Tout pouvoir est absolu. La guerre fait comprendre ces choses-là. Une action ne peut réussir que par l’accord des exécutants ; et, quand ils auraient la meilleure volonté du monde, ils ne s’accorderont pourtant que par la prompte exécution des ordres, sans qu’aucun des subordonnés s’amuse à juger ou à discuter. Qu’est-ce à dire, sinon que devant le refus ou seulement l’hésitation, le chef doit forcer l’obéissance, ce qui conduit aussitôt à la dernière menace, et l’instant d’après à l’exécution, sans quoi la menace serait ridicule. J’admire que des gens qui reçoivent aisément la guerre parmi les choses possibles, invoquent pourtant ici l’humanité et la justice, comme si l’on avait le loisir d’être humain et juste quand l’ennemi vous presse. Il faut savoir ce que l’on veut.
Tout pouvoir est militaire. Une rue est barrée. Vous demandez pourquoi ; mais le gardien ne sait pas pourquoi. Alors, invoquant mal à propos les droits du citoyen, vous voulez passer. Le gardien s’y oppose militairement ; il appelle ses réserves ; si vous faites le méchant, vous êtes promptement assommé ; si vous montrez des armes, le gardien prend les devants et vous tue. Si le pouvoir n’est pas résolu à forcer l’obéissance, il n’y a plus de pouvoir. Si le citoyen ne comprend pas et n’approuve pas ce puissant mécanisme bien avant de le craindre, il n’y a plus d’ordre. La guerre est à tous les coins de rue, le spectateur reçoit des coups, et la justice périt.
Très bien ; et voilà ce que le Fascisme enferme de vrai, et ce que beaucoup d’hommes sentent vivement. Mais il faut comprendre ; il faut circonscrire l’idée ; il faut limiter, surveiller, contrôler, juger ces terribles pouvoirs ; car il n’est point d’homme au monde qui, pouvant tout et sans contrôle, ne sacrifie la justice à ses passions. C’est pourquoi cette obéissance des civilisés serait pour effrayer s’ils ne se juraient[1] à eux-mêmes de résister continuellement et obstinément aux pouvoirs. Mais comment ? Que leur reste-t-il ? Il leur reste l’opinion.
Pour moi je n’arrive pas à comprendre que le citoyen chasseur à pied, j’appelle ainsi le bon citoyen, l’ami de l’ordre, l’exécutant fidèle jusqu’à la mort, ayant pesé cette promesse d’obéir, se permette de donner encore quelque chose de plus, j’entends d’acclamer, d’approuver, d’aimer ce chef impitoyable. Mais plutôt je voudrais que le citoyen restât inflexible de son côté, inflexible d’esprit, armé de défiance, et toujours se tenant dans le doute quant aux projets et aux raisons du chef. Par exemple ne point croire, par un abus d’obéissance, qu’une guerre est ou était inévitable, que les impôts sont calculés au plus juste, et les dépenses de même, et ainsi du reste. Exercer donc un contrôle clairvoyant, résolu, sans cœur, sur les actions et encore plus sur les discours du chef ; communiquer à ses représentants le même esprit de résistance et de critique, de façon que le pouvoir se sache jugé. Car si le respect, l’amitié, les égards se glissent par là, la justice et la liberté sont perdues, et la sécurité elle-même. Tel est l’esprit radical, très bien nommé, mais encore mal compris par ces âmes faibles qui ne savent point obéir sans aimer.
Libres Propos, Première série, Troisième année, n°18, 15 décembre 1923
L’Émancipation, 15 décembre 1923
[1] s’ils ne se juraient LP ; s’ils ne juraient Émancipation