J’ai lu une bonne page du sculpteur Rodin (car il sculpte aussi dans l’écriture), où il disait que les modèles, quand ils ont posé dans les Académies, prennent d’eux-mêmes une attitude tout à fait fausse ; et que ce faux nous vient du théâtre, véritable école et conservatoire de mensonge. Ces nobles vérités finiront par mettre en fuite, je l’espère bien, tous ces amateurs pourris qui régentent maintenant les beaux-arts.
Je suivais ces idées tout en bêchant la terre dans un petit coin de jardin que j’ai au soleil ; car c’est le temps de faire respirer la terre. Ces pensées, que je viens d’écrire, n’avaient mis qu’une raie d’ombre sur mon travail, comme un vol d’hirondelle. Je fis alors la réflexion que je venais d’être heureux sans le savoir. D’où je formai enfin, au bout de la plate-bande, une bonne maxime pour mettre les pédants en colère : il y a deux choses qu’on ne peut ni désirer ni rechercher, c’est le bonheur et c’est la vérité ; car, quand on ne les a point, on n’y peut penser ; et quand on les tient, on y pense si bien qu’on y est tout entier, et qu’on ne sait plus qu’on y pense. Là-dessus je me remis à pousser ma bêche.
C’est alors que s’éleva autour de moi, sous le soleil de midi, une merveilleuse harmonie humaine. C’était l’heure où les chevaux vont boire à la grande cuve de grès, dans laquelle un filet d’eau tombe jour et nuit. Il me vint des paroles et des rires ; le bruit aigu d’un mors ou d’une chaîne sur la pierre. Une fille était assise sur un cheval, et riait aux garçons. A travers les branches et la buée bleue, je vis toutes ces choses ensemble et à leur place, au tournant de la route. L’eau retombait ; le cheval s’ébrouait ; les langues allaient. Tous ces bruits s’élevaient comme des oiseaux. Harmonie parfaite, de mouvements, de couleurs, de sons. Toutes ces paroles n’avaient pas plus de sens pour moi que des pépiements d’oiseaux. Mais quelle clarté au-delà des paroles ! Sans doute l’amour poussait en cette fille comme en toutes choses, et sans pensée, comme en toutes choses. Le vieil Univers semait en elle, pour toute une vieillesse, pour l’automne, pour la charge de bois mort, un souvenir vivace, une chanson infatigable ; un déroulement d’années ; des enfants ; des siècles d’enfants. Toute cette joie, raison des raisons, renaissait autour de la fontaine. Musicien, conserve cette minute-là, si tu peux.
Mais bah ! Le musicien est dans quelque hôtel, à quelque soleil de véranda. Il tourmente quelque pédale de piano. Il cherche quelque chœur de femmes à la fontaine, pour quelque Sigurd ou quelque Siegfried. O sacrée ferblanterie !
5 avril 1910