Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

La vitesse est une dépense

La vitesse n’est pas un produit, mais bien plutôt une dépense ; ou, en d’autres termes, la vitesse coûte plus qu’elle ne rapporte. Chacun a remarqué la lenteur des maçons, et aussi de leurs machines ; une grosse pierre qui monte fait à peu près un mètre à la minute, comme au temps des Pyramides. La sagesse des entrepreneurs semble avoir compris, au moins par les effets, qu’à vouloir gagner du temps on perd de l’argent. Toutefois, ce principe sonne mal aux oreilles. On comprend que le directeur d’un grand port ait d’autres idées, quand il voit les navires serrés comme des harengs, perdant alors leur temps, et arrêtant le mouvement du commerce. C’est pourquoi il méprise la méthode du maçon, et invente quelque appareil élévatoire qui multiplie la vitesse au lieu de la diviser. C’est ainsi qu’on invente un vigoureux piston qui actionne un moufle monté à l’envers ; et au bout d’un fil d’acier on voit voltiger les tonneaux, les ballots, les pierres. Ainsi un navire est déchargé trois fois plus vite que par le système des Pharaons ; les quais sont promptement dégagés ; les navires gagnent un jour ou deux sur le temps du voyage. Par le même raisonnement, on se moque des voiliers, qui font de grands détours pour chercher les vents et les courants. Non seulement on marche à la vapeur, mais on travaille à haute pression, on chauffe au mazout, on gagne du temps. Toujours d’après la même idée, on aplanit les voies ferrées, on adoucit les courbes ; on gagne encore sur la mise en vitesse en remplaçant l’ancienne locomotive par une énorme machine fixe, qui, par des fils électriques, merveilleuses courroies, tire cent trains à la fois. Le charbon remonte de la mine à la même allure, par des engins du même genre. Ainsi tout voltige, et le trafic ronfle et tourbillonne. L’avion commence à mépriser toutes ces bêtes rampantes ; dix fois plus vite il emporte des robes, des fleurs, et le commerçant lui-même. Temps gagné.

Je dis : argent perdu. Je vois bien les rivalités, et ce que chacun gagne à arriver le premier, s’il le peut, pour négocier, pour offrir avant les autres le produit impatiem­ment attendu. D’où résultent des profits, c’est évident. Je veux appeler valeurs de guerre ces richesses que l’on conquiert sur le voisin par la vitesse même ; et aussi tous les équipements qui permettent de vaincre en gagnant sur le transport un jour ou une heure. Au fond, c’est la guerre proprement dite qui mène le jeu. L’avion ne paierait pas si la guerre n’avait pas besoin d’avions. Mais toute méthode qui cherche à vaincre par la vitesse est réellement une méthode de guerre. Le vainqueur ne compte pas les dégâts ; il espère bien s’enrichir sur des ruines. On commence à connaître la grande déception, celle qui est militaire. On pense moins à cette déception diffuse, qui vient de chercher la vitesse en presque tous les travaux ; toutefois, on commence à la sentir. Le crédit, l’escompte, la monnaie sont des signes terrifiants, et, à ce que je crois, indéchiffrables.

La vitesse n’est pas indéchiffrable. Quand vous déchargez des navires trois fois plus vite, vous avez trois fois plus de produits dans le même temps ; mais vous dépensez pour le moins neuf fois plus de travail ; et encore ce rapport, d’après lequel le travail dépensé s’accroît comme le carré de la vitesse, est théorique, c’est-à-dire bien au-dessous de ce qu’on doit attendre d’après la violence des chocs, des frotte­ments, du freinage, qui usent et disloquent nos mécaniques. Raisonnons sur des vues théoriques que personne ne peut contester ; et, réduisant tout en journées de travail, disons que triple vitesse suppose neuf journées de travail pour une. Et heureusement nous exploitons, par nos machines, des choses comme charbon et pétrole qui ajoutent leur énergie accumulée au travail humain. Si nos machines couraient seulement à force de bras, il y a longtemps que nous serions ruinés. Mais toujours doit-on dire que cette énergie naturelle qui nous est donnée dans le charbon et le pétrole, nous la gaspillons à chercher la vitesse et encore la vitesse. Et comme il n’est point de vent, ni de torrent, ni de houille, qui travaille pour nous sans construction, extraction, sur­veillance, nous arriverons inévitablement à un moment où la vitesse ne paiera plus, en résultats, le travail humain qu’elle suppose. A ce moment-là, toute l’humanité se ruinera en travaillant, comme font déjà les avions, les paquebots et les trains rapides. Alors on verra s’écrouler les entreprises les plus admirables, et le très sage paysan, l’homme du treuil à main, et le tranquille maçon en recevront les débris sur la tête. N’est-ce pas commencé ?

14 mai 1932