Il arriva que Jésus eut soif ; il s’approcha d’un figuier et n’y trouva point de figues. Aussitôt il maudit l’arbre inutile, et l’arbre sécha sur pied. Or ce n’était point la saison des figues. Cette étonnante remarque ne peut venir ni d’un copiste, ni d’un commentateur ; ces gens-là ne font que des changements raisonnables. Aussi je ne suppose ici point d’erreur. Tout au contraire, en ce terrain pierreux, de telles failles et vitrifications, d’abord inexplicables, me font dire que l’esprit a frappé là. Scandale, dit le lecteur pieux ; je ne puis comprendre. Patience. Plus grand scandale quand vous comprendrez.
Il me plaît d’imaginer la défense du figuier. « Pourquoi maudit ? Je ne me règle point sur votre soif ; je me règle sur les saisons, et j’obéis à la nécessité extérieure. Image donc je suis, et utile image, de cette loi qui irrite les impatients. Aussi je me moque des impatients. Le même Dieu qui a limité les marées est celui qui a voulu que j’eusse des figues en un certain temps, comme des fleurs en un certain temps. Je suis l’Ancienne Loi, la Loi de Toujours ». On reconnaît le discours du Pharisien. Or les figuiers n’ont point cessé d’obéir aux saisons, et les Pharisiens parlent plus haut que jamais.
Mettez-vous cent mille en cortège et demandez aux Docteurs de la Loi d’établir enfin la vraie paix entre les nations. Vous entendrez un discours assez fort. « Suis-je maître des nécessités ? Est-ce moi qui ai fait ce monde comme il va ? Ne parlons pas, Messieurs, de nos désirs. J’aime la paix autant que vous l’aimez ; je la souhaite ; je la veux. Mais où avez-vous lu que nos désirs, que nos souhaits, que nos volontés sont la loi des choses ? Je ne fais pas de miracles. Quand les conditions d’une vraie Paix seront réalisées, la vraie Paix sera. Je vous l’annoncerai. Mon affaire est de savoir ce qui est, et d’en conclure le possible et l’impossible. Et qui sait mieux que moi ? J’ai des résumés de tout, et je les tiens à jour. J’ai trente commissions qui enquêtent pour moi et qui résument pour moi. J’ai des artilleurs, j’ai des juristes, j’ai des économistes, j’ai des démographes, j’ai des géographes, j’ai des statisticiens. Je suis documenté, et vous ne l’êtes point. Vous me faites savoir ce que vous voulez ; et moi je vous fais savoir ce qui est et ce qui sera par nécessité ». Les cent mille manifestants s’en iront plus pauvres qu’ils ne sont venus. Une fois encore dépouillés d’espérance. Et contents.
Non pas contents tout à fait. Le nouveau Dieu est ressuscité ; il n’a pas aboli l’Ancienne Loi, mais l’ancienne loi non plus n’a pas effacé l’image du scandaleux supplicié. Que les figuiers suivent les saisons, cela juge les figuiers. Mais, aux yeux de l’homme, la nécessité n’est nullement respectable. La loi des bêtes sera surmontée ; la loi de l’homme sera. Il n’est pas d’assassin qui n’invoque la nécessité ; qu’il soit donc traité selon la loi des bêtes. Mais quel est l’homme raisonnable, ou seulement résolu à n’être point fou, qui reconnaît valable cette loi de nécessité, source indubitablement de ses plus folles pensées, de ses plus inhumains désirs, de ses plus brutales colères ? Eh oui, ce sera ainsi et toujours ainsi si nous laissons aller la nécessité extérieure. Spectateur des choses humaines, donc ; toujours souhaitant, et n’osant rien. Attendant ses fruits du vent, du soleil et de l’eau. Mais il n’y a que le fou qui s’abandonne ainsi. L’homme véritable n’attend point la saison de la paix.
5 janvier 1924 (LP)
Libres Propos, Première série, Troisième année, n°20, 12 janvier 1924
L’Émancipation, 15 avril 1924