Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Enchanteurs, prodiges, dieux

Si l’on me demande quel livre est bon pour les enfants, je dis Homère, la Bible, les Fables ; et l’on voit aussitôt pourquoi. L’enfance de l’individu ressemble à l’enfance de l’espèce. Si vous voulez connaître l’état premier de nos idées, lisez les livres les plus anciens. Si vous voulez suivre notre sagesse jusqu’aux racines, vous trouvez les enchanteurs, les prodiges et les dieux. Et il faut dire avec Comte que ces rapports de l’enfance à la maturité ne sont connaissables, que dans l’espèce. L’individu, en ce siècle des physiciens, oublierait aussitôt son enfance ainsi qu’un rêve sans forme, et se jetterait dans la méthode expérimentale, dont la mathématique, remarquez-le, n’est qu’une partie. Tel serait ce pédant, si l’histoire humaine se trouvait coupée derrière lui. Il penserait avec sa tête seulement ; ce qui correspond à cette erreur, assez commune chez les physiologistes, de croire que c’est le cerveau qui pense. Autant vaudrait dire que penser c’est combiner et développer selon l’algèbre. Au vrai, ce jeu abstrait produit une espèce de pédant triste, qui adore son foie et son estomac au lieu d’adorer les dieux de L’Iliade. Et chacun a pu remarquer, dans les hommes fort instruits et peu cultivés, que la pensée abstraite est infaillible en ses calculs, pendant que les passions déraisonnent. L’humanité est ici en deux morceaux. Séparée de sa propre enfance ; ainsi l’esprit mûrit très vite ; mais en revanche, l’enfance ne mûrit jamais. Aussi le premier miracle les tient ; s’ils entrent chez les spirites, ils n’en sortiront jamais. Par les mêmes causes, la politesse qu’on pourrait appeler moderne, et qui est respect des puissances, les domine tout à fait. Il faut rendre compte de cette mystique qui est propre à ceux qui sont nourris d’idées claires. Je dirais qu’ils ne sont pas familiers avec les prodiges. Comme si un homme qui n’aurait jamais rêvé avait soudainement un terrible rêve ; c’est pourquoi il est bon de rêver beaucoup, et de penser ses rêves, et de servir un peu tous les dieux.

Un peu de catholicisme ne nuit pas ; c’est un moment ; c’est un passage ; Kepler, Galilée, Descartes en ont fait science et pensée. Le protestantisme est bon aussi ; c’est un moment ; c’est un passage ; Calvin en a fait droit et république. Seulement c’est un passage, n’oubliez pas cela. Ce mouvement fut beau ; il faut toujours que l’on surmonte ce que l’on croit ; mais comment surmonter ce qu’on ne croit point ? C’est penser dans les nuages, et conduire le corps à la caporale. Peut-être comprendrez-vous ce que c’est qu’un protestant qui n’a jamais été  catholique ; pensée sans racines ; vérité sans poésie. Mais les dieux païens, aussi, croyez-vous qu’on puisse les mépriser ? Le catholicisme en porte l’empreinte, par ses saints, ses chapelles, et ses miracles ; et c’est le culte qui a porté la théologie, laquelle a porté la science. Et c’est tout le corps qui porte encore aujourd’hui la tête, et c’est l’erreur qui conduit à la vérité. Selon la même relation, c’est le paganisme qui porte le christianisme ; les contes et les fables portent le paganisme. Comme on l’a remarqué souvent, la mythologie grecque marque un bel effort de raison, par cet ordre politique établi dans la multitude des génies et des dieux ; mais il est bien impossible de comprendre le paganisme si l’on n’a réveillé d’abord les fées et les enchanteurs. Encore maintenant, en tout homme qui veut vivre selon sa pensée, il faut que la poésie porte la pensée ; les dieux courant, et l’œgipan derrière l’arbre, premier éveil, et seul réveil. Par ce détour, j’aperçois assez bien ce qui manque à un homme qui sait beaucoup, mais qui n’est point cultivé ; il lui manque l’enfance et la jeunesse ; il les a oubliées, il vieillit tristement sans elles ; il pense pauvrement sans elles. Cherchant la plante médicinale, il faut que je cherche aussi, le temps d’un éclair, l’invisible nymphe qui tourne autour de l’arbre. Ainsi pensait Darwin, en cherchant des plantes. Imagination toujours ramenée ; mais il faut qu’elle bondisse d’abord.

5 mai 1921.