Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

En tous pays le même homme

Que nos soldats, nos infirmiers, nos médecins se soient portés aussitôt vers les débris de l’usine allemande et du village allemand, afin de guérir toute plaie et de conserver toute vie humaine, cela est universellement approuvé. On se souvient qu’au puits de Courrières une équipe allemande accourut, pourvue d’un admirable outillage, et lit merveilles pour sauver nos mineurs ensevelis. Le culte de l’humanité se montre ainsi, partout au-dessus des idoles. Les mêmes vertus de courage et de discipline, qui s’emploient à brûler, à détruire, à tuer dans la guerre, s’emploient aussi dans la paix à conserver le bien commun, et la force humaine, plus précieuse que tous les biens. Même dans la paix armée, et à la veille d’une guerre prévue ; aussi bien après le choc des armes, et quand les tombes sont à peine refermées. Ici périssent les lieux communs. Si la haine entre les nations était ce qu’on dit, si le dieu des armées et de la vengeance était adoré au fond des cœurs, il y aurait quelques rêveurs peut-être pour sentir le malheur de l’ennemi comme un malheur humain ; le plus grand nombre y verrait comme un signe favorable ou une punition du ciel. Mais ces jeux théologiques feraient horreur.

Au vrai nul n’aime la guerre. Mais l’homme fort aime l’action de guerre parce qu’elle est dangereuse et difficile, parce que la puissance humaine s’y déploie en un ordre visible, parce que l’homme tient alors le tonnerre et voit les prompts effets de la foudre qu’il lance. Lorsque, dans les nuits d’hiver, un brigadier fait éclater le fracas des batteries à l’heure dite, il est dieu ; et le canonnier qui tire la ficelle fait trembler la terre. Lorsqu’on voit les murs d’une église s’ouvrir comme les feuillets d’un livre, ou le dernier pan d’une tour s’écrouler dans une éruption de débris, ces effets de volonté, longtemps cherchés et attendus, sont par eux-mêmes beaux. Le bonheur de bâtir est moins vif ; il se disperse sur un plus long temps ; mais il est de même source. Et le bonheur de sauver, de soigner, de lutter contre le feu et contre l’eau est de même source aussi. Le héros sauve, le héros tue, et c’est le même homme. En tous pays, c’est le même homme.

C’est pourquoi les honneurs rendus à l’ennemi tombé ne sont point seulement de forme. Non, mais du fond du cœur. L’homme qui estime le courage ne fait point de différence en cela entre l’allié et l’ennemi ; dans le tumulte même de la guerre, c’est le modèle humain qu’il adore. Qu’on fouette les passions autant qu’on voudra et jusqu’à la mêlée sanglante, c’est toujours la fraternité universelle qui sortira de l’épreuve. Dans les épopées modernes, où les dieux sont les passions elles-mêmes, on voit que la discorde allume les combats, mais se retire aussitôt pour les contempler de loin, comme si elle craignait pour elle-même. C’est pourquoi il n’est point de guerrier qui ne méprise la haine et qui n’ait appris à aimer les hommes ; et la guerre se tuerait elle-même si elle conservait ceux qu’elle instruit. Mais les morts se taisent, et les valets d’armée, sortant de leur cave, recommencent leurs sauvages déclamations. Ici c’est la peur humiliée qui parle, qui injurie et qui méprise. Si les rares survivants gouvernaient, la vraie paix serait faite.

25 Septembre 1921.

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