Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Argan

De très petites causes peuvent gâter une belle journée, par exemple un soulier qui blesse. Rien ne peut plaire alors, et le jugement en est hébété. Le remède est simple ; tout ce malheur s’enlève comme un vêtement. Nous le savons bien ; et ces malheurs sont rendus légers, même dans le présent, par la connaissance des causes. Le nourrisson qui sent la pointe d’une épingle hurle comme s’il était malade au plus profond ; c’est qu’il n’a pas idée de la cause ni du remède. Et quelquefois même il se fait mal à force de crier, et n’en crie que plus fort. Voilà ce que l’on doit nommer un mal imaginaire ; car les maux imaginaires sont aussi réels que les autres ; ils sont seulement imaginaires en ceci que nous les entretenons par nos propres mouvements, en même temps que nous en accusons les choses extérieures. Il n’y a pas que les nourrissons qui s’irritent de crier.

On dit souvent que la mauvaise humeur est une maladie et qu’on n’y peut rien. C’est pourquoi je rappelle d’abord des exemples de souffrance et d’irrita­tion qu’un mouvement très simple peut aussitôt supprimer. On sait qu’une crampe au mollet ferait crier l’homme le plus ferme ; mais appuyez le pied bien à plat sur le sol, et vous êtes guéri en un instant. Pour un moucheron ou un charbon dans l’œil, si vous vous frottez, c’est un ennui de deux ou trois heures ; mais tenez seulement vos deux mains immobiles et regardez la pointe de votre nez ; aussitôt le courant des larmes vous délivre ; et, depuis que j’ai appris ce remède si simple, j’en ai fait plus de vingt fois l’expérience. Preuve qu’il est sage de ne pas d’abord accuser les êtres et choses autour de nous, et de prendre garde premièrement à nous-même. On croit observer quelquefois chez les autres une certaine prédilection pour le malheur, et cela se voit grossi dans un certain genre de fous. D’où l’on pourrait bien inventer quelque sentiment mystique en même temps et diabolique. C’est être dupe de l’imagination ; il n’y a point tant de profondeur dans un homme qui se gratte, et nullement un appétit de douleur, mais plutôt une agitation et irritation qui s’entretiennent d’elles-mêmes, par l’ignorance des causes. La peur qu’on a de tomber de cheval résulte de mouvements gauches et tumultueux par lesquels nous croyons nous sauver de chute ; et le pire est que ces mouvements font peur au cheval. D’où je conclurais, à la manière Scythe, que lorsqu’un homme sait monter à cheval, il a toute la sagesse ou presque. Il y a même un art de tom­ber, étonnant dans l’ivrogne parce qu’il ne pense point du tout à bien tomber, admirable dans le pompier, parce qu’il a appris par gymnastique à tomber sans craindre.

Un sourire nous semble peu de chose et sans effet sur l’humeur ; aussi ne l’essayons-nous point. Mais la politesse souvent, en nous tirant un sourire et la grâce d’un salut, nous change tout. Le physiologiste en sait bien la raison ; car le sourire descend aussi profond que le bâillement, et, de proche en proche, délie la gorge, les poumons et le cœur. Le médecin ne trouverait pas, dans sa boite à remèdes, de quoi agir si promptement, si harmonieusement. L’imagi­nation ici nous tire de peine par un soulagement qui n’est pas moins réel que les maux qu’elle cause. Au reste celui qui veut faire l’insouciant sait bien hausser les épaules, ce qui, à bien regarder, aère les poumons et calme le cœur, dans tous les sens du mot. Car ce mot a plusieurs sens, mais il n’y a qu’un cœur.

11 septembre 1923

 

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