Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le spectacle humain 

Ce n’est pas peu de chose qu’être spectateur. Mais aussi ce n’est pas facile. Le spectacle humain est à ce point émou­vant, et nous sommes si bons juges de l’injustice et des passions d’autrui, qu’aussitôt nous voulons entrer dans le drame; et cette impatience d’agir, mêlée de la peur qu’il faut surmonter, nous met au niveau des plus furieux, semblables à un médecin qui, en donnant ses soins au malade, prendrait lui-même la maladie. Cet effet d’une violence qui, dans le fond, est généreuse n’est point com­munément remarqué; on voit le mal dans les effets, mais on va rarement jusqu’à apercevoir que la cause du mal est dans les passions. Piège où les hommes sont pris depuis tant de siècles; ils font la guerre à la guerre, mais la guerre est en eux; je dirai même qu’une guerre juste serait, d’une certaine manière, la pire de toutes; car on pardonne alors à l’emportement, à la fureur, à la frénésie d’après des motifs honorables et même sublimes. Contre quoi Platon soutient que la vraie injustice est toujours dans cette sédition à l’intérieur de l’individu lui-même, et que la première justice est de se posséder et gouverner soi-même. Ainsi quand un homme prend froidement et volontairement le bien d’autrui, il y a espoir qu’il a raison, comme s’il enlève une arme des mains d’un homme ivre, ou bien qu’il se redressera par la vue des conséquences, comme s’il enlève à un paysan une terre que lui-même n’est pas capable de cultiver. Au lieu que si un homme en colère rend son bien à celui qui en a été privé, il n’y a aucun espoir, l’aveugle colère ne pouvant tomber juste que par hasard, et, même dans la justice, jetant en quelque sorte l’injustice à droite et à gauche. Tel est le jeu des révolutions, qui sont des guerres justes et généreuses; mais aucune guerre n’est juste et généreuse si ce n’est par ses motifs abstraits; à l’intérieur d’elle-même, si l’on peut dire, une guerre n’est jamais ni juste ni généreuse. Sans aller au détail des effets, sur quoi on discute sans fin, considérez cette loi de toute guerre, d’après laquelle le plus généreux est nécessairement tué, tandis que le plus lâche et le plus menteur a les meilleures chances de survivre. Suivant cette remarque, les révolutions seraient toutes condamnées à dégénérer, en raison stricte des moyens violents qu’ elles emploient.

Donc, le remède est esthétique toujours. Car ignorer le spectacle humain, ce serait sottise; et du reste c’est impossible. Il faut donc un spectacle humain émouvant et vrai d’un côté, mais en même temps séparé du spectateur par des signes bien clairs et qu’on ne puisse oublier. Ce que le théâtre assure par ses moyens propres, dont les plus puissants sont cette séparation des gradins et de la scène, ces fables étrangères à notre existence réelle, et cette poésie qui détourne de crier. Aussi ces entractes où le spectateur se reprend et se réveille, et ces changements de décor et de lieu, qui rompent l’émotion; enfin les décors eux-mêmes, qui sont sans réalité. Pareillement cet art profond et plein de ruses repousse le drame en action et les coups de poignard, et même l’apparence du sang répandu, ramenant toujours l’attention sur les discours, ce qui nous retient au bord de l’émotion insurmontable, par la seule nécessité de comprendre. Ainsi, par des artifices concordants, le spectateur est maintenu assis, et détourné de vouloir sauver l’innocente victime. Peut­ être, par opposition, peut-on définir d’après cela le mélodrame, qui vise seulement à émouvoir, et qui bien aisé­ ment y parvient, cultivant sans prudence l’espèce des redresseurs de tort, qui sont des hommes de main, et très redoutables. En bref, je ne crois point que les sentiments généreux soient rares; c’est la discipline sur soi qui est rare, sans laquelle il n’est pas de jugement. Et vous ne pouvez point dire que le jugement ne suffit pas; car jamais vous n’essayez de juger seulement; toujours vous allongez la main, voulant changer avant d’avoir compris; et cela fait seulement un autre drame.

30 juillet 1921.