Propos sur la sagesse
Extraits de la dédicace d’Alain du livre « Minerve ou de la sagesse » (1939) : « Toute la sagesse pratique ayant été versée dans les Propos sur le Bonheur, toutes les passions, dans divers recueils concernant les signes, restait-il une Sagesse ? Oui certes, et on la trouvera ici. Je la nommerais Sagesse Intellectuelle pour faire entendre qu’elle consiste surtout dans une police de l’Esprit. (…) Non pas des conseils de sagesse, mais plutôt un examen des notions qui importent, et qui ouvrira des chemins à la réflexion. »
Qu’il est difficile d’être content de quelqu’un !
« Qu’il est difficile d’être content de quelqu’un ! » Cette sévère parole de La Bruyère doit déjà nous rendre prudents. Car le bon sens veut que chacun s’adapte aux conditions réelles de la vie en société, et il n’est point juste de condamner l’homme moyen ; c’est folie de misanthrope. Donc, sans chercher
Penser, c’est dire non
Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la
Doctrine de l’action
Un sage qui cultive son jardin et ne parle guère, se vante d’avoir fait tenir toute la doctrine de l’action en deux chapitres dont chacun n’a qu’un mot. Premier chapitre, continuer. Deuxième chapitre, commencer. L’ordre, qui étonne, fait presque toute l’idée. Méditer vaut mieux que discuter. Par ce moyen, les
Repentir et remords
La pensée est un repentir ; ce n’est pas un remords. Remords est retour amer et inutile ; c’est mauvais usage des fautes ; mais bien plutôt nul usage. Celui qui est content de ce qu’il a pensé, en ce sens qu’il n’y voit nul défaut, c’est un sot ; laissons-le. Mais je ne
Crimes involontaires
Je n’irais pas jusqu’à dire que tout ce qui est énergiquement voulu est bon. Cela choque. On demandera si un crime n’est pas quelquefois énergiquement voulu. C’est pourquoi le mot de Socrate : « Nul n’est méchant volontairement » est presque toujours repoussé. Trop vive lumière peut-être. Platon comparait le bien au soleil,
Impudicité
Dès que l’on veut peindre les vices, les dépravations, et enfin ce genre d’emportement qui concerne les plaisirs de la chair, il est difficile de garder la mesure. Je ne crois point que Juvénal l’ait gardée ; je ne crois point que Zola l’ait gardée non plus ; et nous ne manquons
Eloge de l’apparence
Il y a un art de constater, qui importe beaucoup pour la formation de l’esprit, et qui est à portée de tous, mais avec cela le plus ignoré et le plus oublié. Je trouve ma montre dans le gousset cl’ un autre ; je puis constater que c’est bien ma montre,
Pour l’amitié
L’amitié est une heureuse et libre promesse à soi qui change une sympathie naturelle en une concorde inaltérable, d’avance au-dessus des passions, des intérêts, des rivalités et des hasards. Telle est la définition que je propose d’un sentiment tant de fois célébré et tant de fois trahi. Chacun la refusera,
Il n’y a pas de mal à se reconnaitre fou
Régler le dedans sur le dehors, c’est une maxime de Comte, par-dessus laquelle galope l’esprit ambitieux, toujours occupé, au contraire, à régler le dehors sur le dedans, ce qui est réformer, inventer, créer. On sait qu’il y a des professeurs qui passent trois ou quatre heures à prouver l’existence du
Fidélité
Quand on veut dire qu’il y a de la volonté dans l’amour, tous résistent, d’après l’antique idée d’une fatalité des passions . En quoi il y a du vrai ; car on ne choisit pas d’aimer ou non, ni d’aimer telle ou telle. Mais il faut dire aussi que l’idée d’une
Mécanique civilisation
J’admire fort notre civilisation. Je le dis sans rire. Il est merveilleux de penser à cette multitude d’actions barbares qui sont comme impossibles à un homme moyen de chez nous. Bousculer une vieille mendiante, se moquer d’un aveugle, tromper un enfant, laisser un malade à la rue, écraser froidement un
Régler ses pensées
L’homme qui se connaît sans se conduire est aussitôt malheureux ; je ne sais pas jusqu’où il descendrait ; nul ne le sait, car le désordre est informe ; une peur non surmontée le fait voir aussitôt ; le fait voir aux autres ; car qui se connaît dans la peur absolue ? Les grandes paniques
Aimer ce qui existe
Il y a des choses qu’il faut bien accepter sans les comprendre ; en ce sens, nul ne vit sans religion. L’Univers est un fait ; il faut ici que la raison s’incline ; il faut qu’elle se résigne à dormir avant d’avoir compté les étoiles. L’enfant s’irrite contre un
Communiquer
Il y a une impuissance de communiquer, qui est comme une disgrâce d’entendement. C’est ce genre de maladie qui fait que l’on doute d’être compris, et que l’on veut d’abord s’assurer qu’on est bien compris. Cette manie expliquante est une sorte d’injure continue. On semble dire à l’auditeur, ou au
L’esprit libre et l’esprit juge
Savoir que la terre tourne, cela n’avance pas beaucoup, ni pour le bonheur, ni pour la sagesse, ni pour la justice. D’où un homme subtil et assez avancé dans les sciences, voulait conclure que l’on avait fait beaucoup de bruit pour cette aventure de Galilée, beaucoup de bruit pour peu
Une bibliothèque
Quand on m’annonce une Bibliothèque de Culture Générale, je cours aux volumes, croyant bien y trouver de beaux textes, de précieuses traductions, tout le trésor des Poètes, des Politiques, des Moralistes, des Penseurs. Mais point du tout ; ce sont des hommes fort instruits, et vraisemblablement cultivés, qui me font
Faire plaisir
Je parlais d’un « art de vivre » qu’il faudrait enseigner. J’y mettrais cette règle : « faire plaisir ». Elle me fut proposée par un homme que j’ai connu assez vif de ton, et qui a réformé son caractère. Une telle règle étonne au premier moment. Faire plaisir, n’est-ce pas être menteur, flatteur, courtisan ? Entendons
L’égalité par les différences
Je ne pense pas volontiers au problème des races. Ce genre de pensée à quelque chose d’injurieux. Comme de décider si un homme est intelligent ou non, vaniteux ou non, courageux ou non. Cela tente, toutefois il y faut résister. Non que je me refuse à voir les différences ;
Soyez rois en vous-mêmes
Platon a dit des choses merveilleuses sur le gouvernement de soi-même, montrant que ce gouvernement intérieur doit être aristocratique, c’est à dire par ce qu’il y a de meilleur sur ce qu’il y a de pire. Par le meilleur il entend ce qui en chacun de nous sait et comprend
Amour platonique
Je ne sais quel auteur a dit, à peu près, que l’amour devient promptement anémique sans les nourritures de vanité. Cette malicieuse remarque éclaire justement l’amour tel qu’il devrait être, tel qu’on le veut, tel que tous le cherchent. Un roi voudrait être aimé pour lui-même; et cette idée si
Ivresse
Il y a de la profondeur dans un ivrogne ; c’est comme un refus total et une démission de l’homme. Boire avec suite, c’est la plus sérieuse manœuvre contre le sérieux. Dans les anciennes corporations, il y avait une espèce de science du boire, et l’on appelait Sublime celui qui y excellait.
Notre loi secrète
En ce point de la côte, la mer n’a pas usé le rivage par de grandes plages entre deux becs de schiste ; mais la terre nourricière se trouve tranchée comme à la bêche par de profondes entailles, et séparée en îlots grands comme des maisons, chacun élevant au niveau
L’art de persuader
L’art de persuader ne repose pas premièrement sur les preuves. C’est naïveté d’arriver avec de fortes preuves pour se faire ouvrir la citadelle ; c’est faire sommation à coups de canon. L’esprit qui se voit ainsi assiégé coupe d’abord les ponts. C’est pourquoi le plaisir de conversation suppose que l’on ne
Vœux du Nouvel An
Tous ces souhaits et tous ces vœux, floraison de janvier, ce ne sont que des signes; soit. Mais les signes importent beaucoup. Les hommes ont vécu pendant des siècles de siècles d’après des signes comme si tout l’univers, par les nuages, la foudre et les oiseaux, leur souhaitait bonne chasse
La Toussaint
Il n’est pas étonnant que la Toussaint et la fête des morts, qui ne sont qu’une seule fête en deux pensées, se trouvent placées en ce moment de l’automne où il est clair que tout se défait, et que rien ne s’annonce encore. Tout s’efface par cette pluie infatigable, mais
L’homme complet
Le pédant nous fait voir un esprit bien fait dans un corps maladroit. L’animal a été oublié, et se venge par un désaccord entre l’enveloppe et le contenu, qui se sent dans la moindre parole. L’athlète est tout le contraire d’un pédant, parce que le corps a reçu tous les
Mensonges de l’expérience
On cite, comme tout à fait ridicule, cette croyance de certaines peuplades, qu’il ne faut point nommer même tout bas, l’animal que l’on chasse, sous peine de manquer la chasse. J’aperçois déjà quelque chose de vrai dans cette opinion ; car il est vrai qu’à la chasse il est bon
L’intuition
Il y a du sentiment et même du pressentiment dans l’intuition, sans quoi elle n’aurait point de prise sur nous ; mais il s’y trouve aussi une vue de l’esprit ou des sens, qui pénètre instantanément son objet, et d’après laquelle il nous apparaît bon ou mauvais, favorable ou suspect,
Le maître de musique
S’ils ne sont pas vertueux, faisons-leur un cours de morale. Et, s’ils sont crédules, un cours de pensée. Et s’ils méconnaissent le passé humain, un cours d’histoire. Quand je pense à tous ces cours, où le plus savant travaille tandis que les ignorants ne font rien qu’écouter, je veux imaginer
Le fanatisme
L’homme est fanatique parce qu’il est animal. S’éveiller c’est premièrement bondir ; faire attention c’est premièrement guetter. Il reste quelque chose de ce mouvement dans toutes nos pensées, sans quoi nos pensées ne nous seraient rien. Mais chacun sait qu’une grande peur ou un grand désir n’aident point à toucher
L’attention intempérante
L’art de faire attention, qui est le grand art, suppose l’art de ne pas faire attention, qui est l’art royal. Savoir dormir, savoir se reposer, savoir ignorer, savoir oublier, voilà ce qui est trop rare dans les chefs. L’homme est étrangement assiégé ; couleurs, odeurs, bruits, contacts ne cessent pas
La vraie attention
Lorsque l’homme de troupe tremble devant le capitaine, on ne peut pas dire qu’il manque d’attention ; on voudrait dire qu’il en a trop ; toujours est-il qu’il ne fait pas attention comme il faut. Et, s’il est vrai que l’oiseau soit fasciné par le serpent, l’oiseau non plus ne
La générosité
C’est une vieille thèse, fortement soutenue, faiblement combattue, que les hommes n’agissent que par intérêt, n’aiment que par intérêt, ne haïssent que par intérêt. Les preuves, bonnes ou mauvaises, font ressortir simplement ceci, c’est que les philosophes n’ont guère de passions ; et c’est en ce sens qu’ils sont étrangers
Faire dormir ses pensées
Avant de dormir soi-même, il faut faire dormir ses pensées. Mais cela ne va pas bien, car vouloir endormir une pensée, c’est penser ; et penser c’est s’éveiller. Toute pensée nous met en alerte ; et cela est naturel dans un univers qui n’a rien promis. En toute situation, l’homme
Ne pas choisir
Beaucoup se plaignent d’avoir mal choisi. C’est qu’un métier n’est nullement, pour celui qui le fait, ce qu’il était devant celui qui l’a choisi. Toutefois n’allez pas maintenant en choisir un autre ; vous y trouverez d’abord une belle apparence, et, bientôt après, tout a fait autre chose ; bon ou mauvais,
La fureur de penser
Demandez quelle rue vous devez prendre, ou quelque renseignement de ce genre-là, vous aurez une réponse courtoise. Mais demandez à un homme ce qu’il pense, et le voilà en colère. Ce n’est pas que son intime jugement ait toujours ce ton de colère ; c’est plutôt que tout homme est timide
Découvrir l’être de chacun
Il y a une connaissance des hommes qui ne sert point, parce qu’elle ne saisit rien ; c’est la malicieuse connaissance de ce qui manque, de ce qui n’est point ; c’est saisir le vide. La ruse se fait des chemins dans ce vide autour des hommes ; mais jamais un homme ne
Les fruits de la confiance
La cause principale qui fait que la paix est une œuvre difficile, c’est qu’on n’a jamais vu la bonne foi répondre à la défiance. L’homme est ainsi fait qu’il rend en même monnaie, et se croit assez honnête s’il donne justement ce que l’autre attend. C’est par là que des
Signes ambigus
C’est vite fait de supposer une âme d’après les signes, mais cette supposition n’est pas vérifiée une fois sur mille. Pour ma part, dans l’ordinaire de la vie, je ne remonte à l’âme que si l’on m’en prie par des signes redoublés ; hors de ces cas remarquables, je rapporte les