Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Chacun sait que les parents instruisent assez mal leurs enfants, quand ils veulent s’en mêler.

Chacun sait que les parents instruisent assez mal leurs enfants, quand ils veulent s’en mêler. J’ai vu un bon père, qui était aussi un bon violoniste, tomber dans des accès de colère ridicule, et enfin remettre son fils à quelque professeur moins passionné. L’amour est sans patience. Peut-être il espère trop ; peut-être la moindre négligence lui apparaît-elle comme une sorte d’insulte. Enfin ce sentiment, si porté à expliquer les fautes et à les excuser, lorsqu’il juge sur le rapport du maître, devient plus sévère qu’il ne faudrait s’il enseigne lui-même. Mais je ne suis pas surpris que l’on soit si sévère pour les siens ; ne l’est-on pas étrangement à l’égard de soi-même ? Un homme pardonne bien aisément une maladresse d’autrui ; mais le souvenir de sa propre maladresse le fait encore rougir dix ans après. Ainsi rougit-il de l’ignorance de son fils comme il rougirait de la sienne propre ; il perd toute mesure et les choses n’en vont pas mieux.

Aristote a dit que le sentiment bientôt tyrannise. Et il faut voir les deux côtés. Le père imagine, s’il rencontre la frivolité du jeune âge, que son fils ne l’aime point. Mais l’enfant, lui, comprend encore moins que son père le veuille forcer. Il essaie tous les signes du sentiment ; s’il ne réussit point le voilà au désespoir. Il y a un esprit de révolte et des crises de passion qui troublent profondément les familles, et que l’école efface aussitôt. J’ai vu un enfant hurlant que l’on traînait à l’école ; à peine la porte refermée, il se taisait ; il se trouvait écolier par la force de l’institution. C’est qu’un genre d’indifférence, qui pour le maître est de métier, agit fort promptement comme un climat.

Précieuse chose que le sentiment. Mais n’en attendez pas des services qu’il ne peut rendre. Le tyran pensait bien que Guillaume Tell tremblerait à cause de son fils. Or, celui qui explique est comme un tireur d’arc ; il ne faut pas que la cible l’intéresse trop. Selon moi le bon maître est assez indifférent, et il veut l’être, il s’exerce à l’être. Un père peut dire à son fils : « Fais cela pour me plaire », mais à la  condition qu’il ne s’agisse pas de faire   attention, d’examiner, de comprendre ; car, chose étrange, la bonne volonté trop marquée, l’ardeur, la vivacité, tout ce qui ressemble à la passion enfin, sont tout à fait incompatibles avec l’exercice de l’intelligence. Tant qu’un sujet vous touche vivement, pour une cause ou pour une autre, vous n’êtes pas en mesure de le dominer par la pensée. Il faut user d’abord le sentiment.

D’un autre côté, le maître ne doit point dire : « Faites ceci ou cela pour me plaire. » C’est usurper sur les parents. Et l’enfant, qui a une extrême pudeur là-dessus, ressentira souvent toutes les preuves d’affection comme des espèces d’injustes contraintes. L’accent même de l’affection déplaît chez ceux qui n’ont point droit de le prendre. De là vient que les sentiments paternels, chez tout autre homme que chez le père, sont si aisément ridicules. Enfin chaque relation de société a sa nuance propre ; c’est au père qu’il convient d’agir en père, au maître en maître. Quelques-uns là-dessus ont des scrupules ; un père craint de trop aimer ; un maître s’exerce à aimer. Je crois que ces scrupules gâtent tout ; il faut que chacun soit bien ce qu’il doit être, et que l’harmonie naisse des différences. La force de l’affection, quand elle demande, c’est qu’elle pardonnera tout. Au contraire l’autorité ne peut que s’affaiblir à vouloir deviner les pensées et provoquer les sentiments ; car si elle feint d’aimer elle est odieuse, et si elle aime réellement elle est sans puissance. J’ai observé, et cela est connu de ceux qui ont appris le métier, que, dès que l’enfant se découvre le pouvoir d’affliger réellement le maître par la paresse ou la frivolité, aussitôt il en abuse. Autant que je sais le désordre suit promptement, dès qu’une bonté de cœur se montre. Enfin l’école n’est nullement une grande famille. A l’école se montre la justice, qui se passe d’aimer, et qui n’a pas à pardonner, parce qu’elle n’est jamais réellement offensée. La force du maître, quand il blâme, c’est que l’instant d’après il n’y pensera plus ; et l’enfant le sait très bien. Ainsi la punition ne retombe pas sur celui qui l’inflige. Au lieu que le père se punit lui-même dans son fils.

04/06/1914

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