Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Cérémonies

Si l’irrésolution est le pire des maux, on comprend que la cérémonie, la fonction, le costume, la mode soient les dieux de ce monde. Toute improvisa­tion irrite, non pas tant par l’idée de ce qu’on pourrait faire ou dire d’autre, mais plutôt par le mélange de deux actions dans le corps, ce qui affole nos serviteurs les muscles, et par un prompt effet, le cœur, notre tyran. Un homme surpris et mis en demeure est un malade. C’est pourquoi la liberté rend l’homme méchant. L’enfant le montre ; il n’y a point de jeu libre qui ne tourne au brutal. Sur quoi l’on se tromperait bien si l’on supposait de mauvais instincts toujours bandés comme des arcs, et que la loi réprime. Mais la loi plaît, et au contraire l’absence de loi déplaît et irrite par l’irrésolution, ce qui jette à l’extravagance. L’homme nu est frénétique. Le costume est déjà une loi et, toute loi plaît comme un costume. Louis XIV eut un pouvoir étonnant et en apparence inexplicable sur ceux qui l’approchaient ; cela venait de toutes ces lois qu’il établissait, pour lever, coucher, chaise percée. Il ne faut point dire que c’est parce qu’il avait puissance qu’il imposait ces lois ; mais au contraire, il faut dire qu’il avait puissance parce qu’il était lui-même loi ; chacun autour savait toujours, à un pas près, ce qu’il avait à faire ; d’où quelque idée de la paix égyptienne.

La guerre a tout pour déplaire ; mais le raisonnement se trompe là ; c’est que les hommes y trouvent aussitôt la paix ; je dis la vraie paix, celle qui habite en notre peau. Chacun sait ce qu’il a à faire. La raison vainement évoque le malheur, mais elle n’effraie point ; elle n’arrive pas à recouvrir un fond d’allégresse ; chacun voit une fonction bien définie, qui est son lot, et des actions qu’il ne peut remettre ; toute sa pensée y court, et le corps suit ; et ce consentement fait aussitôt un état de choses humaines, qu’il faut subir, comme on fait d’un cyclone. On s’étonne que les pouvoirs obtiennent tant ; mais ils obtiennent beaucoup justement parce qu’ils demandent beaucoup. Ainsi est la règle monastique qui guérit si bien l’irrésolution. Ce n’est rien de conseiller la prière ; il faut ordonner telle prière, à telle heure. La sagesse propre aux pou­voirs en vient toujours à un commandement tout sec, sans aucune raison. La moindre raison fera naître aussitôt deux pensées et mille. Certes il est agréable de penser ; mais il faut que le plaisir de penser se paie de l’art de décider. Ce modèle de l’homme est en Descartes ; et l’on sait qu’il fit la guerre, on ne peut dire pour son plaisir, mais par une méthode de se délivrer des pensées qui le touchaient trop.

On voudrait rire de la mode ; mais la mode est quelque chose de très sérieux. L’esprit se donne l’air de mépriser, mais il met d’abord une cravate. L’uniforme et le froc font voir des effets étonnants pour calmer. Ce sont des vêtements de sommeil ; ce sont des plis de la douce paresse, de la plus douce paresse, celle qui agit sans penser. La mode va à la même fin, mais en ména­geant la joie de choisir, qui est toute en imagination. Les couleurs attirent, mais la nécessité de choisir ferait peur. Ici le mal n’est montré que pour mieux faire goûter le remède, comme au théâtre. D’où cette sécurité hier en rouge et retrouvée en bleu. C’est un accord d’opinion, et c’est l’accord qui fait preuve. D’où une sérénité qui réellement embellit. Car il est vrai que le jaune ne va guère aux blondes, ni le vert aux brunes. Mais la grimace de l’inquiétude, de l’envie et du regret ne va à personne.

26 septembre 1923

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