçons de l’expérience.

Car il faut juger ces hommes qui voudraient tenir le peuple en tutelle. Ils ont aussi des passions, et bien visibles. Cette folie du luxe, cette soumission aux femmes bril­lantes, cette éloquence puérile, qui cherche l’applaudissement ; ces lieux communs usés, dans lesquels ils retombent ; cette injustice dans le détail, qui leur semble naturelle ; ces marchandages, ces services échangés ; cette indulgence aux intrigues, cette faiblesse devant les flatteurs ; cet art des grandes affaires, qu’ils apprennent si vite  ; enfin cette ivresse de la puissance, que je devine au son de leur voix. Voilà nos sages. Voilà ceux qui prétendent décider si leur peuple est mûr pour la liberté. Mais lisez donc l’histoire. Voyez donc ce que furent presque tous les rois et presque tous les ministres, pendant des siècles. Si les locomotives étaient conduites comme l’État, le machiniste aurait une femme sur les genoux. Nul n’est digne du droit, voilà le fondement du droit.

5/01/1914