Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Enseignement monarchique

Il y a un enseignement monarchique, j’entends un enseignement qui a pour objet de séparer ceux qui sauront et gouverneront de ceux qui ignoreront et obéiront. Je revois par l’imagination notre professeur de mathématique, qui, certes, ne manquait pas de connaissances, je le revois écrasant de son ironie un peu lourde un de nos camarades, qui était aussi myope qu’on peut l’être. Cet enfant ne voyait les choses qu’au bout de son nez. Aussi promenait-il son nez d’un bout de la ligne à l’autre, afin de s’en donner une perception exacte; quant à voir le triangle tout entier d’un seul regard, il n’y pouvait point songer. Je suppose qu’il aurait fallu l’exercer sur de toutes petites figures, pas plus larges que le bout de son nez ; ainsi, découvrant le triangle tout entier, il aurait pu y saisir des rapports, et raisonner après cela aussi bien qu’un autre.

Mais il s’agissait bien de cela. On le pressait. Il courait d’un sommet du triangle à l’autre, parlait pour remplir le temps, disait A pour B, droite pour angle, ce qui faisait des discours parfaitement ridicules, et nous avions des rires d’esclaves. Cet enfant fut ainsi condamné publiquement à n’être qu’un sot, parce qu’il était myope.

Cet écrasement des faibles exprime tout un système politique dans lequel nous sommes encore à moitié empêtrés. Il semble que le professeur ait pour tâche de choisir, dans la foule, une élite, et de décourager et rabattre les autres. Et nous nous croyons bons démocrates, parce que nous choisissons sans avoir égard à la naissance, ni à la richesse. Comptez que toute monarchie et toute tyrannie a toujours procédé ainsi, choisissant un Colbert ou un Racine, et écrasant ainsi le peuple par le meilleur de ses propres forces.

Que faisons-nous maintenant ? Nous choisissons quelques génies et un certain nombre de talents supérieurs; nous les décrassons, nous les estampillons, nous les marions confortablement, et nous faisons d’eux une aristocratie d’esprit qui s’allie à l’autre, et gouverne tyranniquement au nom de l’égalité, admirable égalité, qui donne tout à ceux qui ont déjà beaucoup.

Selon mon idée, il faudrait agir tout à fait autrement. Instruire le peuple tout entier; se plier à la myopie, à la lourdeur d’esprit, aiguillonner la paresse, éveiller à tout prix ceux qui dorment, et montrer plus de joie pour un petit paysan un peu débarbouillé que pour un élégant mathématicien qui s’élève d’un vol sûr jusqu’aux sommets de l’École polytechnique. D’après cela, tout l’effort des Pouvoirs publics devrait s’employer à éclairer les masses par le dessous et par le dedans, au lieu de faire briller quelques pics superbes, quelques rois nés du peuple, et qui donnent un air de justice à l’inégalité. Mais qui pense à ces choses ? Même les socialistes ne s’ en font pas une idée nette; je les vois empoisonnés de tyrannie et réclamant de bons rois. Il n’y a point de bons rois!

01/07/1910

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