Avant de dormir soi-même, il faut faire dormir ses pensées. Mais cela ne va pas bien, car vouloir endormir une pensée, c’est penser ; et penser c’est s’éveiller. Toute pensée nous met en alerte ; et cela est naturel dans un univers qui n’a rien promis. En toute situation, l’homme qui veille fait promptement le compte de ce qui peut servir et de ce qui peut nuire, sans se bercer d’illusions, comme on dit si bien. Et, au contraire, ce qui nous endort c’est une illusion agréable, d’après laquelle tout est pour le mieux et rien ne mérite attention. Remarquez que cette manière de voir est songe déjà. On dit : « Vous rêvez », à un homme qui n’a point fait une revue exacte, et en quelque sorte militaire, de ce qu’il a et de ce qui lui manque. Il faut donc rêver avant de dormir ; et la plupart des rêves sont vraisemblablement avant le sommeil.
Il faudrait donc mentir à soi dès qu’on se dispose à dormir. Mais, quand on est assiégé de pensées mordantes, on ne veut point se mentir à soi-même. On veut examiner, en vue de se rassurer. On veut résoudre, on veut conclure. Or un homme qui est dans la nuit et les yeux clos, et les membres immobiles, est en très mauvaise situation pour résoudre [33] et conclure. Car les choses auxquelles il pense sont loin de lui ; il n’a pour y penser que de faibles images, et surtout des mots. Il faut faire bien attention ici. Toute situation perçue s’éclaircit, si mauvaise qu’elle soit ; l’homme s’avance avec précaution, fait le tour, s’il peut, de chaque chose. Comme disait Turenne un soir qu’il était avec Retz et d’autres, et que les autres, femmes et valets, voyaient des spectres, et qu’eux-mêmes croyaient aussi les voir : « Il faut aller trouver ces gens-là ». C’étaient de pauvres moines qui profitaient de la nuit pour se baigner. Que de fois, soupçonnant de puissants ennemis et de grands obstacles, on trouve des moines qui ont bien peur ! Mais il faut y aller. L’homme aux yeux fermés n’y veut point aller ; il prétend explorer en pensée ; il n’y a point de plus grande folie, ni plus commune. Tous les Alceste se retirent dans leur cabinet pour penser à Célimène, et forment alors les idées les plus fausses. Toute pensée sans objet présent et perçu est une Célimène. Il faudrait savoir cela, et ne point faire revue des choses absentes. Mais il faut du génie pour endormir les pensées par une pensée supérieure, et dormir avant la bataille, comme on conte d’Alexandre et de Napoléon.
Il y a une meilleure méthode. Nous avons bien plus de puissance sur notre corps que sur nos pensées. Non que nous puissions faire taire le corps quand il souffre ; mais, nous pouvons presque toujours le disposer comme nous voulons. Il faut donc savoir s’étendre et s’allonger. L’étirement et le bâillement, qui annoncent le sommeil, nous donnent ici une sorte de modèle. Mais le raisonnement peut seconder ces leçons de nature. Il faut comprendre ce que c’est qu’être couché ; c’est ne plus pouvoir tomber. Or souvent la tête, un bras, une main restent debout si l’on peut dire, soutenus par un effort qu’on ne sent point. Cette fausse position fatigue ; et, de plus, si le sommeil vient, cette partie qu’on a négligé de coucher tombera, ce qui réveille. Il importe donc que tout soit descendu au plus bas ; que tout soit étalé, étendu, on dirait presque répandu. Un sac de pommes jeté à terre prend naturellement cette position, où tous les travaux de la pesanteur sont faits. Un chien, et surtout un chat, la prend de même. L’homme, par cette vie debout qui est la sienne, ne se couche pas aisément. Je suppose qu’un masseur trouverait, dans l’homme qui se croit couché et qui ne peut dormir, des nœuds, des points de lutte, des muscles en boule ; solide, alors qu’on le voudrait fluide, autant qu’il est possible à ce sac de peau. Et cet heureux état terminerait toutes les pensées. Vous qui voulez dormir, ne refusez rien à la pesanteur ; laissez-vous doucement choir.
19 octobre 1927