Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Barbarie

J’en entends qui disent : « Barbarie. Sauvagerie. Ces peuples se révèlent tels qu’ils sont ». Ils me font penser à ceux qui jugent inhumain de combattre avec des lance-flammes ou des gaz empoisonnés. C’est qu’ils se font de la guerre une idée toute romantique. La guerre n’est jamais belle ; la guerre tue sans cérémonie et par tous les moyens ; ceux qui prétendent lui dire : « Tu n’iras que jusque-là » sont des rêveurs.

Rêveurs aussi ceux qui désirent un pouvoir fort, et réprouvent en même temps la méthode d’assassiner. Or, qu’on la nomme comme on voudra, cette méthode est la seule, dès que les moyens de droit sont méprisés. Il n’y a point de fascisme doux ; et encore moins dans les commencements.

De quelque race qu’ils soient, les hommes s’abaissent aisément jusqu’à ces nécessités terribles ; car il s’agit de faire peur, et jamais on ne fait assez peur. Au reste les Conseils de Guerre n’y regardaient pas beaucoup, comme on le sait trop. Barbares ? Sauvages ? Méchants ? Non point du tout. Hommes comme vous et moi, mais pris par un jeu dont ils n’ont pas saisi d’avance les règles atroces. Ils tuent ; ils reviennent couverts de sang ; on voudrait les punir ; on ne peut. Bien aisément ils répondraient : « C’est vous qui l’avez voulu ».

Pareillement ceux qui veulent un pouvoir fort ne savent pas bien ce qu’ils veulent ; mais il est clair pourtant qu’ils veulent forcer, c’est-à-dire tuer ce qui résiste. Et évidemment il est bien séduisant, quand on se croit capable de régler en trois décrets le chômage, la monnaie, les impôts, la fraude, la vente du blé et autres problèmes, il est bien séduisant d’aller droit et de frapper fort. Dans le fait le bon tyran sera comme les autres. Ce n’est rien de massacrer les opposants ; mais faire baisser le prix du lait ou de la viande, voilà ce qui est difficile. Donc comptez que toutes les tyrannies se ressemblent.

 

Félix Vallotton (1865-1925): Verdun, 1917, Paris, musée de l’Armée.

 

Ces réflexions ramènent à une autre méthode de vivre en société, par consentement, mais aussi par contrôle et discussion. Or il y a bien des manières sans doute d’assurer les droits du citoyen, ce qui est la même chose qu’assurer le pouvoir ; mais ces systèmes de vie commune sont nécessairement compliqués et lents.

J’entendais hier un agriculteur qui se plaignait d’avoir à payer son fermage et de ne pouvoir vendre son blé. Encore lui n’a-t-il pas un arriéré de dettes. La situation de beaucoup d’autres est pire. Que faire ? Je ne sais. Mais lui, s’animant, disait qu’il fallait un pouvoir fort, capable de punir les multimillionnaires qui spéculent sur les blés étrangers et que tout le monde connaît ; un pouvoir capable aussi de briser les routines administratives. Cet homme est plutôt de droite ; mais je discernais sans peine, dans ses discours à deux tranchants, qu’il ne comptait pas plus sur le côté Tardieu que sur le côté Chautemps. Au vrai, il s’agitait dans le vide. Un pouvoir fort ne serait pas à ses ordres, mais un pouvoir fort le ferait taire, et promptement. C’est peut-être cela qu’il voudrait. Beaucoup sont fatigués de penser librement. Ce sont les nouvelles qui les affolent. Tenus plus serrés, ils se résigneraient mieux. Les journaux officiels (il n’y en aurait plus d’autres) leur dicteraient chaque jour l’opinion permise.

C’est par l’esprit libre que l’homme est inquiet. C’est pourquoi celui qu’on instruit est d’abord mécontent. Il est mécontent parce que l’esprit est mécontent. Il faut s’accoutumer à cette fonction de critique, et se trouver content d’être mécontent. Autrement on n’est bon qu’à croire, à acclamer, à obéir sans jamais chercher à comprendre. Alors la tyrannie va de soi.

Je conclus qu’il faut contrarier les pouvoirs, non pas en refusant obéissance, mais en refusant approbation. Les interpeller non point pour les renverser, mais pour les réveiller. Ce jeu vient d’être joué une fois ; les radicaux du ministère ont interpellé ou, pour mieux dire, se sont interpellés eux-mêmes. Ils restent, mais c’est folie de croire que l’action gouvernementale n’en sera point changée. La moindre pesée d’opinion agit. Il faut seulement que l’opinion existe, et cela dépend de chacun.

Vigilance, 16 septembre 1934

Libres Propos, Nouvelle série, Huitième Année, n°10, 25 octobre 1934 (LXXVI)

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