L’art de persuader ne repose pas premièrement sur les preuves. C’est naïveté d’arriver avec de fortes preuves pour se faire ouvrir la citadelle ; c’est faire sommation à coups de canon. L’esprit qui se voit ainsi assiégé coupe d’abord les ponts. C’est pourquoi le plaisir de conversation suppose que l’on ne dise que des choses connues et approuvées, en leur donnant, si on peut, un air de nouveauté. Ce jeu, que l’on nomme l’esprit, vise à intéresser sans inquiéter. Mais celui qui veut instruire hors de lieu, on le nomme pédant ; pédant c’est pédagogue ; il est remarquable que ce nom de pédant, qui désigne exactement la fonction d’enseigner, soit toujours mal pris dans le monde, et avec un sens de reproche. Cela avertit qu’il est périlleux d’enseigner hors de l’école. Mais comment faire, si l’on vise à changer les opinions de quelqu’un ?
La règle des règles est que vous commenciez en partant de son opinion à lui, non de la vôtre. Les écrivains ne procèdent jamais autrement. Et pourtant l’écrivain a cet avantage qu’il ne se montre point, qu’il ne guette point, qu’il n’est pas embusqué pour prendre avantage d’une remarque, ou d’un assentiment donné à l’étourdie. On se défie moins d’un écrivain que d’un homme présent en chair. Et pourtant l’écrivain sait bien s’établir d’abord dans le lieu commun. « Tout est dit » ; c’est ainsi que La Bruyère prélude ; et voilà une bonne préface à un livre piquant et neuf. Cela revient au préambule du marchand de couteaux et de pâte à rasoir : « Ce que je vais vous dire, vous le savez aussi bien que moi ». Socrate ne manqua jamais à cette invincible méthode, qui est de chercher à s’instruire aux opinions d’autrui. On ne pouvait quitter cet homme, qui disait toujours : « Je ne sais rien ».
Les avocats savent développer d’abord, et même fortifier, l’opinion de l’adversaire, et encore mieux celle du juge, s’ils la supposent contraire à leurs vues. Et celui qui a deviné d’abord tous les arguments de l’adversaire ne se prive jamais de les étaler. C’est gagner beaucoup ; c’est intéresser ceux qui ont juré de ne se point intéresser ; c’est obtenir oui de ceux qui se préparaient à dire non. Au prétoire, ce n’est qu’une manœuvre ; mais si on la fait de bonne foi, on se trouve bien plus fort. Même la redoutable politique peut être un sujet de conversation si l’on se fait dire les raisons de l’autre, au lieu de proposer celles qu’on a soi-même suivies. Cette démarche est d’amitié et de paix. Dès que vous supposez que l’autre est de bonne foi, il l’est. Ils e modère lui-même ; il ouvre la porte, au lieu de l’enfoncer.
Il n’est point d’homme qui n’aime la philosophie par-dessus tout. Ce que c’est que science, sagesse, courage, cela intéresse le premier venu ; et c’est le thème de toute conversation. Mais tous craignent l’argument. Si vous avez mis un homme dans le cas de ne pouvoir répondre, et de s’empiéger lui-même, comme dit Montaigne, il ne faut pas compter qu’il vous en saura gré. Il aura pour vous à peu près la même considération que le renard pour le piège où il a manqué d’être pris une fois. Convenons que l’homme n’a point tort de se dire en vous quittant : « Il y a sans doute une réponse ; je n’ai pu la trouver ». Car nul ne se convertit pour un argument auquel il n’a pu répondre, s’il ne l’a lui-même trouvé. Or, il en est de même dans toutes les affaires ; et je n’ai point connu d’homme qui ne fût aussi défiant qu’un renard, devant un argument qui lui semble bon. Remarquez que ce pouvoir de douter, même devant l’évidence, c’est tout l’homme. Tous, sans exception, considèrent la force d’esprit comme une sorte de violence. Le vainqueur, en cette guerre des opinions, ne gagne jamais rien.
21 août 1927 (PZ)
La Psychologie et la Vie, septembre 1927
Libres Propos, Nouvelle Série, Première année, n°8, 20 octobre 1927 (LVI)