Pour citer ce texte : « Heudier Pierre, Observons les animaux d’Alain, https://philosophe-
Observons les animaux d’Alain. Petit safari-lecture
Par Pierre Heudier
Permettez-moi, je vous prie, un petit prologue hors-sujet qui vous indiquera, si ma réputation et le titre plus fantaisiste que philosophique de mon intervention n’y ont pas suffi, que vous n’allez pas assister à un cours magistral de grand style qui épuise le sujet et même l’auditoire. « Par cette funeste idée d’être complet qui gâche tant de livres. » (gageons qu’Alain aurait volontiers étendu la portée de sa remarque aux conférences.)
En tout état de cause, ne nous faisons aucune illusion :
« D’un cours magistral, il ne reste rien au bout de huit jours. » (Propos, 20.11.1922)
Dommage.
Croyant avoir trouvé une parade, certains vont sortir crayon et papier et prendre des notes.
Erreur :
« Les cours magistraux sont temps perdu. Les notes prises ne servent à rien. » (Propos, 17.10.1931).
Et puis, faire cours sur Alain – sur les animaux chez Alain, par exemple – c’est plus ou moins tenter de résumer la pensée d’Alain sur le sujet. Il n’en est pas question !
« Essayez de résumer une forte page, presque toujours l’idée s’enfuit, il reste un résumé en style plat ». (Propos, 4.3.1922)
Que faire ? Pour ce qui vous concerne, vous pouvez suivre l’exemple d’Alain lui-même qui avouait ne pouvoir tenir dans les assemblées qu’en dormant par précaution. C’est d’ailleurs l’heure de la sieste…
Les plus indulgents d’entre vous (et les insomniaques), résignés à ne rien apprendre essaieront d’admirer l’orateur. Je les en remercie, mais ce serait tout à fait déplacé.
« Il n’y a rien de si commun qu’ ‘un homme capable de parler une heure durant sans beaucoup chercher ses mots et sans tromper l’attente de l’auditoire. » (Propos, 20.8.192l)
Condamné à trouver une solution, je vous propose de vous faire entendre avant tout des textes d’Alain et de réduire au minimum les commentaires qui les accompagneront, car les commentaires, tout comme les notes de bas de pages, « cela pue » (Propos, l9.5.1923).
Evitons donc ce genre de désagrément et abordons notre sujet.
« La pensée ne doit pas avoir d’autre chez soi que tout l’univers ; c’est là seulement qu’elle est libre et vraie. Hors de soi ! Au dehors ! Le salut est dans la vérité et dans l’être. » (Cahiers de Lorient, n°1, p.72).
Voilà une déclaration liminaire, antérieure aux premiers Propos (elle date de 1900) mais qui annonce implicitement tout le programme des Propos, car le Propos est ce merveilleux outil qui, en se multipliant indéfiniment multiplie aussi les prises sur le monde. Et « Hors les objets du monde, nous ne pensons rien. » (Les Idées et les Ages, p. 15).
Ouvert ainsi à « l’immense existence » dans toute sa variété, le regard du philosophe ne peut bien sûr pas manquer le monde animal.
Pas besoin de longs affuts ou de battues interminables : les animaux sont partout dans l`œuvre d’Alain. Certains ne font qu`un rapide mais remarquable passage, comme la puce de mer des Entretiens au bord de la mer ou la mouche sur la vitre qui ouvre Les Dieux. D’autres s’attardent davantage ou reviennent plus souvent ; on est frappé par exemple par le nombre d’oiseaux qui traversent les pages d’Alain ; et quelle diversité ! Fauvettes, corbeaux, hirondelles, pigeons, merles, cormorans, mouettes, moineaux, étourneaux, loriots, pinsons, alouettes, grive, mésanges, pigeons, oies, rouges-gorges, canards, grues, rossignols, cigognes, aigles… On peut signaler également le passage d’un vautour, mais de façon plus générale, avec Alain nous sommes plus souvent dans la campagne percheronne, en Bretagne ou dans le jardin du Vésinet, avec le cheval, le bœuf, le mouton, la chèvre et le bouc, le chien ou la fourmi, que dans la jungle ou le désert. Le chameau n’y fait que de rares incursions, le crocodile y est à peine attesté…. On aurait croisé un zèbre… Encore faut-il préciser que la plupart de ces rencontres exotiques ont pour cadre le très parisien Jardin des plantes !
Ce sont cependant des espèces encore plus rares qui constitueront le point culminant de notre safari, quelques animaux plus ou moins mythiques, plus ou moins métaphoriques, dont la ressemblance avec des personnages réels, actuels, voire présents parmi nous, n’est pas du tout fortuite. Attendez-vous à des révélations.
Place aux textes.
« Cet oiseau de belle forme et sans parure, au dos brun, ventre gris, à l’œil noir, à l’aile trainante un peu, que vous voyez courir sur le sable de l’allée, portant la tête en avant à la manière des merles, et soudain poursuivre, de branche en branche ses amours élégants, modestes et vifs autant que lui, c’est le rossignol lui-même. Silencieux maintenant ou presque ; reconnu pourtant à sa voix forte, brève, un peu rauque. Le souvenir le suit. Le soleil a monté de jour en jour jusque vers le sommet du ciel, ou il est maintenant suspendu et hésitant. L’été souffle son haleine de four ; l’herbe est poudreuse et les feuillages ont déjà les signes de l’âge. Déjà le jour décroît un peu ; il reste à peine quelques roses de la fête des roses.
Les fruits ont rempli les corbeilles. Du haut en bas du chêne, les couvées bavardent, assurent leurs ailes et cherchent leur proie. On pense aux nuits d’août, plus promptes à tomber. Véga, l’étoile bleue, est en haut dans le ciel ; Arcturus va descendre. Nous vivons moins en espoir. Rossignol se montre. » (Propos, 26.7. 1921)
La prose poétique d’Alain est, je crois, incomparable pour restituer ces moments d’accord parfait où l’animal, le végétal, le minéral, la nature tout entière et l’homme, témoin du monde, sont en harmonie.
« C’est alors que s’éleva autour de moi sous le soleil de midi une merveilleuse harmonie humaine. C’était l’heure où les chevaux vont boire à la grande cuve de grès dans laquelle un filet d’eau tombe jour et nuit. Il me vint des paroles et des rires, le bruit aigu d’un mors ou d’une chaine sur la pierre. Une fille était assise sur un cheval et riait aux garçons. A travers les branches et la buée bleue, je vis toutes ces choses ensemble et à leur place au tournant de la route. L’eau retombait, le cheval s’ébrouait, les langues allaient. Tous ces bruits s’élevaient comme des oiseaux, harmonie parfaite de mouvements, de couleurs, de sons, toutes ces paroles n’avaient pas plus de sens que des pépiements d’oiseaux. Mais quelle clarté au-delà des paroles ! Sans doute l’amour poussait en cette fille comme en toute chose, et sans penser comme en toute chose. Le vieil Univers semait en elle pour toute une vieillesse, pour l’automne, pour la charge de bois mort, un souvenir vivace, une chanson infatigable, un déroulement d’années, des enfants, des siècles d’enfants. » (Propos, 5.4. l9l0).
Percevoir, décrire, penser… « Celui qui saurait tout décrire saurait tout. » (Propos, 9.1.l909)
Bien percevoir c’est savoir, et Alain se moque de ceux qui, au lieu de s’efforcer de voir le monde – le monde animal pour rester dans notre sujet – dans sa vérité, ne contemplent que leurs propres idées. Ainsi cet inspecteur, “ brave gendarme ”, qu’il met en scène dans ce célèbre Propos du 23 juin 1921 :
« Le Pinson ; joli sujet. » Ainsi parle l’Inspecteur, homme doux, qui a publié en sa jeunesse un recueil de poésies. Si c’était le Plectre d’ivoire, ou la Corde d’argent, ou la Flûte à neuf trous, personne n’en sait plus rien ; mais lui ne l ‘a pas oublié, il sourit à ses jeunes ambitions, et sans amertume. Cependant l’instituteur est tout à son affaire. Depuis un mois les enfants observent Monsieur et Madame Pinson, ils ont tous quelque chose à dire ; mais leur maitre a quelques idées fermes concernant l’art d’écrire. Il craint le lieu commun, car l’enfant a de riches perceptions et un langage pauvre. Il s’agit d’écrire au tableau, et en bon ordre, les mots entre lesquels on devra choisir. Toutes les nuances de la gaieté, toutes les nuances du chant, rythmé, modulé, varié, grêle, sonore ; toutes les manières de marcher, comme courir, trotter, sauter, sautiller.
L’inspecteur fait voir quelque impatience, ce n’est pas ainsi qu’il écrivait, en sa belle jeunesse ; il s’en allait d’un mot à l’autre, à la dérive. « Il ne s’agit pas aujourd’hui, dit-il, si j’ai bien lu l’emploi du temps, d’un exercice de vocabulaire, mais d’un exercice de composition française. Ne mêlons pas les genres. »
Mais déjà tous étaient à l’œuvre. Et Monsieur Pinson fut décrit d’abord ; son bec ardoisé, sa huppe bleue, sa poitrine d’un rose saumoné, et les marques blanches de ses ailes ; sa démarche aussi, un peu gauche et balancée, car le pinson ne sautille pas. En revanche il vole en tourbillon, fait des crochets et des bonds dans l’air, plonge, remonte, joue, et de nouveau promène gravement sur la route son costume de cérémonie. Maintenant le voilà perché et immobile ; le bec ouvert, la gorge enflée, il lance sa chanson de printemps, qui n’est ni variée ni longue ; un court prélude, puis une suite de sons identiques et précipités, une courte modulation pour finir. C’est plutôt langage que musique ; mais la voix est forte, éclatante, riche, pleine de vie et de gaieté. Tout cela fut scrupuleusement décrit. Ils hésitaient parfois sur le mot ; mais il était clair que tous connaissaient parfaitement la chose.
Tous, excepté l’inspecteur, qui avait là-dessus des idées de poète. Aussi, ne trouvant point l’occasion de dire un mot juste, il fit seulement cette remarque : « Il s’agit de composition française, et non d’un exercice d’observation. Ne mêlons point les genres. »
« Mais, dit l’instituteur, ils ne sont point d’un âge à décrire ce qu’ils n’ont point vu. Ce sont des enfants. » Cependant ils poursuivaient maintenant en leur discours Madame Pinson, personnage peu connu des poètes. C’est une petite dame parée de modestie et de simplicité, vêtue de gris un peu fauve, avec une raie plus claire qui partage les plumes de la tête ; on dirait une écolière à bandeaux plats. Plus alerte à marcher et à courir, moins vigoureuse à voler que le brillant Monsieur Pinson. Nul ne la reconnaitrait pour Pinsonne sans les marques blanches de ses ailes. Personne ne put dire si elle chantait, ni comment.
« Certes, dit l’inspecteur, voilà une bonne leçon d’histoire naturelle ; mais la composition française est tout à fait autre chose, il me semble. C’est un jeu d’imagination, plus libre, plus dépendant de la fantaisie individuelle, toutefois discipliné d’une autre manière, par l`usage et le bon goût. Le caractère de chacun doit s’y montrer plutôt que le caractère de la chose ; car c’est l`âme même de l’écrivain, c’est l’âme humaine qui s’exprime dans la composition française. Croyez-moi, nos sentiments, nos joies, nos espérances, le printemps en nous, ce que le chant d’un oiseau éveille en nous de joies et de souvenirs, c’est tout de même plus intéressant que les couleurs d’un pinson. »
Cette improvisation lui plut ; il y pensait en s’en allant. Mais le véritable discours s’éleva pourtant en cet homme à qui son sévère métier avait appris quelques vérités amères. « Où irions-nous, se dit-il, si les pauvres gens composaient leurs discours selon la vérité, et non plus selon la politesse ? » Cependant il suivait de ses yeux myopes les mouvements d’un pinson sur la route, et des rimes oubliées lui revinrent. D’ailleurs ce pinson était un moineau. Mais qu’importe au poète ? »
Notons en passant qu’Alain n’use Jamais de la métaphore animale à l’encontre des inspecteurs, ces ‘pédagogues bavards’. Nous verrons, un peu plus avant dans notre parcours, que pour atteindre d’autres cibles, il ne se privera pas de cette arme redoutable. Plus qu’une haine véritable, ces ‘agents subalternes de l’exécutif’, finalement victimes de leur fonction, ne méritent que son ironique mépris. Il lui arrive même de les plaindre… Et, après tout, ils incarnent une sorte de nécessité qu’il faut bien accepter.
C’est cette même nécessité, mais cette fois-ci sans mélange, que l’observateur qui dirige son regard sur le monde animal doit apprendre à saisir ; car nous entrons là dans un domaine où il faut bien se garder de voir des intentions alors qu’un pur mécanisme est à l’œuvre. Bref, il s’agit toujours, selon la belle formule d’Alain, de « dissoudre l’inhérence dans le rapport ».
Si percevoir c’est donner un sens à l’apparence, il convient de ne pas se tromper de sens.
« Le culte des animaux est une pratique ancienne, toujours puissante par l’imagination Quoi de plus touchant que de supposer dans les hirondelles ou dans les cigognes un sentiment des saisons bien plus précis que notre abstraite science ? Toutefois quand je remarque, dans la chaleur de l’été, quelques pailles tournoyant qui prennent la forme d’une petite trombe, je pourrais bien dire que ces pailles connaissent le cyclone mieux que je ne le connais. Supposition qui fait rire. Or je crois que les oiseaux migrateurs ne sont autre chose que des pailles au vent, qui me rendent sensibles certains changements de l’atmosphère. Ainsi est exorcisé l’instinct, qui est sans doute le dernier des dieux. Ce travail se poursuit par d’innombrables recherches, où l’on présuppose toujours que l’animal, en toute circonstance, fait des mouvements selon sa forme et selon la situation environnante, exactement comme des pailles au vent, quoique leur structure, leurs articulations et leurs réserves chimiques, leur fassent faire des sauts plus compliqués. » (Propos, 16.12.1931)
Voici un autre texte où cohabitent le castor, le chien, l’oiseau et le ver à soie… sans oublier l’homme, ordonnateur du spectacle : `
« Il n’est pas étonnant qu’un castor ronge l’arbre qui est au bord de l’eau, non plus qu’il le ronge du côté de l’eau ; non plus que l’arbre tombe en travers du ruisseau ; non plus qu’ un barrage se forme par tout ce que le ruisseau charrie. Pour arriver à expliquer cette célèbre industrie des castors par des causes de ce genre-là, il faudrait observer sans admirer. Une sorte de religion va naturellement à l’animal, et les pensées du naturaliste sont toujours trop égyptiennes. Un chasseur prête généreusement à son chien. Les oiseleurs font conversation avec les oiseaux. Un oiseau trouve à se baigner, et ensuite il chante ; on veut croire qu’il remercie.
Le tissu des nids est un objet d’étonnement ; il nous semble que l’oiseau a entrelacé les racines, les roseaux et les crins à la manière d’un vannier. Je remarque à ce sujet-là que le crin d’un vieux coussin, longtemps foulé, forme une sorte de feutre ; il aurait fallu un adroit vannier pour entrelacer les brins comme nous voyons qu’ils sont ; mais cela s’est fait par élasticité et tassement, chaque brin se coulant par où il trouve passage.
Un chien fait son lit dans l’herbe en tournant sur lui-même, plusieurs fois avant de se coucher ; les brins d’herbe s’arrangent comme ils peuvent et selon la forme de cet animal tournant ; et cela fait une sorte de corbeille, qui semble construite en vue d’une fin, quoiqu’elle s’explique par les causes. J’en dirai autant du nid et de l’oiseau, qui, lui aussi se tourne en tous sens et foule son matelas, traçant une sorte de cercle sans y penser. Plus évidemment le ver à soie, dès qu’il sécrète un fil aussitôt séché et résistant, a bientôt limité ses mouvements, et finalement s’emprisonne lui-même. Comprendre cela, c’est penser qu’il fait son cocon ; mais faire naître un cocon d’une pensée, c’est ne rien penser du tout. Il faut toujours que partout du pourquoi j’arrive au comment. » (Propos, 8.5.1923)
Après ce que nous venons d’entendre, nous semblons fondé à conclure que, pour Alain, il n’existe aucune différence entre nature inerte et nature vivante. Tout serait donc réglé. Mais ce n’est peut-être pas si simple. Voici un texte des Cahiers de Lorient, dans lequel Alain nous parle de ruche et d’abeilles. Le ton tranche sur ce que nous avons entendu jusqu’à maintenant, c’est le moins que l’on puisse dire ; l’observateur semble s’être départi de sa sérénité.
« Tout cela est sépulcre vivant, lutte de l’immobile contre le mouvement, mépris des réalités désordonnées et magnifiques, géométrie adaptée à la fabrication des confitures. Triomphe, en un mot, du principe femelle ; triomphe des enfants au maillot et des nourriceries. Massacre des mâles joyeux et bavards. Massacre de ce qui sait créer, dès qu’il a créé. Effort pour mettre le dieu à la porte de son œuvre, dès qu’elle est faite. Avec cela nivellement des individus ; identité de costumes et d’attitudes, vertus de cuisinières et de sages-femmes ; sobriété et chasteté jusqu’à atrophie des sens, souci de perpétuer la race, seulement pour la perpétuer, et telle qu’elle est. Adoration du fait, bien plus création d’un fait nouveau, la ruche, aussi aveugle et régulier que les autres ; donc, travail acharné pour rendre encore la nature plus sourde et plus injuste ; pour enliser la bonté dans le mécanisme. Tout réglé, même l’amour, même l’émigration. L’exception confirme solennellement la règle et la recommence. Oh les logiques et stupides petites bêtes, qui s’obstinent à durer sans exister. Oh ces corps cuirassés, semblables à de merveilleuses petites machines ; ces milliers d’yeux qui ne veulent voir et qui n’aiment que leur propre image, tournée vers elle-même jusqu’à l’infini des siècles. Tout ce qu’il y a de paix dans l’impitoyable ; tout ce qu’il y a de sérénité dans la sévérité ; auprès de qui Harpagon et Grandet sont des poètes ; qui prennent les ailes et le soleil comme moyens, le sommeil comme fin. Egoïsme qui s’use sur lui-même. Surface vernie, brillante, agitation immobile ; la joie devenue loi, le sourire officiel, collectif et froid. Toutes les puissances mauvaises, toute la nature reprenant un peu de raison délivrée, et la transformant en raison d’Etat ; Minerve dont il ne reste que le casque. Maison fermée, corps fermés, yeux fermés ; égalité et domination, rêve abstrait et collectif ; chacun enfoncé dans la géométrie commune ; ni rêve, ni chant, ni pitié. « Je sais, je veux, je maintiendrai. » L’esclavage voulu ; le libérateur tué ; l’adoration des chaînes. En vérité ces petits êtres cuirassés, achevés, impénétrables, ce sont des dogmes qui se promènent. »
Est-ce vraiment une ruche qui nous est restituée ? Cette description de l’animal, si souvent en termes humains (« cuisinières, sages-femmes » …), nous indique justement que c’est contre une certaine façon de vivre prétendument humaine que le philosophe se révolte ici.
Mais si les abeilles ne sont elles aussi que « pailles au vent », de simples mécanismes, c’est pour le moins leur faire trop d’honneur que de lire dans leurs comportements ne serait-ce que la caricature de comportements humains. En fait, pour reprendre les termes d’Alain, si l’inhérence ne parait pas ici aisément soluble dans le rapport c’est qu’elle ne l’est en fait jamais complètement.
Dans le Propos du 15 septembre 1934, Alain s’interroge sur le cormoran :
« Est-il croyable que cette forme soit autre chose qu’un pli noir de la nature, comme sont vagues et nuages, et seulement plus durable ? ».
Instruits par Alain lui-même, nous pouvons lui répondre : oui, c’est même ce qu’aucun homme ne peut s’empêcher de croire. Mais penser est une conquête sur croire.
D’où découlent deux façons de nous situer par rapport à l’animal :
- d’une part une proximité vécue, Alain est le peintre de la communauté de vie (en général harmonieuse) de l’animal et de l’homme. Deux exemples : « Un chien qui baille au coin du feu cela avertit les chasseurs de renvoyer les soucis au lendemain. » (Propos, 24.4.1923). « Comme le chat et pour rappeler que la vie est facile et libre, comme le chien ne cesse de faire hommage à l’ordre humain dont il est le gardien enthousiaste, le bouc fait signe que la nature n’est pas toute civilisée. » (Propos, 28.9.1935)
Plus généralement, le nombre de passages où Alain parle de l’animal en termes humains est significatif : on ne peut pas vivre les animaux comme objets. C’est le domaine de la croyance.
- d’autre part, choses parmi les choses, les animaux ne sont que « pailles au vent » et n’ont pas plus de dignité que la vague et le rocher. C’est ce qu’il nous faut (difficilement) penser. Le choix de Descartes (l’animal – machine) est un choix héroïque. Alain y revient très souvent. « Ici éclate la puissance de l’esprit, et cette force de refus qui lui est propre. Car croire que notre chien pense, sent et veut, c’est notre lot, comme c’est notre lot de croire que le poids de cette boule de plomb est en elle. Et même il faut dire que l’apparence de reproche ou de prière dans les yeux d’un animal familier est parmi les choses les plus touchantes, et réellement impossible à vaincre tout à fait. » (Idées)
Il faudrait alors décréter la radicale altérité de l’animal ; l’humanisme serait à ce prix. Vaste débat.
« Ce n’est pas l’animal qui porte Dieu. En passant de l ‘Orient à l ‘0ccident, l’ancien dieu a pris de plus en plus la forme humaine ; et la marche même du christianisme, d’abord mystique, puis politique, ne fait que réaliser son mythe fondamental. Il fallait resserrer cet universel amour, afin de lui donner puissance ; il fallait mettre hors de discussion les droits de l’homme par une sorte de décret romain. Toute pensée se borne de nécessité, ou bien elle perd forme, ainsi l’homme écrase sans façon la fourmi et le rat. Le difficile pour un homme est de rester bon tout en menant cette guerre. » (Propos, 2.9. l 922)
« Rester bon », cela nous amène à un Propos qui rassemble les thèmes que nous venons d’évoquer et aborde le problème de nos devoirs envers l’animal (pas question de droits de l’animal) et, par contraste, la question de nos devoirs envers l’homme :
« Soyez bons pour les animaux » ; cela donne à penser. Plus d’un, en voyant quelque vieille femme traînant une voiture, le cocher qui l’accroche, les injures qui volent, et l’agent sans pitié, viendra à se dire qu’il faudrait que les hommes soient bons pour les hommes, avant de penser aux chevaux. Mais ce n’est qu’une boutade. Les hommes n’ont pas besoin de la bonté des hommes ; ils la repoussent ; ils l’ont en horreur. Ils veulent la justice.
Qu’est-ce qu’un cheval ? Qu’est-ce qu’un chien ? Je ne sais qu’en dire. Ils reconnaissent, ils prévoient, ils comprennent les paroles, ils parlent eux-mêmes, et avec tout cela je les sens stupides absolument, attachés à leur mangeoire absolument ; le cheval dort aussitôt qu’il peut, et même en trottinant ; le chien a une espèce d’inquiétude qui a figure humaine, lorsqu’il veut qu’on pense à lui ; mais aussi une fidélité sans jugement qui est un scandale pour les yeux humains. Son maître le frappe ; le chien s’écrase par terre, se secoue, remercie presque, et va grondant contre un pauvre vieux : « Un maître est un maître. » En tout ce qu’il fait, je le vois chien et content d’être chien. Sans aucun remède. Si je veux l’instruire, il ne pense toujoursa qu’à me plaire. Quand j’aurai bien compris cela, je serai bon pour le chien et pour le cheval.
Ceux qui s’irritent contre eux jusqu’à la brutalité leur font sans doute trop d’honneur ; ils leur supposent une malice, une paresse, une rancune, quelque chose d’humain. La vraie raison d’être bons avec les animaux, c’est qu’ils sont bêtes.
Je n’oserais pas être bon avec mes semblables ; leur ressemblance avec moi me porte toujours à supposer qu’ils pensent et sentent comme moi. Et comme je ne voudrais pas de la bonté des autres, je me garde même de paraître bon. S’il parle contre mon avis, je soutiens rudement mon avis ; je le pousse, je le force dans son repaire d’idées ; sans ménagements, sans égards. Mais c’est un vieil homme ? Mais c’est un ignorant ? Mais c’est un tout jeune homme qui tremble comme une fille ? Je me moque de cela. Quand il demanderait ma pitié, il ne l’aura pas. Non. Non. Je le traite d’égal à égal ; quelque chose d’impérieux m’y pousse. Et s’il est vaniteux, je le lui dis ; et s’il raisonne mal, je le lui prouve ; et je le bourre, et je le bouscule, et je le réveille ; c’est mon respect ; c’est le seul respect qui convienne ici ; la plus petite flatterie est une insulte. Cela est bon pour les chiens entre eux, non pour les hommes entre eux. Honneur au roi de la planète.
L’homme est ainsi, partout, toujours. Non qu’il puisse toujours rejeter le rôle du bon chien ; mais, prenez garde ; ce n’est pas un chien ; c’est un hypocrite qui fait le chien et qui ne pardonnera pas à son maître. Dites-vous bien cela ; toute parole bonne d’intention, toute intonation bonne, toute pitié étalée produit une moisson de haine ; cela ne manque jamais, sachez-le bien, prévoyez-le bien ; ou bien c’est que l’homme que vous prenez en pitié est aussi abruti qu’un chien. Cela est plus rare qu’on ne croit. »
Propos, 29 janvier 1911
Pas besoin de puissantes lorgnettes pour découvrir des animaux qui nous sont bien plus proches que ceux que nous avons croisés jusqu’ici. La raison en est simple : ces animaux nous constituent.
« Nous sommes une colonie d’animaux, attachés à un squelette à peu près comme l’huître ou l’anémone de mer sont attachées au rocher. De là ces colères et ces peurs, qui soudain nous emportent. C’est notre troupeau de monstres marins qui s’agite, qui se réveille et s’excite par ses premiers mouvements, comme des poissons dans un filet. » Propos du 4 décembre 1910
Reconnaître en l’homme l’animal. C’est d’ailleurs ce que nous sommes presque toujours. C’est là notre nature qu’il faut certes dépasser mais d’abord assumer. Et nous retrouvons là cette tension entre proximité et distance, acceptation et refus.
On admire les somnambules. Mais nous sommes tous somnambules, c’est-à-dire que nous agissons les trois quarts du temps sans penser, comme des automates ; et nos actions n’en vont que mieux. Je marche sans y penser, quoique ce soit bien difficile ; de même le comptable fait une multiplication très vite, sans penser aux nombres. Routine, somnolence, paresse d’esprit. Vie de castor ou d’abeille. Ce qui nous étonne dans l’animal, c’est cette suite d’actions intelligentes, sans aucune marque de réflexion ou de jugement. Pensons donc à notre souveraineté et à notre couronne, dont courage, justice, charité, sont les joyaux ; et exerçons-nous à penser difficilement.
Propos du 27 avril 1912
La fonction de l’intelligence est de « ramasser tout l’animal, et d’en faire un homme » (Propos du 27 octobre 1910) car « j’ai à sauver une certaine manière d’aimer, de haïr, de désirer, tout à fait animale, et qui m’est aussi adhérente que la couleur de mes yeux. J’ai à la sauver, non pas à la tuer » Propos du 15 avril 1930.
Les purs esprits, privés de leur corps, de leur animal, n’ont droit qu’aux sarcasmes d’Alain, comme les polytechniciens (pourtant surnommé « insecte noir » ou « polytechnicus niger », mais, on le sait bien : « qui veut faire l’ange fait la bête »)
« Il y a une facilité effrayante dans le polytechnicien éminent ; on dirait qu’il n’est que cerveau et combinaison, sans aucune crasse d’âme ; et cela étant impossible par le cœur, le poumon et le foie, il faudrait croire que de telles intelligences sont coupées de la bêtise, ou disons de la bête, pour rendre tout son sens à un beau mot » Propos de mars 1932
Au contraire, celui qui construit son esprit en partant de son corps fait le bon choix :
« Il faut modérer parfois l’intelligence aussi, et ne pas rougir d’être un bon animal, avant toute chose. J’aime mieux une petite lueur de bon sens, portée par de bons muscles, qu’une grosse tête sur un petit corps. Sans les muscles, l’idée n’irait pas loin ; une pensée chargée de matière, une pensée aux larges pieds, voilà ce qui mène le monde. Nos professeurs n’ont pas assez médité là-dessus ; car je vois qu’ils nous font une élite, et méprisent la masse. Double erreur. L’élite n’a pas besoin d’eux ; mais c’est ce gros garçon joufflu, un peu endormi, un peu paysan, qui a besoin d’eux. Mais ils nous font des têtes sans corps, avec des ailes d’ange, comme dans les tableaux d’église. Des poings qui pensent, voilà ce qu’il nous faut aussi. »
Propos du 5 novembre 1909
Mais ne pas oublier l’animal ne signifie pas lui laisser le commandement. Alain y insiste : être vaincu en soi-même par soi-même animal, c’est la faute :
« Il n’est pas beau d’être conduit par la partie animale de soi-même »
Propos du 18 novembre 1909
D’où l’arme redoutable de la métaphore animale qu’Alain manie – avec quelle férocité ! – contre ceux qui ne se conduisent plus, qui ne sont plus que des « pailles au vent », qui ont abdiqué leur jugement, leur humanité. Après avoir observé les animaux du Jardin des plantes, Alain songe à ses frères les hommes :
« Il y a une pensée animale, une volonté animale, et un animal contentement de soi dont les bêtes sont comme les statues vivantes. Et toutes les bêtes ne sont pas en cage. Combien de mouflons barbus à figure humaine, et combien d’obstinés chevaux et chameaux parmi nous, un peu gracieux et poètes dans leur première jeunesse, mais bientôt pétrifiés, définis pour eux-mêmes, et les yeux fixés désormais sur leur pâture, et remâchant toujours le même refrain ; sûrs d’eux-mêmes, sourds aux autres, et suivant leur route, toute leur pensée ramassée sur leurs joies et leurs douleurs. Toutes ces bêtes m’ont rappelé ma vraie devise d’homme : me penser moi-même le moins possible, et penser toutes choses. »
Propos du 25 avril 1909
C’est ainsi que sous la plume assassine d’Alain les fonctionnaires deviennent des dindons, les bureaucrates de vulgaires mollusques, et Taine un pitoyable gobe-mouches :
« Sterne raconte que, dans son pays, on conduit les dindons au marché en revêtant un grand manteau noir surmonté d’un chiffon rouge. Je suppose que les dindons, qui sont par nature un peu myopes, prennent alors leur conducteur pour quelque grand et puissant dindon, mieux renseigné qu’eux-mêmes sur les destinées de la race dindonnière.
Sterne n’insiste point là-dessus ; il dit seulement que les hommes ressemblent beaucoup aux dindons. Quand je pense aux réceptions du premier janvier, je trouve qu’il n’exagère pas trop.
Oui, ce jour-là, tous les fonctionnaires, gros et petits, s’habillent en dindons, et vont, l’air empesé et la tête juchée sur leur cravate, défiler devant quelque autre dindon, encore plus haut cravaté qu’eux. Et que lui disent-ils ? Des niaiseries. Que leur répond-il ? Des niaiseries.
Il faut entendre une fois ces stupides discours, pour mesurer la sottise humaine. Il faut voir défiler la magistrature et l’enregistrement. Il faut connaître les hommes qui viennent, en termes vagues et emphatiques, affirmer leur fidélité inébranlable à la République. Et il faut voir de quel air grave l’autre dindon reçoit leurs serments, et leur répond dans le même style.
Et du reste, sachez-le bien, tous ces gens ne sont pas si sots qu’ils en ont l’air. Tous s’ennuient à périr, et bâillent en dedans, chose très difficile, qui ne s’apprend que dans les bureaux. Si vous les interrogiez, ils conviendraient tous qu’ils n’ont rien dit d’utile et qu’ils n’ont rien entendu d’utile.
Quoi qu’ils pensent là-dessus, ils recommenceront. Pourquoi ? Ils n’en savent rien. Aucun d’eux n’a jamais essayé de s’abstenir. Ils savent pourtant bien que cette procession dindonnière n’est pas dans leur service ; qu’ils ne sont pas payés pour cela ; que s’ils refusaient d’être figurants dans cette mascarade, il ne leur arriverait rien du tout. Néanmoins, ils y courent comme au feu.
Ce qui n’empêche pas beaucoup d’entre eux de mépriser ceux qui disent la messe, et ceux qui y vont. »
Propos du 5 janvier 1907
« Au temps où je faisais mes études, je considérais Taine comme le roi des gobe-mouches. Cette espèce foisonnait à l’École Normale, et plusieurs de nos maîtres en étaient des exemplaires assez remarquables. Le gobe-mouches avale tout, faits, textes et commentaires. Il rend cela en idées, si l’on peut ainsi dire ; et comme je puis savoir, en ouvrant l’estomac d’un oiseau, quelles choses comestibles il a rencontrées, ainsi le discours du gobe-mouches montre des débris encore discernables des vérités qu’il a rencontrées en son vol de gobe-mouches, bec ouvert, sans choix. Je dis vérités, car tout est vrai. Tout ce qu’on voit est vrai ; tout ce qu’on lit est vrai ; oui, même l’écrit d’un fou ; car il est vrai qu’il l’écrit ; et les sottises elles-mêmes forment une part de l’opinion qui est considérable. On dit, on croit, et il est vrai qu’on dit et qu’on croit. On commente et de nouveau on commente le commentaire ; ce sont de vrais commentaires ; ce sont des faits de l’écriture. Le séminariste avale sa théologie ; il n’y regarde pas ; mais il est en cage et gavé selon un choix. Le gobe-mouches est en liberté ; il vole bec ouvert ; il avale tout. Cela est effrayant.
Je revois en imagination un jeune gobe-mouches qui s’est élevé depuis dans la littérature jusqu’à une place de demi-laquais ; demi-laquais c’est majordome. Ayant ingurgité les matières de M. Taine, comme on disait, et en ayant composé, s’il est permis de parler ainsi, une sorte d’aliment concentré, il fut, de notre année, celui qui fut invité à déjeuner chez l’illustre Académicien ; déjeuner réel, et en même temps symbolique. Si vous voulez savoir où ils ont déjeuné, ouvrez l’estomac. Morceaux de Taine, morceaux de Renan, un peu plus tard morceaux de Barrès. Au reste on ne pourrait pas dire que Renan et Barrès furent eux-mêmes des gobe-mouches ; car ils gouvernaient leurs pensées ; chacun à sa mesure ; mais enfin ils gouvernaient.
Pour ce qui est de Taine, je ne voudrais pas le confondre avec ses sots disciples ; c’est pourquoi je le dis roi sur cette espèce des gobe-mouches. Il a donné pour longtemps des lois à ce peuple des ébahis. Tout le marque ; il obéit ; il suit. En son temps, l’étude des fous était une chose neuve ; il y alla ; il vit un fou ou deux. Il en fut saisi ; il crut voir la nature humaine en ce grossissement. Les Pyrénées, la guerre, la Commune, autant de coups qu’il appela ses pensées. Il découvrit la nécessité, le poids des choses, les passions, le désordre, comme on découvre un bandit au coin d’une rue. C’est ainsi qu’on fait sagesse de ses expériences ; mais c’est une sagesse courte ; car ce qui frappe n’instruit guère. Et, encore, si l’on fait système de ces choses reçues, ou de ces pressions subies, on ne saisit plus en chaque chose, événement ou homme, que l’écorce. Ce genre d’esprit n’est juste que devant la mécanique nue ; aussi les pages de Taine sur les Pyrénées sont suffisantes et belles. Mais, dès qu’on veut comprendre l’homme, il faut choisir. » Propos du 1er juin 1928
Mais nous approchons du terme de notre parcours, et l’heure est venue de convoquer un animal qui, sous diverses formes (serpent, monstre aquatique, dragon) symbolise depuis la plus haute antiquité le chaos primordial, les forces du mal, qui ne sont jamais définitivement vaincues.
Après avoir traversé la Bible et Hobbes, il s’acclimate facilement chez Alain où il représente l’État, la Société, bref toutes ces instances où l’on prétend penser collectivement. Il s’agit bien sûr du Léviathan. Une drôle de bête assurément, mais surtout une bête redoutable :
« une brute puissant avec un tout petit crâne »
« La tête du Léviathan est, relativement à son immense corps, bien plus petite, et comme portée par un cou de cigogne »
« ce grand corps ne sait rien, ne voit rien et se croit lui-même, comme les fous »
« Léviathan n’est ni beau ni sage. Léviathan c’est l’association, c’est le bureau et le président ; c’est l’opinion commune, qui n’est de personne, et qui n’est rien. C’est la statistique, c’est la moyenne ; c’est l’ordre et la discipline ; c’est l’imitation de tous par tous ; c’est le stérile esprit de commandement et d’obéissance ; c’est le rapport extérieur, qui de tout homme fait une chose. Léviathan, c’est le sergent-major » Propos d’avril 1931
Car s’il faut bien s’accommoder de cette vilaine bête, c’est-à-dire, par exemple, accepter certaines contraintes de la vie en société, il convient de ne pas en faire un absolu devant lequel on se prosternerait, ce qui reviendrait à adorer l’animal, comme le « citoyen bêlant » qu’Alain dénonce si souvent.
Mais c’est d’un autre animal que viendra le salut. Alain, qui se voyait volontiers en cheval (« Je pense par un mouvement de cheval qui refuse la bride »), nous apparaît parfois, de son propre aveu, affublé des oreilles de l’âne, de l’âne rouge :
« Je secoue les oreilles, comme le célèbre âne rouge que l’on ne peut atteler » Propos d’avril 1931.
C’est de cet animal qui dit non que nous, pauvres humains, devons nous inspirer J’aperçois dans cette assemblée quelques beaux spécimens de cette précieuse espèce toujours menacée, et je me joins à Alain pour leur adresser un salut fraternel :
« En toutes les ligues, en toutes les associations, en tous les États, il se montre un bonheur d’acclamer, d’approuver les comptes, et de dormir, en haut, en bas, pendant un an, comme si les statuts pouvaient penser. Il y a aussi en ces assemblées de vrais croyants, un petit nombre de ceux que j’appelle les ânes rouges, qu’on ne peut atteler, qui ne croient rien. Ceux-là ont la foi, la foi qui sauve. » Propos de mai 1931
Pierre HEUDIER