Une idée que je crois fausse, et à laquelle s’attachent souvent les partis les plus opposés, c’est qu’il faudrait changer beaucoup les institutions et même les hommes, si l’on voulait un état politique passable. Ceux qui ne veulent point du tout de réformes y trouvent leur compte, car ils effraient par la perspective d’un total bouleversement ; ainsi, ne voulant pas tout mettre en risque, on ne changera rien. Et, d’autre côté, les révolutionnaires essaient de faire croire la même chose à leurs amis, les détournant avec mépris des demi-mesures. Or nous vivons de demi-mesures. Il n’y a pas beaucoup de changement d’un homme qui met un cache-nez à un homme qui s’expose au froid ; et pourtant les suites peuvent aller fort loin. Un homme attaqué ou seulement insulté viendra très vite aux mouvements de brute, et oubliera aisément la règle qu’il approuve en son ordinaire : « Tu ne tueras point. » Mais détournez seulement d’un mètre l’insulté ou l’insulteur, tous deux resteront en paix. Au reste nous voyons rester dans la paix, et s’en accommoder très bien, des hommes qui feraient vigoureusement la guerre, une fois qu’ils y seraient entraînés. Les héros du dernier massacre étaient des hommes aussi tranquilles que ceux que nous voyons maintenant aller à leurs affaires, attentifs à ne bousculer personne, et s’arrêtant même pour un enfant qui pleure. L’entraînement et l’emportement font presque tous les maux humains. Ces sombres instincts de domination et de meurtre, que l’on décrit d’après les effets, sont des fictions scolastiques. Il n’y a point d’autre férocité, en la plupart des hommes, que ce puissant système d’os, de muscles et de nerfs, qui s’irrite si promptement par sa propre action. La paix et la guerre se feront par les mêmes ressorts.

Les grands corps que l’on nomme nations sont de même, et encore plus évidemment. Car on peut encore parler avec vraisemblance d’un homme méchant ou brutal. Mais qui voudrait dire qu’il y a des nations méchantes ou brutales ? Celui qui a fait commerce ou hospitalité avec d’autres peuples dira toujours qu’il a trouvé la même paix et le même droit partout où il n’y a point de peur. En revanche dès que la peur fait croire à la nécessité de combattre, il n’y a point de peuples doux, et vous trouverez que les plus paisibles seront redoutables dans l’action. Il ne faut point croire que les méchants font la guerre, pendant que les bons les regardent avec horreur. Ce sont les mêmes hommes qui font la guerre et qui aiment la paix. Et les vertus de paix, comme résignation, obéissance, dévouement, éclatent dans la guerre. D’un régime à l’autre il n’y a point tant de différence, si l’on regarde bien. De petits changements assureront un an de paix, et encore un an, et cela peut durer sans fin. De la même manière une étincelle peut incendier dix maisons ; mais en revanche, comme disait un homme du métier, il n’est guère d’incendie en son commencement qu’un seau d’eau ne puisse éteindre.
En suivant cette idée, je conçois aisément une société meilleure qui ne diffère pas beaucoup de l’ancienne. Composée des mêmes hommes, oui, des mêmes barbares, j’entends des cerveaux, des cœurs et des muscles comme ils étaient il y a dix mille ans, comme ils seront toujours ; avec des marchés, de l’argent, des temples, des écoles, des chefs, des riches, des ambitieux, des paresseux, des brutaux, comme on a toujours vu. Avec l’ignorance de presque tous, avec la vanité de tous, avec cette mobile imagination qui les porte à tout croire et à tout craindre ; avec la naïveté et la colère de l’âge de pierre ; enfin, avec tout ce qui a fleuri dans l’an de malheur de 1914, et par des changements à peine perceptibles, je crois qu’on peut faire une société pacifique, juste et sage, non pas absolument, mais bien au-delà de ce que les réformateurs à systèmes nous font espérer.
Tout pouvoir est méchant dès qu’on le laisse faire ; tout pouvoir est sage dès qu’il se sent jugé. Si l’opinion savait ce qu’elle peut, nous aurions des rois d’Yvetot. Tous les maux viennent peut-être de ce que le citoyen, comparant l’épaisse et lourde force publique à l’impalpable jugement de l’opinion, dit et croit qu’on ne peut rien que par des mouvements catastrophiques. D’après cela, l’homme moyen craint autant les remèdes que les maux, et se défend à lui-même de parler et de penser. Ce pessimisme finit par avoir raison, car il engendre les maux qu’il craint.
La Lumière, 25 janvier 1930
Libres Propos, Nouvelle Série, Quatrième année, n°2, 20 février 1930 (CCXC)