Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Dormir avec des souliers

J’ai remarqué, c’est une leçon de la guerre, que l’on s’endort plus aisément avec des souliers que sans souliers. La vraie préparation au sommeil consiste à se coucher réellement, c’est-à-dire à se mettre dans la position où l’on ne peut plus tomber du tout. Faute de cette précaution, l’on s’équilibre par un petit effort et une légère surveillance de soi qui sont déjà contraires au sommeil. Mais, bien mieux, si l’on s’endort dans une position un peu instable, le sommeil fait qu’on se détend et qu’ainsi l’on tombe un peu, ce qui réveille. Chacun a observé qu’un homme qui dort assis est à chaque instant réveillé par une chute de sa tête ; et celui qui s’endort en lisant lâche son livre, ce qui le réveille. Or, il suffit d’une main qui n’est pas tombée au plus bas, il suffit d’un peu de résistance à la pesanteur, d’un peu d’équilibre tendu, pour que la chute dans le sommeil soit une petite chute en effet, et qui nous réveille. D’après cela, je conclus qu’on ne s’endort bien que sur le dos ; c’est alors que notre corps est le plus près de la forme liquide et nivelé par son poids.

Nous voilà aux souliers. Car, dans cette position étalée et indifférente, les pieds sont dressés, et travaillent contre les couvertures ; or les souliers font arceau et protection ; alors la pesanteur, qui est notre ennemie de tout instant, la pesanteur, qui est la réveilleuse, cesse de nous avertir ; tout est tombé au plus bas ; par cela seul nous dormons. Mais les passions, les souvenirs, les soucis, les projets ? Je crois que nous nous trompons là-dessus, quand nous croyons pouvoir encore former des pensées lorsque le corps ne travaille plus. Le repos du corps est, immédiatement, le sommeil de l’esprit. Nous essayons quelquefois d’écarter les soucis ; c’est justement y penser. Mais si seulement notre corps ne lutte point, la paix est aussitôt dans nos pensées.

 

Jean Louis Forrain (1852-1931) : Après le bal, 1882

 

C’est pourquoi aussi nous dormons si bien sur un lit dur, et encore mieux, à ce que je crois, sur une planche ; c’est que la surface plane et dure nous invite encore mieux à nous étaler, et, pour ainsi dire, à nous répandre. Notre base de repos s’élargit selon le support ; au lieu que le perfide appui d’un lit mou nous invite à conserver notre forme architecturale, j’entends élevée contre la pesanteur, et à nous tenir encore trop debout. Il reste un peu d’incertitude ; tous les travaux possibles, comme disent les physiciens, ne sont pas faits. Aussi nous cherchons le mieux, et, sur ce petit problème, toute notre pensée s’éveille.

C’est un problème souvent, de dormir, et nous le prenons mal, comme nous prenons mal tout problème humain. Nous oublions toujours notre corps, qui est le lieu de notre puissance. L’on attend d’avoir les pensées disposées ; mais si on mettait le corps au travail, les pensées aussitôt y seraient disposées. S’asseoir, se lever, écrire, cela change les pensées. L’homme naïf secoue la tête, étire ses bras, hausse ses épaules, quand il veut changer ses pensées ; et cette méthode est bonne pour tous. Mais comment croire cela, quand on cherche une solution aux pensées ? Le malheur est qu’il n’y a point de solution aux pensées comme telles. Il est de pratique que l’on écarte les pensées pénibles ; mais il faut savoir s’y prendre ; et comme c’est une découverte de savoir que s’immobiliser c’est dormir, c’en est une aussi de savoir que s’immobiliser c’est annuler les pensées. Et voilà comment l’homme arrive à se tenir tranquille, non pas en changeant ses opinions, mais en réglant ses actions. Ne ferme pas ton poing si tu veux écarter une idée importune. La paix intérieure commande la paix extérieure. Il faut se donner un objet, c’est-à-dire mouvoir le corps. Le seul penseur qui réussisse, c’est celui qui fait. Même s’il fait imparfaitement, il approche de la règle, puisqu’enfin il perçoit quelque chose. Aussi voyez comme le mathématicien sait bien se donner des objets. Le vrai est que, soit qu’il dessine, soit qu’il compte, soit qu’il combine et transpose, il pense toujours avec ses doigts ; je ne vois que le passionné qui pense avec sa tête ; au reste il ne peut ; ses gestes portent sa pensée, et cherchent les choses ; mais les choses manquent. Le fou est remarquable par ses gestes, et le sage par ses actions. L’artiste est celui qui passe de folie à sagesse, en modelant l’objet selon son geste, ce qui fait passer ses pensées à l’existence. Corps agité, folie ; corps agissant, sagesse ; et enfin, ce qui revient à mon propos, corps inerte, sommeil. Apprendre à ne plus penser, c’est une partie, et non la moindre, de l’art de penser.

10 mars 1925

L’Émancipation, 25 mars 1925 (XXXII)

1938 EH VI « Dormir »

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