Ce matin j’ai vu un chien qui hurlait ; et ce hurlement qui montait d’une octave à sa fin, ressemblait assez à ce hurlement de la, do, si, do, do, que l’on décrit communément comme signe de la rage. Pendant que je me faisais ces remarques, le chien était déjà loin, hors de ma vue, hors de mon atteinte, porteur d’horribles maux peut-être.
Il n’y a point, dans les contrées sauvages, de bête féroce qui soit aussi redoutable pour l’homme que le chien l’est chez nous. Car, par nos idées, par notre prudence même, la morsure d’un chien enragé est le commencement d’une torture d’imagination sans remède ; un homme qui craint pour lui-même, qui guette, qui attend quelque symptôme de cette effrayante maladie, est plus à plaindre, sans doute, que celui qui est déjà dans les convulsions. On devrait donc craindre bien plus un chien qu’un lion ; purger les rues de tous ces chiens en liberté, et même de tous ces chiens sans muselière, qui, quoique tenus en laisse, n’en sont pas moins capables de mordre. Peut-être même serait-il raisonnable de scier par mesure de police toutes les dents pointues de tous les chiens ; car il paraît que les autres dents ne peuvent inoculer le virus. Bref les hommes devraient se liguer contre les chiens.
Mais l’amitié l’emporte, et cela est beau à considérer. Je ne sais comment cela se fait ; le chien est bien clairement conduit par la partie inférieure de lui-même ; il est gourmand ; il est libidineux ; il est brave contre les faibles, et souvent poltron ; mais il sait aimer. Il aime sans conditions ; il aime religieusement ; il adore. Tout le monde a pu voir des chiens très forts et très méchants frappés à tour de bras par leur maître ; ils se couchent, ils implorent, ils gémissent ; ils ne se révoltent jamais. Ils reconnaissent le droit de leur maître sur eux ; ils se donnent à un maître ; et ils ne se reprennent jamais. Même après un long temps, ils reconnaîtront encore leur premier maître, et, si les deux maîtres se présentent en même temps, le chien va de l’un à l’autre, comme s’il n’avait aucun moyen de se délier lui-même de ses serments, ni de les faire annuler par qui que ce soit.
Ces traits sont bien touchants ; ils le sont d’autant plus que cet ami parfait est très peu raisonnable. Les rôdeurs savent bien qu’avec un peu de corne brûlée prise chez le maréchal-ferrant, on séduit le plus prudent, le plus féroce et le mieux nourri des chiens ; il manque à ses devoirs de gardien ; il laissera assassiner son maître ; mais il aime son maître présent avant tout et plus que tout. Ce pouvoir absolu, et qui fait le bonheur de l’esclave, est bien doux à exercer. Peu d’hommes y résistent. On hait ou on craint le chien qu’on pourrait avoir ; on aime celui qu’on a. Par où l’on voit la merveilleuse puissance du plus petit mouvement d’amitié.
16 décembre 1911