Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Cormoran

Quand le grand brassage d’équinoxe traîne sa rumeur de plage en plage et le long de l’estuaire, on retrouve la nature sans l’homme et les pas de la création ; chaque chose se tourne alors selon les autres, et la nécessité de chaque forme se montre. La houle attaque le banc de sable ; on croirait qu’elle va le reculer ou le diminuer ou l’aplanir ; mais c’est qu’on n’a pas bien remarqué le moment où la vague porteuse de sable dépose son fardeau ; c’est justement sur ce dos rond, où elle est ralentie, où elle s’aplatit, où elle rampe ; on se rappelle alors que c’est ainsi que les fleuves violents élèvent leurs rives comme des digues au-dessus de la plaine. Je vois ici ces mêmes effets, seulement ils sont sensibles après une heure ; je vois que l’obstacle grossit par la violence même de l’attaque ; il y aura donc un barrage naturel juste contre le vent dominant ; le fleuve passera le long de l’abri rocheux ; et lui-même, à mesure qu’il sera plus resserré, il creusera plus profondément ce chenal courbe ; c’est ainsi que la mer forme le rivage. C’est ainsi ! Voilà de toutes les pensées la plus difficile à former. Aussi la plus utile ; que sont nos lois si elles ne côtoient pas les lois naturelles ? Et va-t-on décréter qu’une vache donnera deux seaux de lait au lieu d’un ? Voici mesdames les vaches qui arrivent de leur invariable pas ; on voit bien qu’elles ne sont pas citoyennes.

Sur cet ordre restauré, sur cet ordre sauvage paraît le cormoran, qui est une sorte de pélican, que vous voyez une fois nageant comme un cygne noir à gros bec, une autre fois s’élevant en l’air, appuyé sur ses ailes coudées, et ramant contre le vent. Est-il croyable que cette forme soit autre chose qu’un pli noir de la nature, comme sont vagues et nuages, et seulement un peu plus durable ? Ne voit-on pas que les fumées se recourbent de mille manières sans aucun caprice ? Naturelles aussi sont ces grandes ailes si mollement tendues, si puissantes par là ; naturel ce corps en forme de carène, si évidemment tel que l’effort du vent le dessinerait, l’avant arrondi, l’arrière effilé et coupant. Allez-vous écrire dans vos lois que le coupe-vent doit être en avant ? On en a ri, dès que l’on eut regardé plus attentivement comment une forme nageuse se coulerait dans l’air si elle se déformait sous les pressions. Je n’ai donc nulle envie de changer la forme du cormoran ; je n’en ai même pas l’idée ; mais plutôt j’essaie d’apercevoir toutes ces formes divines, estuaire ou cormoran, qui d’abord m’étaient cachées. Ces formes n’avouent guère.

Maître cormoran se moque de moi. Voici que j’aperçois, sur une roche bien connue, une tige de fer que je n’avais pas remarquée ; ou bien je recon­nais de loin un piquet enfoncé dans le sable. Si quelqu’un qui connaît le jeu montre une de ces formes inanimées en disant : « Voilà le cormoran », on se moque. On observe qu’après une heure ou deux rien n’a bougé; on ne doute plus ; et celui-là même qui savait voir et qui croyait voir, convient qu’il a mal vu. « On s’imagine, dit-il, de petits mouvements, et cela vient du flot environnant qui ne cesse d’agiter ses paillettes ; l’œil se laisse entraîner ». À ce moment, où tous sont d’accord, barre de fer s’envole, piquet s’envole. Et l’on jure de mieux croire.

Il ne sert point de jurer. Le lendemain l’observateur remonte la rivière, et voit autant de cormorans qu’il y a de piquets dans l’ancien parc à moules. « Ce n’est pas moi, dit-il, qui me laisserai prendre à l’apparence d’un piquet. C’est le cormoran ; j’ai saisi le mouvement de son bec sur son jabot. Maintenant que je m’approche, j’aperçois deux ailes à demi étalées. » Il s’approche tant qu’il reconnaît, quoi qu’il lui en coûte, un piquet véritable, qui laisse pendre un débris d’écriteau. Il admire comment l’expérience d’hier brouille celle d’aujourd’hui. Il fait de nouveaux serments. Mais de quoi jurer ? Le lende­main, l’observateur ne voit que piquets. Vainement l’un d’eux étend des formes d’ailes. L’observateur ne s’y laissera plus prendre. À d’autres ! Déjà il croit lire l’écriteau « Parc à huîtres » ou « Sable gratuit ». Alors majestueusement l’écriteau se change en banderole ; une tête noire se recourbe en crosse ; voilà cormoran parti.

J’apprends ici une sorte de loi de l’homme, c’est que le fait d’hier pèse toujours trop, et que, sous le nom d’expérience, c’est l’expérience même qu’on écrase. Trompeuse mémoire! Je voudrais renverser ces termes comme il faut. Or, il ne faut pas moins que Kant pour nous faire comprendre comment l’expérience est vivifiée par l’idée, c’est-à-dire par la géométrie sans mémoire. Hélas, ici la faute nous guette à chaque tournant ! Mais je suis bien loin de perdre courage. Seulement si loin des livres, et réduit à ma propre forme, je voudrais exercer un mouvement aussi pur et aussi vrai que ce vol d’oiseau. Car il ne se trompe pas d’un fil d’air. Si je pensais comme tu voles, ô cormoran !

15 septembre 1934.