par Thierry Leterre
La guerre a marqué la vie d’Alain, comme celle de toute une génération française. Il a deux ans lors de la défaite face à la Prusse en 1870 et il grandit sous la tutelle d’une République qui pense à la revanche, et fait s’exercer les lycéens à la préparation militaire. A l’autre bout de sa vie, il connaît l’amertume d’une nouvelle défaite des armes françaises avec la Seconde Guerre mondiale, puis l’occupation, dont il écrit qu’elle est moins une « occupation » comme lors de la guerre de 1870, qu’un phénomène d’une brutalité égale à celle des invasions barbares, qui au, Vème siècle, ravagèrent l’Europe et firent tomber l’empire occidental de Rome.
Pourtant, contrairement aux philosophes de sa génération, et à la plupart des intellectuelles et intellectuels s’exprimant sur la question de la guerre à son époque, Alain n’est pas un philosophe « face à » la guerre : c’est un philosophe « en » guerre, qui possède une expérience directe du combat.
L’engagement d’Alain
En août 1914, lors du déclenchement de la Première Guerre Mondiale Alain a 46 ans. Il n’est pas mobilisable immédiatement, car il appartient à une classe où les universitaires ont été exemptés de service militaire. En dépit de cette dispense, Alain note dans son autobiographie intellectuelle, Histoire de mes pensées (1936), qu’il s’était fait le serment de s’engager malgré tout en cas de guerre. C’est pourquoi lorsque l’Allemagne déclare la guerre à la France, il se porte immédiatement volontaire, au lieu d’attendre l’incorporation. C’est peu dire qu’il devance l’appel : il insiste par tous les moyens à sa disposition pour être recruté au plus vite, et lorsqu’on lui propose d’être versé dans le train des équipages, il « résiste » et parvient à être affecté à une arme combattante.
Finalement, au vu de son excellente forme physique (le conseil de révision lui donne 20 ans de moins, et Alain note avec une petite fierté : « j’ai dû corriger ») il est déclaré bon pour le service dans l’artillerie. Cette décision de s’engager est lourde de conséquence. Au lieu d’être mobilisé dans la réserve de la « Territoriale », ce qui l’aurait préservé de l’expérience du feu, il part au front. Il reste au combat sans permission pendant ses dix-huit premiers mois de service. C’est donc une guerre dangereuse, rapprochée, que celle d’Alain. Il en paie le prix lors de sa montée vers Verdun, quand, épuisé, il s’endort sur un chariot dont la roue happe sa cheville. Il ne se guérira jamais de cette blessure, mal traitée par des médecins souvent incompétents, mais aussi souvent sans connaissance des dégâts que peuvent provoquer les entorses, tandis que la radiographie n’est pas capable à l’époque de repérer les petites fractures. Il est donc immobilisé à l’hôpital entre mai et août 1916. Quand il revient au front, « à quelques kilom[ètres] des obus ordinaires », il n’est plus capable de marcher sans boîter et le capitaine auquel il est attaché le fait muter dans une position plus paisible. Alain se retrouve alors au service météorologique du 2ème groupement de l’aviation en janvier 1917. Il est éloigné du danger, mais c’est un « métier absurde et d’ailleurs éreintant » ; il finit par être libéré en octobre 1917.
Dans son affectation, Alain a une chance : il est envoyé dans l’artillerie légère. En 1914, cela veut dire échapper à la mort massive qui frappe les troupes françaises, car l’artillerie se situe plus loin de la ligne de feu, et est d’autant plus protégée qu’elle utilise des armes coûteuses et plus difficile à remplacer que l’infanterie, souvent traitée comme chair à canon. Cela ne veut nullement dire échapper au danger. Alain fait la guerre au front, sous les obus, et entend parfois siffler les balles. Téléphoniste, il lui arrive d’être observateur : les caches où il s’enfouit pour surveiller l’ennemi sont des cibles privilégiées. Dans ses fonctions, il a aussi pour tâche de dérouler le fil du téléphone pour maintenir le contact avec l’infanterie de première ligne où il doit se rendre. Il doit encore réparer les lignes coupées lors des bombardements, et parfois sous le feu de l’ennemi. Le danger est omniprésent. Il arrive à Alain d’éviter de peu la mort. C’est le cas lorsqu’un obus tombe à ses pieds et qu’il reste commotionné pendant plusieurs jours.
Un « pacifiste » dans la guerre
Ce qu’on doit ajouter, et qui est essentiel, c’est que cet engagement est d’autant plus paradoxal qu’Alain n’a cessé de défendre la paix avec l’Allemagne. Il désapprouve les insultes anti-allemandes ; dans ses articles pour La Dépêche de Rouen et de Normandie, où il signe quotidiennement sa chronique des « Propos », il plaide pour la sortie de tension lors de l’affaire marocaine, en 1911, qui a porté l’Europe près de la guerre. Il appelle à l’intensification des relations économiques entre les deux pays afin de rendre solidaires par le jeu du marché les deux nations — une idée qui fait son chemin après la Seconde Guerre mondiale et la création des premières institutions européennes. C’est, avant la lettre, un pacifiste (il n’aime cependant pas le mot), et il ne change jamais d’avis : la guerre est le naufrage de l’humanité. Malgré tout, ce pacifiste vient se porter au combat. Alain part pour faire la guerre à ce qu’il appelle dans un Propos de 1914 « l’envahisseur » puisque les allemands ont envahi le territoire national. La paix oui, mais l’acceptation de l’invasion, non.
Cette situation inédite est encore renforcée par une autre décision qu’il prend immédiatement : rester homme de troupe, au bas de l’échelle d’une hiérarchie militaire particulièrement brutale. Il refuse toute promotion au grade de sous-officier, et toute proposition de se former pour rejoindre le corps des officiers. Il ne veut aucun pouvoir sur ses semblables, les paysans, les ouvriers qui l’appellent « pépère », toute cette jeunesse qui fait attention à ne pas trop utiliser l’argot en sa présence par signe de respect pour son âge et sa situation sociale de professeur.
Si Alain part à la guerre, ce n’est pas par émotion patriotique, en effet. C’est en fonction de la haute opinion, réfléchie, politique et philosophique, qu’il se forme du citoyen en démocratie. Prendre les armes pour défendre la patrie en danger est certes un devoir de citoyen ; mais son idée de la citoyenneté est celle de l’égalité entre les hommes. Il est hors de question pour Alain de s’engager comme tous ses égaux tout en s’assurant sur eux de la supériorité d’un grade quelconque. Il se contente d’être brigadier, c’est-à-dire caporal, ce qui n’est pas un grade de sous-officier dans l’armée française, mais une distinction « d’homme du rang ». Ce brigadier, à vrai dire, se voit confier bientôt des tâches étendues au sein de sa batterie : cela renforce Alain dans la conviction que c’est avec l’exemple personnel, et non par l’attribution d’un grade que l’on peut effectivement diriger des combattants. Toute sa vie, il pensera à ce que serait une armée véritablement démocratique.
Pour Alain, l’expérience de la guerre finit par se dédoubler. C’est l’expérience du danger au combat, de la souffrance des corps dans des conditions de vie précaires, mais aussi l’expérience de « l’esclavage militaire ». Aux tranchées, il a constaté un type de pouvoir détenu par les officiers qu’il compare à celui des « satrapes d’autrefois ». Il lui arrive de se rappeler la phrase d’un camarade de combat à propos de la hiérarchie militaire : « ils ne savent pas faire la guerre, mais ils savent commander ». C’est une façon d’indiquer que les formes militaires ont débordé, et de loin, les seules obligations de la guerre et de ses sacrifices : le pouvoir n’était pas seulement celui nécessaire au combat, mais une forme de nouvelle société hiérarchisée par la brutalité. La situation de l’homme de troupe, Alain la résume le lendemain de sa libération de l’armée dans une lettre à son ami Elie Halévy : « j’étais habitué au mépris ».
Leçons philosophiques
Cela ouvre à une interrogation plus générale. Comment faire revenir des masses dressées à obéir à un pouvoir absolu vers la démocratie d’avant-guerre ? Dans un précieux texte, qu’il marque sur l’un de ses livres (symboliquement paru en 1914) du 11 novembre 1918, Alain remarque : « je ne sais si l’on arrivera à ramener l’officier à la loi égalitaire ». Et de conclure : « nos libertés sont et seront toujours en grand péril ». La montée du fascisme, puis du nazisme, lui donnent, hélas ! rapidement raison dans les années qui suivent.
Aussi bien, la guerre est aussi une série de questions tragiques pour le philosophe. Dans cette guerre dont l’organisation systématique est particulièrement impressionnante, Alain fait l’épreuve de ce qu’on pourrait appeler l’absolu antiphilosophique. La guerre, et particulièrement la guerre de 1914-1918, par son absurdité, par son ampleur, par la pression idéologique inédite du « bourrage de crâne », est autant un massacre d’hommes, qu’un massacre d’idées. Dès lors, Alain retrouve avec une intensité sans égale un problème de l’expression sur lequel il bute depuis ses premiers écrits : comment prendre la parole ? Qu’est-ce que l’énonciation d’une philosophie ? Alain est à la fois hanté par le silence des anciens combattants qui ne trouvent pas les mots pour dire l’horreur à laquelle ils ont survécu, et par son application à dépasser « l’anecdote » des souvenirs. Ultimement, la première guerre mondiale a confronté Alain à la double énigme du sens philosophique de l’expérience personnelle, et du sens philosophique de l’anti-philosophie. C’est un trauma personnel mais également un défi pour la pensée.
Ce défi, il le relève. Alors que jusqu’à la guerre Alain a publié seulement un livre et quelques articles philosophiques, et des milliers de « Propos », parfois recueillis en « Séries », il se met à écrire des ouvrages. Le prestigieux professeur de philosophie en « khâgne » Emile Chartier, auteur des « Propos » sous le pseudonyme Alain, donne au public ses premiers livres. Certains ont été écrits durant la guerre même et sont donnés au public en 1920 : le Système des Beaux-Arts, et Quatre-vingt Un Chapitres sur l’esprit et les passions. A la guerre aussi, il a rédigé un ouvrage sur le conflit : De Quelques Causes des guerres entre nations civilisées. Symptomatiquement, le livre ne paraît pas du vivant d’Alain : il n’arrive pas à livrer ces pensées de guerre trop directes. Il préfère réécrire une version presque entièrement remaniée qui voit le jour en 1921, sous le titre Mars ou la guerre jugée.
Conclusion
La guerre d’Alain a marqué son attitude dans ce qui finit par devenir « l’entre-deux-guerres », en accentuant son engagement en faveur de la paix et en soutenant les mouvements pacifistes. A vrai dire, ce rôle de propagandiste de la paix, Alain l’assume dès le conflit même. il fait ainsi discrètement circuler son « Manifeste au peuple allemand » en 1916 où il s’interroge :
Et est-ce donc impossible après tant de preuves, après que tant d’hommes admirables sont morts sans aucune autre ambition que de prouver qu’ils étaient dignes de respect ? Après de telles preuves, la paix ne peut être ni marchandage ni affaire d’usuriers, mais uniquement une question d’honneur.
Surtout, il demande aux femmes de prendre le relai, car si la guerre au front est pour l’essentiel une histoire d’hommes, cette nouvelle forme de guerre totale qu’est la Première Guerre mondiale implique les femmes également. C’est pourquoi elles ont aux yeux d’Alain un rôle à jouer : ne pas soutenir la guerre, ne pas couvrir de lauriers factices les combattants, faire le lien entre les peuples pour rétablir la paix. C’est aussi la guerre qui a poussé Alain à sortir de sa réserve à l’égard du métier d’auteur, par une sorte de contrecoup : la difficulté de parler de la guerre, l’écrasement de la propagande, l’incitent à ne pas se taire, et à faire naître une œuvre bien au-delà des préoccupations nées de l’insoutenable expérience de la violence collective qu’il a vécue.
Thierry Leterre
Bibliographie
Alain a écrit trois livres sur la guerre :
Alain, De Quelques-unes des Causes réelles de la guerre entre nations civilisées, Le Vésinet, Institut Alain (coll. « Cahier Alain »), 1988, 237 p.
Mars ou la guerre jugée (1921) recueilli dans : Alain, Les Passions et la Sagesse, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de La Pléiade »), 2002.
Souvenirs de guerre (1937) recueilli dans : Alain, Les Arts et les Dieux, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1958.
Il a aussi fait paraître des nombreux Propos sur le thème, dont un certain nombre est recueilli dans Alain, Suite à Mars, Paris, Gallimard, 1939, vol.2. Une sélection de ces Propos sur le thème de la guerre figure sur le présent site.
Pour plus d’information :
Leterre Thierry, Alain : le premier intellectuel, Paris, Stock (coll. « Biographies »), 2006, 589 p.
Dire la Guerre, in Natalie Depraz (dir.) Alain, Un Philosophe rouennais engagé, PURH, Rouen 2017, p. 155-168.
Alain : Vécu et pensée philosophique de la guerre, in Le Perche de 1914 à 1918, Actes du Colloque des 4 & 5 octobre 2014, Amis du Perche, Mortagne-au-Perche 2014 p. 133-156.
Voir aussi les vidéos de l’Université de Rouen lors du colloque Alain: les philosophes face à la grande guerre.
https://webtv.univ-rouen.fr/channels/journee-detudes-alain-les-philosophes-face-a-la-grande-guerre/