Des mots bien clairs, et par convention expresse, comme calorie, volt, ampère, watt, ce n’est point langage. Le langage est premièrement un bruit de nature, ou un geste de nature, dont on ne sait pas d’abord le sens, mais qui, par l’attaque à nous, nous annonce qu’il a un sens. Le visage d’un homme est un caractère de langage qu’il porte partout, et qui signifie fortement, sans que les autres sachent d’abord quoi, ni lui. Toujours est-il que ce visage nous dispose d’une certaine façon, muscles, estomac, ventre, et tout ; et quelquefois nous lance à l’obéissance, ou bien à la révolte ; en sorte que, par ces effets irrécusables, nous sommes avertis que le message mérite attention. Le vrai langage nous prend au corps, non à l’esprit ; ou plutôt il va à l’esprit par voie indirecte. « Cela m’importe, et je n’en puis douter, car cela me remue. Mais qu’est-ce que c’est ? Que veut dire ce signe étrange, ce signe chargé de sens » ? Tout signe est énigme.
Ici naît l’attention véritable. Car, aux signes bien clairs, nul ne fait attention ; l’action automatiquement s’y conforme, et le signe voyage d’homme en homme sans trouver âme ni pensée. Le conducteur de la voiture mécanique aperçoit une main tendue ; lui-même serre le frein et en même temps étend la main. A-t-il vu ? Sait-il qu’il a vu ? Mais un certain rire, convulsif, sardonique, cruel, on le garde en sa mémoire. Je ne m’étonne pas que les hommes se plaisent à brouiller les signes usuels, en mots carrés et autres jeux. C’est vouloir réveiller la langue commune, si aisément étrangère. Il est strictement vrai que les formules pratiques, si promptement comprises qu’on n’y pense plus, deviennent pour un Français une sorte d’anglais. « Comment vous portez-vous ? » Qui pense à cette forte expression : « se porter », qui exprime si bien notre travail de tous les instants, ce paquet que nous ne pouvons point séparer de nous ? Personne n’y pense. L’ennui se nourrit de ces signes qui n’ont qu’un sens, et qui, par cela même, n’ont plus de sens.
Je lisais hier des vers plats. « Que n’écrit-il en prose ? » Ce mot si connu et si naïf vient alors de soi. Aussi un vrai vers n’est point du tout de la prose mise en vers. Un vers c’est un étrange bruit de nature, qui me saisit physiologiquement. C’est une respiration que j’imite, une forme de la bouche et du gosier qui m’est imposée, et que je reconnais aussitôt comme mesurée sur moi, propice, convenable, qui commence selon moi, qui s’achève selon moi ; qui ainsi m’éveille et m’endort et me réveille. À quoi ? Je ne sais. Les mots, à qui je demande compte de cet intérêt qu’ils provoquent, font voir un double visage. Ce sont des mots tout ordinaires, et des : « Comment vous portez-vous ? ». Mais ils me retiennent, par ce rythme, par cet autre grand signe musical où ils sont pris. Promesse. Et si le poète tient la promesse, si chaque mot retrouve tout son sens, tous ses sens en un, si l’idée se forme selon l’usage, et malgré l’usage, de nouveau l’homme parle à soi ; il sort comme d’un long sommeil. Par l’énigme, le réel se retrouve, quand ce serait d’un arbre, d’un rocher, d’une de ces choses qu’on ne regarde plus, que l’on contourne selon la prudence animale, faisant passer le signe « attention à droite » comme des fourmis en marche. Le signe du poète est tout autre, et nous touche premièrement au corps, par une alarme mesurée, apaisée, renaissante, qui ne veut point action, mais qui cherche pensée. Quand un poète vous semble obscur, cherchez bien, et ne cherchez pas loin. Il n’y a d’obscur ici que la merveilleuse rencontre du corps et de l’idée, qui opère la résurrection du langage.
1934