Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

L’immobile

L’art exprime la puissance humaine par l’immobile. Il n’y a point de meilleur signe de la force d’âme que l’immobile, dès que l’on y reconnaît la pensée. Au contraire, dans n’importe quel genre d’agitation il y a de l’ambi­guïté ; comme dans un cheval au galop ; on ne sait dire si c’est ambition ou épouvante, charge ou déroute ; et les images instantanées prises aux courses de chevaux m’ont découvert un animal fou, au lieu de ce puissant, souple et assuré vainqueur que je croyais avoir vu. Dans l’homme de guerre en action, on retrouve aussi les signes de la terreur et du désespoir ; non pas même séparés ; mais plutôt ce que l’on voit dans l’action violente a quelque chose de l’égarement des fous. C’est pourquoi le vrai signe de la puissance est le signe de la résistance et comme du recueillement. Sourd et muet aux attaques conti­nuelles de toutes choses, non pas guettant et effaré comme un animal, mais ne voyant et n’écoutant que par décret, tel est le héros. Dont la statue fut le premier modèle, car elle ne change point.

On s’étonne de la puissance des beaux portraits c’est qu’ils ne sont point harcelés par les mouches et les rayons, ni par les prières, ni par l’admiration. Ce n’est pas qu’ils expriment peu ; mais ils expriment selon l’ordre de leur nature, non selon les assauts du dehors. C’est pourquoi il est difficile de peindre les actions. Au vrai la seule peinture des actions est la danse, et l’on découvre bientôt en toute danse une recherche de l’immobile dans le mouve­ment, ce qui est la loi de la danse. Pour la musique, qui se risque bien plus avant dans la représentation du changement, la loi se montre encore plus sévère, qui exige le recommencement et le retour. Un son tout seul est déjà toute la musique par une constance et immobilité dans le changement. Si le bruit, qui n’est que changement, entre dans la musique, il faut aussitôt quelque loi rythmique, d’autant plus simple et impérieuse que le bruit est plus bruit. Je remarque la même immobilité dans un roulement de tambour que dans un son tenu ; la même immobilité et la même volonté.

Ce que l’on conte des anciens mimes, et qui est à peine croyable, fait voir qu’ils remuèrent les foules par le repos, non par le mouvement. Et chacun, en observant quelque puissant acteur, même comique, s’apercevra que le mouve­ment, dans son jeu, n’est qu’un passage d’une immobilité à une autre. La scène ne reçoit point le tumulte, mais plutôt, et encore plus évidemment dans les foules, une suite de tableaux d’où le mouvement même est effacé par la puis­sance de quelque loi chorégraphique. De quoi l’art de l’écran fournit une preuve par le contraire, et sans la chercher ; car le mouvement perpétuel est la loi de ses productions ; non pas seulement parce que la parole manque radica­lement ; et l’on comprend qu’être muet de naissance ce n’est point se taire ; mais surtout parce que l’acteur se croit obligé de s’agiter sans repos, comme pour faire hommage à l’invention mécanique.

1923